Entretien

Réguler les jets privés : «une question de justice sociale et de répartition des efforts» pour Aurélien Bigo

Le débat sur la régulation des jets privés est relancé par une proposition de loi de député·es écologistes qui vise à interdire ce moyen de transport, et par le documentaire «Complément d'enquête». Pour Vert, le chercheur sur la transition énergétique des transports Aurélien Bigo revient sur leur indispensable régulation.
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On les jet ? Juste avant la dif­fu­sion d’une émis­sion de France 2 sur le sujet, les écol­o­gistes ont promis qu’ils porteraient l’interdiction des jets privés lors de leur journée réservée à l’Assem­blée nationale, le 6 avril. Une ving­taine de député·es a déposé fin févri­er une propo­si­tion de loi en ce sens. «Expli­quer qu’il suf­fit d’in­ter­dire les jets privés pour régler une par­tie du prob­lème, c’est l’é­colo­gie du buzz et ça relève davan­tage de la lutte des class­es que de la tran­si­tion écologique», a bal­ayé le jour même le min­istre de la Tran­si­tion écologique, Christophe Béchu.

Auteur d’une thèse sur «les trans­ports face au défi de la tran­si­tion énergé­tique» et chercheur asso­cié à la chaire Énergie et Prospérité, Aurélien Bigo revient sur le sym­bole que représen­tent les jets privés, fac­teurs d’émissions de car­bone impor­tantes de la part de «gens qui auraient les moyens de chang­er leurs habi­tudes».

Qu’est-il reproché aux jets privés ?

Les émis­sions de ces jets privés sont très impor­tantes par tra­jet et par voyageur, pour un très faible nom­bre de per­son­nes qui les utilise. Cer­tains voy­ages en jet sont de plus dédiés à des usages con­testés et dis­pens­ables. C’est un sym­bole des émis­sions de car­bone fortes, émis­es par des gens qui auraient les moyens de chang­er leurs habi­tudes. C’est plus mar­qué encore que pour le trans­port aérien com­mer­cial, qui n’est déjà acces­si­ble qu’à une par­tie aisée de la pop­u­la­tion à l’échelle mon­di­ale. 50% des émis­sions du trans­port aérien se con­cen­trent sur 1% de la pop­u­la­tion, c’est surtout à eux de faire des efforts, ou au moins de pay­er le prix de leur pol­lu­tion, ce qui n’est pas le cas actuelle­ment. Les jets privés représen­tent une frac­tion du trans­port aérien qui met le doigt sur les iné­gal­ités.

La régulation des jets privés peut-elle avoir un impact sur la transition énergétique dans les transports ?

C’est une ques­tion de jus­tice sociale et de répar­ti­tion des efforts. Con­crète­ment, cela ne chang­erait pas grand-chose au change­ment cli­ma­tique, mais ne pas les réguler quand tout le monde est som­mé de faire des efforts pour ses déplace­ments du quo­ti­di­en peut être perçu comme prob­lé­ma­tique. Les sym­bol­es sont impor­tants : cela peut per­me­t­tre d’embarquer la pop­u­la­tion. Au con­traire, ne rien faire est un sig­nal telle­ment négatif qu’il peut frein­er l’ac­cept­abil­ité d’une tran­si­tion, perçue comme injuste.

Quelles mesures pourraient être envisagées ?

Plusieurs mesures peu­vent être mis­es en place. On peut penser à une tax­a­tion des car­bu­rants, une tax­a­tion des tra­jets ou même des tax­es pro­gres­sives, une forme d’intermédiaire entre une taxe, qui peut être sociale­ment con­testée, et un quo­ta car­bone. Par exem­ple : les pre­miers tra­jets sont peu taxés, mais plus le nom­bre de tra­jets aug­mente ou plus l’empreinte car­bone aug­mente, plus la taxe est dis­sua­sive. Le risque avec la tax­a­tion sim­ple pour des per­son­nes qui ont beau­coup de moyens est que cela ne fasse pas chang­er les pra­tiques. Mais au moins, cela fait des recettes fis­cales impor­tantes.

Les autres moyens sont plus sur l’aspect nor­matif : inter­dic­tion de vols en jets privés tout sim­ple­ment, ou inter­dic­tion des vols pour une cer­taine dis­tance ou un cer­tain temps de trans­port, au-dessus de cer­tains lieux, sur cer­taines plages horaires, etc. Il y a poten­tielle­ment de nom­breuses manières de réguler. Plus la régu­la­tion sera large et per­me­t­tra d’étendre le débat à l’ensem­ble du trans­port aérien, plus ce sera impac­tant sur les émis­sions. La dif­fi­culté est qu’une grosse part des émis­sions est issue de vols inter­na­tionaux et qu’une des excus­es sou­vent avancées est de dire qu’il faut que la régu­la­tion se fasse à un niveau plus glob­al sous peine de vider nos aéro­ports. Ce n’est que par­tielle­ment vrai, car pour un Paris-Toulouse, on n’a pas à aller à l’étranger.

Les jets privés peuvent-ils être «plus vertueux» ?

On n’a pas de solu­tion tech­nologique à suff­isam­ment court terme pour décar­bon­er le trans­port aérien. Il existe des avions élec­triques, très peu dévelop­pés aujour­d’hui, mais ils volent sur des tra­jets courts et avec peu de pas­sagers. Ceux-ci pour­raient s’adapter plus facile­ment aux tra­jets des jets privés qu’aux avions com­mer­ci­aux qui sont plus gros et qui vont plus loin. Pour autant, cela ramène une nou­velle fois à la ques­tion de la jus­tice sociale.

Il faut certes miser sur la tech­nolo­gie, mais aus­si et d’abord sur la sobriété. Or, les jets privés ne con­stituent pas un usage sobre des trans­ports. Si on veut réus­sir la tran­si­tion, il faut dimin­uer leur util­i­sa­tion et ne pas réserv­er en pri­or­ité cer­taines ressources, comme les bat­ter­ies, les bio­car­bu­rants ou de nou­veaux types de car­bu­rants aux pre­miers capa­bles de les financer, à savoir les pro­prié­taires de jets privés. Cela pour­rait retarder l’ac­cès à ces ressources pour l’ensem­ble de l’avi­a­tion com­mer­ciale ou pour par­ticiper à la décar­bon­a­tion d’autres secteurs.