Le vert du faux

Pourquoi le kérosène des avions n’est-il toujours pas taxé ?

Déconnage imminent. Alors que le secteur aérien est l'un des moteurs du dérèglement climatique, le kérosène qui sert à faire voler les avions échappe encore à toute taxation, ce qui pourrait rapporter plusieurs milliards d’euros à la France. Décryptage.
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Ces derniers mois, l’idée de tax­er davan­tage l’aviation en France a fait son bout de chemin dans les esprits, y com­pris dans celui du min­istre des trans­ports, Clé­ment Beaune. Celui-ci se dit favor­able à l’augmentation des prix des bil­lets d’avion, dans l’objectif de «refléter leur coût envi­ron­nemen­tal». Mais rien n’y fait pour le kérosène, qui con­tin­ue d’être un des rares car­bu­rants exemp­tés de taxe.

Une niche fiscale historique

Il est couram­ment enten­du que cette sit­u­a­tion remonte à la Con­ven­tion inter­na­tionale de Chica­go, adop­tée en 1944 et cen­sée favoris­er l’essor du traf­ic inter­na­tion­al. En réal­ité, ce texte a seule­ment intro­duit une exemp­tion mon­di­ale de taxe sur l’ensemble des élé­ments présents à bord lors d’un voy­age inter­na­tion­al (car­bu­rant, pro­vi­sions, équipement, etc) — afin qu’ils ne soient pas taxés dans plusieurs pays. Les exemp­tions de tax­a­tion du kérosène relèvent en réal­ité d’accords bilatéraux entre pays, large­ment encour­agés par l’industrie aéri­enne après la Sec­onde guerre mon­di­ale. Ces excep­tions pour­raient donc facile­ment être lev­ées. Au sein de l’Union européenne, les États mem­bres ont la pos­si­bil­ité de sign­er des accords pour impos­er des tax­es entre plusieurs nations, mais aucun n’en a mis en place.

De son côté, la Com­mis­sion européenne essaye depuis des années de mod­i­fi­er sa régle­men­ta­tion (la «Ener­gy tax­a­tion direc­tive», ou «ETD») afin de per­me­t­tre la tax­a­tion des vols intra-européens, mais le texte fait l’objet de nom­breux blocages. Un statu quo que l’on doit notam­ment au «rôle his­torique de l’aviation dans l’industrie européenne, qui a ren­du ce secteur intouch­able», pointe Roman Mau­roschat, spé­cial­iste de l’aviation pour l’ONG Trans­port & envi­ron­ment (T&E).

Une taxation qui pourrait s’avérer lucrative

La sup­pres­sion de cette niche fis­cale pour­rait pour­tant rap­porter gros. En juil­let 2023, Trans­port & envi­ron­ment a fait le cal­cul dans une vaste enquête sur le «manque à gag­n­er» des États européens liés aux dif­férentes exonéra­tions fis­cales en vigueur dans le secteur de l’aviation (sur le kérosène, la TVA, la taxe sur les bil­lets, etc).

Dans ses sim­u­la­tions, l’ONG a appliqué une taxe sur le car­bu­rant de 0,38€ par litre, soit l’équivalent de ce que pro­pose la Com­mis­sion européenne dans la révi­sion de la régle­men­ta­tion ETD.

Les résul­tats sont sans équiv­oque : 4,7 mil­liards d’euros ont «man­qué» au bud­get de l’État français en 2022, dont 1,94 mil­liard pour la seule taxe sur le kérosène. À l’échelle européenne, ce mon­tant s’élève à plus de 34 mil­liards d’euros, dont 14 mil­liards pour le car­bu­rant. Des revenus con­séquents à l’heure où les gou­verne­ments comptent leurs sous pour trou­ver de quoi financer la tran­si­tion écologique.

Faire baisser le trafic ou financer la transition

La tax­a­tion du kérosène pour­rait avoir un effet 2‑en‑1. Dans un pre­mier temps, elle entraîn­erait vraisem­blable­ment une hausse des prix des bil­lets, réduisant ain­si la demande. «Il ne devrait pas être tabou de dis­cuter de la tax­a­tion du secteur pour maîtris­er la crois­sance du traf­ic aérien. Aujour­d’hui, la crois­sance du traf­ic s’ex­plique en par­tie par des prix arti­fi­cielle­ment bas, soutenus par des exonéra­tions fis­cales», avance Roman Mau­roschat. Selon les cal­culs de T&E, en 2022, la demande des passager·es aurait été 30% moins impor­tante sans les dif­férentes nich­es fis­cales appliquées à l’aviation. Par ailleurs, les revenus de cette tax­a­tion pour­raient con­tribuer au finance­ment de la décar­bon­a­tion du secteur, notam­ment à tra­vers le développe­ment des car­bu­rants «durables».

Une taxation, oui, mais à quelle échelle ?

Une taxe sur le kérosène n’aurait pas for­cé­ment de sens si elle était imposée au niveau nation­al, car la plu­part des émis­sions de gaz à effet de serre sont liées aux vols inter­na­tionaux. En France par exem­ple, les émis­sions du trans­port aérien se sont élevées à 12,4 mil­lions de tonnes en 2021, dont plus de 70% pour les tra­jets inter­na­tionaux (8,8 mil­lions de tonnes) d’après le min­istère de la tran­si­tion écologique.

«Il serait préférable d’appliquer une taxe sur le kérosène à l’échelle européenne, car cela per­me­t­trait une approche plus coor­don­née pour réduire les émis­sions du secteur de manière effi­cace sur tout le con­ti­nent», estime Roman Mau­roschat. Si une tax­a­tion à l’échelle mon­di­ale n’est pas près de voir le jour, une con­tri­bu­tion sur les vols intra-européens serait un pre­mier pas.

Aux détracteurs de cette mesure, qui pointent les risques de con­cur­rence sur le marché, le spé­cial­iste du secteur aérien répond qu’il existe déjà des régimes de tax­a­tion dif­féren­ciée — comme la taxe de sol­i­dar­ité sur les bil­lets d’avion en France (aus­si appelée «taxe Chirac»), et que «cela n’entraîne de dis­tor­sions majeures sur le marché». Peu de pays sem­blent prêts à pren­dre les devants sur ce sujet brûlant et préfèrent que l’Union européenne se posi­tionne à leur place.