Reportage

Pour éviter l’avion, j’ai traversé l’Atlantique en voilier-stop

À l'issue d'un long voyage en Amérique du Sud, notre journaliste Enzo Dubesset a choisi de rentrer en Europe sans prendre l’avion. Pour ce faire, il a fait du «co-baturage» à bord de deux voiliers : des Antilles à Gibraltar en passant par les Açores, sa transatlantique a duré 22 jours. Récit.
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Ma pre­mière nuit en pleine mer s’achève. L’aube se lève, je sors pren­dre mon quart. Je m’ex­trais de la cab­ine et respire un grand coup pour ten­ter d’é­touf­fer la sen­sa­tion de nausée qui me suit depuis que nous avons quit­té le port de Saint-Mar­tin, situé dans les Antilles français­es, au nord de la Guade­loupe.

Dans le sil­lage du bateau, les dernières îles des Caraïbes, encore vis­i­bles la veille, se sont défini­tive­ment effacées. Ma con­nex­ion au monde se résume désor­mais au télé­phone satel­lite avec lequel nous recevrons les fichiers météos et enver­rons, de temps en temps, quelques nou­velles. Tout autour de moi, du bleu à perte de vue et du vent plein les voiles. Notre cata­ma­ran nav­igue à près de 15 km/h. Pour un voili­er, c’est très rapi­de. Bien trop rapi­de pour me laiss­er le temps de m’a­mariner.

Un lever de soleil en haute mer, par temps calme, vu depuis le pont du cata­ma­ran. © Enzo Dubesset/Vert

Une «Transat» en voilier-stop

Tout est par­ti d’un dilemme qui me tenail­lait depuis des mois. Com­ment décou­vrir d’autres con­ti­nents à l’heure où il faudrait se restrein­dre à deux tonnes de CO2 par an ? Com­ment cri­ti­quer la folle indus­trie du tourisme de masse, tout en prenant soi-même l’avion pour s’ébahir devant la grandeur de l’Amazonie et s’of­frir un ver­tige en haut d’un som­met andin ?

Me faire embauch­er sur un des innom­brables car­gos qui sil­lon­nent l’Atlantique ? Pourquoi pas, mais pour faire quoi ? Dans quelles con­di­tions ? Pay­er une place à bord comme le pro­pose la com­pag­nie CMA-CGM ? Bien trop onéreux… Après huit mois de voy­age en Amérique latine, la solu­tion qui me parais­sait para­doxale­ment la plus sim­ple et assuré­ment la plus séduisante pour ren­tr­er en Europe était celle du bateau–stop en voili­er.

Chaque année, ils sont des cen­taines à tra­vers­er l’Atlantique. Dans le sens du retour vers l’Europe, la transat­lan­tique com­mence aux Antilles ou aux Bermudes à par­tir du mois d’avril et s’achève aux Açores, au large du Por­tu­gal. Plai­sanciers ou pro­fes­sion­nels con­voy­ant des navires ; la plu­part des cap­i­taines cherchent de petites mains pour les assis­ter pen­dant les manœu­vres et, surtout, pour «tenir les quarts». C’est-à-dire veiller au bon fonc­tion­nement du navire pen­dant que le reste de l’équipage se repose.

Pour tra­vers­er l’Atlantique, j’ai nav­igué sur deux cata­ma­rans, un Phisa 42 dont on voit ici la voile avant, puis sur un Bél­ize 43. © Enzo Dubesset/Vert

S’il est courant d’aller directe­ment démarcher sur les ports et de laiss­er des annonces dans les cap­i­tainer­ies, il est sans doute plus facile de faire du «co-bat­urage» en se faisant con­naître sur les dif­férentes «bours­es aux équip­iers». Sur le web ou sur Face­book, celles-ci voient tran­siter chaque semaine des dizaines d’annonces. Moins de 48 heures après avoir posté la mienne, j’ai déjà une réponse. Un cou­ple accepte de nous pren­dre, ma copine et moi, à bord de leur cata­ma­ran. Seules con­traintes : être en mai dans les Antilles. Par­tir après cette date mul­ti­pli­erait les risques de crois­er un oura­gan.

Nous voilà donc au large. Mon corps s’est habitué au roulis des vagues et la rou­tine est déjà bien rodée. Scruter les change­ments météo, s’as­sur­er qu’il n’y ait pas d’autres navires sur notre route, que le cap fixé reste le bon, qu’au­cun cétacé endor­mi ne se trou­ve sur notre tra­jec­toire… Les quarts qui ryth­ment les journées avec un change­ment toutes les 2h30 devi­en­nent automa­tiques.

Si le besoin d’adapter la voil­ure se fait sen­tir, je par­ticipe à des manœu­vres aus­si divers­es que pren­dre un ris, cho­quer ou bor­der une voile, empan­ner ou vir­er de bord (1). Appren­dre à se repér­er dans le mic­mac du vocab­u­laire mar­itime fut sans doute le plus com­pliqué, puisque j’é­tais, à l’image de nom­breux bateaux-stoppeurs, un com­plet novice.

Une apaisante coupure

Le reste du temps est con­sacré à la con­tem­pla­tion et à la lec­ture. Je guette chaque lever de lune et chaque couch­er de soleil comme s’il s’agis­sait de la suite d’une série. Je m’ex­tasie devant le spec­ta­cle des dauphins jouant avec la coque du bateau ou devant celui des fous de Bas­san et des puffins cen­drés en pleine par­tie de pêche.

En pleine mer, l’absence de pol­lu­tion lumineuse mag­ni­fie chaque spec­ta­cle naturel, à l’image de ce couch­er de soleil. © Enzo Dubesset/Vert

À mesure que les miles nau­tiques défi­lent, la voile devient autre chose qu’une sim­ple alter­na­tive bas-car­bone. Je me rends compte que, dans un quo­ti­di­en sou­vent stres­sant et anx­iogène, où l’idée de rentabil­ité s’impose à toutes les échelles, cette expéri­ence appa­raît comme une véri­ta­ble coupure. C’est sans doute la pre­mière fois de ma vie que je suis à la mer­ci des élé­ments, obligé de m’y adapter. Cette sen­sa­tion de lâch­er-prise est sin­gulière­ment apaisante.

Pour autant, voy­ager à la voile est loin d’être une idylle pour tout le monde. Moi-même, je n’échappe pas indéfin­i­ment à l’en­nui. Après avoir achevé plusieurs romans et écouté des heures de pod­casts, le manque d’activités ter­restres se fait vive­ment ressen­tir et l’ar­rivée aux Açores est plus que bien­v­enue. Enfin, la nav­i­ga­tion compte aus­si son lot d’inquiétudes. Les nuits où l’océan s’agite et les craque­ments – bruits naturels sur un bateau – se font plus angois­sants, il faut par­fois que je me fasse vio­lence pour sor­tir et com­pren­dre qu’il n’y a rien de dan­gereux.

Si, pour moi, les ren­con­tres à bord furent enrichissantes, les réc­its de mau­vais­es sur­pris­es — des équip­iers involon­taires au cap­i­taine lour­dingue, du matelot malade de stress au skippeur alcoolique — sont fréquents dans le petit monde de la voile. Ces témoignages d’ex­péri­ences plus ou moins trau­ma­ti­santes vien­nent rap­pel­er l’im­por­tance d’ap­pren­dre à se con­naître sur terre avant d’embarquer sur un espace aus­si étroit et dépourvu d’intimité qu’un navire de 13 mètres.

Du bateau-stop de la Corse à la Polynésie

Après 22 jours de nav­i­ga­tion, ponc­tués d’une courte escale aux Açores et un change­ment de voili­er, me voilà arrivé à Gibral­tar, au sud de l’Espagne. La tra­ver­sée ne m’a coûté que 330 euros, soit 15 euros par jour, essen­tielle­ment pour les frais de nour­ri­t­ure et d’entrée dans les ports. Si j’avais dû pren­dre l’avion, j’aurais atteint ma des­ti­na­tion en huit heures et émis plus d’une tonne de CO2-équiv­a­lent. En bateau, bien que nous ayons util­isé le moteur épisodique­ment pour regag­n­er un couloir de vent ou recharg­er les bat­ter­ies, nous avons tra­ver­sé près de 3 500 miles nau­tiques, soit 6 500 kilo­mètres, presque à la seule force du vent.

La mari­na de Gibral­tar avec, en fond le rocher. © Enzo Dubesset/Vert

Bien que ce mode de trans­port requière le priv­ilège d’une très grande flex­i­bil­ité dans le temps et les des­ti­na­tions, le «co-bat­urage» peut se pra­ti­quer à peu près partout. La route que j’ai prise ou celle reliant les Canaries aux Antilles en pas­sant par Cap-Vert en 15 jours sont par­ti­c­ulière­ment emprun­tées. Mais, régulière­ment, des équipages cherchent du monde pour des tra­jets plus courts, allant du sud de la France aux Baléares ou de la Bre­tagne aux îles du Ponant. Pour ma part, je compte bien renou­vel­er l’expérience et voguer sous d’autres lat­i­tudes, allant un jour peut-être jusqu’à oser la transpaci­fique — un mois en mer -, du Pana­ma à la Polynésie.

1) Pren­dre un ris con­siste à baiss­er la voil­ure en cas de gros vent. Empan­ner et vir­er de bord sont deux actions con­sis­tant à mod­i­fi­er le côté des voiles. Cho­quer la voile con­siste à lui don­ner plus d’am­pli­tude. Au con­traire, la bor­der sig­ni­fie la ten­dre afin de la raidir.

Comment se lancer dans le bateau-stop ?

→ Se ren­seign­er sur les routes mar­itimes régulière­ment emprun­tées par les voiliers, sur les saisons de départ et d’arrivée, et appren­dre les bases du vocab­u­laire mar­itime.

→ Poster une annonce sur les réseaux en ligne de marins comme la Bourse aux équip­iers, ou les groupes Face­book et, si pos­si­ble, se faire con­naître en postant des annonces dans les ports.

→ Avant de par­tir, pren­dre quelques jours pour appren­dre à con­naître l’équipage et le bateau. Bien se met­tre d’accord sur leurs attentes et sur le mon­tant de la par­tic­i­pa­tion finan­cière, la «caisse de bord».

→ Pour les longues tra­ver­sées, véri­fi­er que le bateau est équipé d’un sys­tème de com­mu­ni­ca­tion avec la terre, ne pas oubli­er des médica­ments con­tre le mal de mer et faire le plein de livres.