À la conférence mondiale (Unoc) sur l’océan à Nice (Alpes-Maritimes), les prises de parole pour défendre les fonds marins se multiplient. Dès l’ouverture du sommet ce lundi, Emmanuel Macron a martelé que «les abysses ne sont pas à vendre», réaffirmant son soutien au moratoire sur l’exploitation minière des grands fonds (que la France avait rejoint à la surprise générale en 2022).
Au fil des discussions, de nouveaux pays se sont exprimés en faveur de cette «pause de précaution» (portant leur nombre actuel à 37), tandis qu’une déclaration «pour un océan préservé» a été signée lundi par une nouvelle coalition d’États. Mais cette vague de soutien pourrait être brisée par l’ouragan Donald Trump, qui a signé en avril dernier un décret visant à «accélérer» la «délivrance de permis d’exploration et d’extraction» des minerais présents dans les fonds marins (nickel, cobalt ou encore cuivre, utilisés notamment pour les batteries électriques) le long des côtes américaines… mais aussi en haute mer (notre article).
Les chercheur·ses sont pourtant unanimes : «Les connaissances scientifiques indiquent que les incertitudes et les effets secondaires potentiels de l’exploitation minière en eaux profondes pourraient nous conduire vers l’inconnu», statuait en avril 2025 le tout premier rapport de la Plateforme internationale pour la durabilité des océans (Ipos, une sorte de «Giec des océans» destiné à guider les décisions politiques).
À quoi ressemblent vraiment les fonds marins ?
«On s’apprête à exploiter un domaine qu’on ne connaît pas, confirme auprès de Vert Christian Tamburini, biologiste marin à l’Institut méditerranéen d’océanologie. Cela peut paraître étonnant, mais on a plus de données sur la Lune ou Mars que sur nos fonds marins». À l’heure actuelle, le projet collaboratif Seabed 2030 n’a cartographié que 26% des sols océaniques.

Si les données satellitaires permettent d’avoir une bonne connaissance de la surface de l’océan, leurs ondes radars ne pénètrent pas l’épaisse couche d’eau qui est d’en moyenne 3 700 mètres de profondeur, détaille Julien Collot, enseignant chercheur en géosciences marines à l’université de Bretagne occidentale : «On doit utiliser des ondes acoustiques, mais cela nécessite d’avoir des bateaux sur la surface de la mer [pour envoyer et réceptionner ces ondes après rebond sur les fonds marins, NDLR] qui avancent très lentement.»
De ce que l’on en connaît, les sols sous-marins regorgent de reliefs variés : grandes plaines abyssales, monts sous-marins, canyons, volcans actifs… Nos profondeurs abritent aussi le berceau de la tectonique des plaques, avec les dorsales (où se forme le plancher océanique par remontée de matières des profondeurs de la Terre) et les zones de subduction (où, à l’inverse, les plaques replongent dans la Terre). Localisation de ces phénomènes, forces en jeu… là encore, «il nous reste beaucoup de choses à comprendre», estime Julien Collot.
Calamars colossaux, grands vers, poissons bioluminescents… quelles sont les espèces qui les peuplent ?
Plongées dans l’obscurité et soumises à des pressions extrêmement fortes, les profondeurs marines sont pourtant loin d’être des déserts de vie. Bien au contraire, on y retrouve la plupart des groupes d’espèces documentés sur Terre. Mais toute cette biodiversité sous-marine reste largement méconnue : «On estime qu’on connaît moins de 1% des espèces de l’océan profond», précise Karine Olu, écologue à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer).
Dans celles qui ont été recensées, certaines brillent par leur originalité : poissons à tête transparente, crabes recouverts de bactéries, coraux et étoiles de mer millénaires… sans oublier le légendaire calamar colossal, qui a été filmé pour la première fois en mars dernier au large de l’Atlantique Sud.
D’autres sont particulièrement intéressantes pour la recherche, à l’image des espèces bioluminescentes, qui peuvent émettre de la lumière. Si l’on peut penser aux poissons pêcheurs et leurs lanternes, rendus célèbres par le dessin animé Nemo, 75% des organismes marins ont cette capacité, souligne Christian Tamburini. Moules, crevettes, vers géants… plusieurs organismes arrivent également à survivre à de fortes températures dans les sources hydrothermales (des remontées d’eaux chaudes, qui peuvent atteindre plusieurs centaines de degrés).
«En plus d’héberger des milliers d’espèces fascinantes, les grands fonds marins et leur faune jouent un rôle crucial dans des fonctions essentielles à la vie sur Terre, comme la synthèse et le stockage du carbone (notre article), ainsi que le cycle de l’oxygène et des nutriments, rappelle le dernier rapport de l’Ipos. Sans les contributions invisibles des grands fonds marins, la vie telle que nous la connaissons ne pourrait pas perdurer.»
Un mystérieux «oxygène noir» est-il en train de bouleverser la connaissance scientifique ?
Les profondeurs de l’océan remettent aujourd’hui en question notre conception même de la vie sur Terre. En juillet 2024, une étude publiée dans la revue Nature Geoscience a mis en évidence une découverte révolutionnaire : de l’oxygène est produit dans les grands fonds marins par des minéraux. En l’occurrence, il s’agit des nodules polymétalliques, ces fameuses boules de minerai convoitées par plusieurs entreprises minières (certaines ont d’ailleurs financé l’étude).

Lors d’une expédition au large du Pacifique, une équipe de recherche voulait quantifier la consommation d’oxygène dans les grands fonds en posant des cloches armées de capteurs à 4 000 mètres de profondeur. Contre toute attente, elle a découvert que les taux d’oxygène augmentaient au-dessus de ces sols pourtant plongés dans l’obscurité totale.
«Il semblerait que l’eau de mer et les métaux rares présents dans les profondeurs océaniques agissent comme une pile électrique d’origine chimique», détaille la biologiste et océanographe Françoise Gaill dans le dernier numéro de la revue Reliefs.
Jusqu’à maintenant, on pensait que seules les plantes et les algues pouvaient fabriquer de l’oxygène : «La production d’oxygène “sombre” par électrolyse remettrait donc en question les théories et modèles actuels d’apparition de la vie sur Terre !», rêve la spécialiste, qui précise tout de même qu’il n’existe pas encore de consensus scientifique sur ce mystérieux «oxygène noir».
Quelles pourraient être les conséquences d’une exploitation massive de ces profondeurs ?
Tout ce monde sous-marin aussi riche que méconnu est aujourd’hui menacé par l’exploitation minière souhaitée par certaines entreprises, avec le soutien notable des États-Unis. De telles extractions en mer posent question : «Les taux de croissance et de reproduction des espèces sont très lents, averti Karine Olu. S’il y a une destruction, les écosystèmes vont mettre très longtemps à se rétablir.»

En 2019, des chercheur·ses ont montré que les impacts sur la faune locale des premières activités minières menées en 1989 au large du Pérou étaient toujours observables 26 ans plus tard. Un an après une opération test menée par le Japon en juillet 2020, la moitié de la faune étudiée sur la zone et dans les territoires adjacents avait disparu.
En soulevant d’épais nuages de sédiments, les extractions de minerai altèrent aussi l’ensemble de la colonne d’eau sur des dizaines de kilomètres à la ronde, rappelle le récent rapport de l’Ipos. Dans ses conclusions, ce dernier appelle à «un moratoire sur l’exploitation minière en eaux profondes pendant au moins dix à 15 ans, ou jusqu’à ce que des connaissances suffisantes soient disponibles pour prendre des décisions éclairées».