Décryptage

Ministre délégué aux transports parti pour un constructeur de voitures à hydrogène : le pantouflage douteux de Jean-Baptiste Djebbari

Sans (hydro)gêne. Ce lundi, sans attendre la démission du gouvernement, le constructeur de voitures de luxe à hydrogène Hopium a annoncé avoir proposé Jean-Baptiste Djebbari, ministre délégué aux transports, comme futur membre de son conseil d'administration. Quelques mois plus tôt, la firme faisait une vidéo promotionnelle de la venue du ministre. Un « pantouflage » qui soulève de nombreuses questions.
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C ‘était une expéri­ence assez dingue. C’est la pre­mière voiture à hydrogène civ­il avec des per­for­mances absol­u­ment incroy­ables ». Ces mots ent­hou­si­astes ne sont pas ceux du présen­ta­teur d’une émis­sion auto­mo­bile. Ils ont été pronon­cés par Jean-Bap­tiste Djeb­bari, min­istre délégué aux trans­ports, dans une vidéo pro­mo­tion­nelle dif­fusée sur Twit­ter par Hopi­um, fab­ri­cant français de voitures à hydrogène, le 21 sep­tem­bre 2021.

Huit mois plus tard, ce 16 mai, l’en­tre­prise annonçait l’ar­rivée du min­istre à son con­seil d’ad­min­is­tra­tion. Et ce, avant même que ne soit con­fir­mé son départ du gou­verne­ment.

Cette annonce a immé­di­ate­ment mis le feu aux poudres des réseaux soci­aux, d’au­cuns y voy­ant, a min­i­ma, un grossier pan­tou­flage — le pas­sage du pub­lic au privé. Voire, pour certain·es, un con­flit d’in­térêt. Une notion qui désigne « toute sit­u­a­tion d’interférence entre un intérêt pub­lic et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influ­encer ou à paraître influ­encer l’exercice indépen­dant, impar­tial et objec­tif d’une fonc­tion », selon la loi de 2013 rel­a­tive à la trans­parence de la vie publique.

En l’état actuel du droit, cette annonce ne relève pas d’une prise illé­gale d’intérêt, juge Elise Van Bene­den, avo­cate et prési­dente de l’association anti-cor­rup­tion Anti­cor. « On est dans une zone grise où ce n’est pas une infrac­tion pénale. Mais c’est for­cé­ment choquant pour l’opinion publique, car c’est un beau pan­tou­flage qui entre­tient la République du soupçon et la défi­ance envers les gens qui nous gou­ver­nent », analyse-t-elle pour Vert.

Si le pan­tou­flage est une pra­tique con­nue de longue date, le quin­quen­nat Macron a insuf­flé une nou­velle dynamique en la matière, estime la prési­dente d’Anticor. En jan­vi­er dernier, la con­seil­lère en com­mu­ni­ca­tion de Jean-Bap­tiste Djeb­bari, Mar­i­on Beyret, avait déjà créé la polémique en rejoignant Air France. « Il est très clair qu’il y a une explo­sion de ces allers-retours entre le secteur pub­lic et le privé, il y a une porosité qu’il n’y avait jamais eu avant. »

Un « avis de compatibilité avec réserves » de la HATVP

Avant de révéler sa recon­ver­sion, Jean-Bap­tiste Djeb­bari avait saisi la Haute autorité pour la trans­parence de la vie publique (HATVP), pour qu’elle véri­fie l’ab­sence de con­flits d’in­térêts dans sa sit­u­a­tion. Celle-ci a exprimé un « avis de com­pat­i­bil­ité avec réserves ». Pre­mier enseigne­ment de cette délibéra­tion, ren­due publique ce 16 mai : l’au­torité a été saisie le 31 jan­vi­er 2022, soit qua­tre mois seule­ment après la vidéo de Hopi­um. Et un mois avant la fin de la ses­sion par­lemen­taire.

Comme le rap­pelle la HATVP, Jean-Bap­tiste Djeb­bari « est chargé de la mise en œuvre des poli­tiques de régle­men­ta­tion tech­nique des véhicules et du déploiement des véhicules pro­pres et de leurs infra­struc­tures de recharge ». Depuis sa nom­i­na­tion comme secré­taire d’E­tat aux trans­ports en sep­tem­bre 2019 (devenu min­istre délégué en juil­let 2020), il n’a eu de cesse de faire la pro­mo­tion des véhicules à hydrogène. Une recherche par mots-clefs sur son compte Twit­ter révèle des dizaines de mes­sages qui en font l’én­ergie des mobil­ités du futur.

Ce tweet date de dix jours avant la sai­sine de la HATVP.

Des lois qui favorisent le développement de l’automobile à hydrogène

Dans son activ­ité, il a été amené à se pencher à de nom­breuses repris­es sur les poli­tiques publiques qui touchent à l’hy­drogène. Il fut au gou­verne­ment pen­dant l’ex­a­m­en de la loi d’ori­en­ta­tion des mobil­ités, votée fin 2019, qui intro­duit notam­ment un nom­bre min­i­mal de places de sta­tion­nement avec des bornes de recharge pour les véhicules à hydrogène. Celle-ci prévoit aus­si un bonus écologique pour les véhicules à hydrogène neufs — comme la Machi­na, la voiture qu’Hopi­um ambi­tionne de met­tre sur le marché d’i­ci 2025. C’est ce véhicule, au stade de pro­to­type, qu’es­saie Jean-Bap­tiste Djeb­bari dans la vidéo sus-citée.

« Ça ques­tionne légitime­ment sur les intérêts que défend­ent les min­istres lorsqu’ils sont en respon­s­abil­ité : l’intérêt pub­lic ou l’intérêt privé d’entreprises dont ils ont été ou dont ils sont proches, estime auprès de Vert Sarah Fay­olle, chargée de cam­pagne trans­ports pour Green­peace. Et la ques­tion ne se poserait pas autant si, pen­dant son man­dat, Jean-Bap­tiste Djeb­bari avait été plus ouvert et équili­bré dans ses posi­tions vis-à-vis des lim­ites de son secteur et de l’innovation de manière générale. »

À pro­pos du plan de relance France 2030, qui com­porte un large volet sur l’hy­drogène.

Au cœur du réac­teur des mobil­ités à hydrogène pen­dant deux années et demi, Jean-Bap­tiste Djeb­bari détient de pré­cieuses infor­ma­tions qui feraient saliv­er n’im­porte quel acteur de la fil­ière. Dans son avis, la HATVP indique, « qu’il appar­tient à Mon­sieur Djeb­bari, comme à tout respon­s­able pub­lic, sans lim­ite de durée, de s’abstenir de faire usage ou de divulguer des doc­u­ments ou ren­seigne­ments non publics dont il aurait eu con­nais­sance du fait de ses fonc­tions ». Ce qui sera, bien enten­du, impos­si­ble à véri­fi­er.

Par­mi les mai­gres mis­es en garde de la HATVP, Jean-Bap­tiste Djeb­bari « devra s’abstenir, dans le cadre de sa nou­velle activ­ité privée, de toute démarche, y com­pris de représen­ta­tion d’intérêts » auprès de ses anciens col­lègues du gou­verne­ment ou de ses collaborateur·rices de cab­i­net, pen­dant trois ans.

La HATVP a noté que le min­istre délégué a ren­con­tré deux fois le PDG de Hopi­um en juin et sep­tem­bre 2021 ; mais elle argue qu’il « a égale­ment ren­con­tré plusieurs autres opéra­teurs du secteur de la mobil­ité hydrogène et, plus générale­ment, des mobil­ités « pro­pres ». En out­re, la société Hopi­um n’a béné­fi­cié d’aucune sub­ven­tion publique », note l’in­sti­tu­tion.

« C’est un pro­duit qui a voca­tion à ouvrir une nou­velle page de l’his­toire de l’au­to­mo­bile française, avec des col­lab­o­ra­teurs extrême­ment motivés », racon­te encore Jean-Bap­tiste Djeb­bari dans la vidéo. Une dernière men­tion qui prend désor­mais un tout autre sens.

Con­tac­té par Vert, Jean-Bap­tiste Djeb­bari n’a pas répon­du à nos ques­tions.