Entretien

Mathieu Labonne : « La racine de la crise écologique est spirituelle, car elle renvoie à notre rapport au monde »

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Mathieu Labonne, ingénieur diplômé de l’école d’aéronautique Supaéro, a été chercheur en cli­ma­tolo­gie au Cen­tre nation­al de la recherche sci­en­tifique (CNRS) avant de diriger le mou­ve­ment Col­ib­ris pen­dant qua­tre ans. Aujourd’hui, il est à la tête de la coopéra­tive Oasis qui accom­pa­gne la créa­tion et le fonc­tion­nement des écol­ieux col­lec­tifs dis­per­sés sur le ter­ri­toire français. Il coor­donne aus­si le cen­tre spir­ituel hin­douiste de la Ferme du Plessis, situé en Eure-et-Loir. Ces jours-ci, il pub­lie aux édi­tions Tana un essai inti­t­ulé Servir le monde, la voie de l’écologie spir­ituelle. À Vert, il explique pourquoi la recherche intérieure peut être une bous­sole pour aller vers des modes de vie plus sobres, et com­ment la crise écologique peut être une oppor­tu­nité de crois­sance spir­ituelle.

Vous signez un livre plaidoyer pour l’écologie spirituelle. Quels liens faites-vous entre écologie et spiritualité ?

L’écologie et la spir­i­tu­al­ité sont les deux com­posantes fortes de mon engage­ment. La spir­i­tu­al­ité est une démarche intérieure. Elle se con­jugue par­faite­ment avec des actions col­lec­tives et ce dia­logue me nour­rit.

Quand j’étais étu­di­ant en aéro­nau­tique, j’ai été absol­u­ment boulever­sé quand j’ai com­pris l’ampleur de la crise et réal­isé que c’était l’intégralité de notre rap­port au monde qui était à revoir. C’était un défi gigan­tesque et il y a 10 ou 15 ans per­son­ne ne dis­ait ça.

Après m’être intéressé à l’écologie dans ses aspects tech­niques et poli­tiques, j’aboutis à la con­clu­sion que la racine de la crise écologique est spir­ituelle tant elle ren­voie à notre rap­port au monde. J’essaie de beau­coup me ques­tion­ner sur ce qui exploite le vivant, ce qui fait qu’on est con­scient de la crise, mais qu’on n’agit pas et qu’on ne change pas.

L’être humain crée un mode de vie de sur­con­som­ma­tion, car pour lui, c’est une porte de sor­tie. En con­som­mant plus, nous pen­sons que nous allons trou­ver le bon­heur. Mais c’est une con­cep­tion erronée. Si on com­prend que le bon­heur est en nous, nous serons moins attachés à une forme d’outrance per­ma­nente par rap­port au vivant et nous aurons besoin de moins. On n’imaginerait pas un grand sage rouler en 4×4 et pren­dre l’avion tous les week­ends. La quête intérieure per­met de se sat­is­faire de ce qu’on a. Or, ce qu’on a, c’est sou­vent déjà beau­coup, mais on ne le mesure pas.

Dans les tra­di­tions spir­ituelles, beau­coup d’outils peu­vent être intéres­sants pour quelqu’un qui veut con­stru­ire un mode de vie plus heureux et plus sobre.

Math­ieu Labonne © DR

Pourrait-on dire que, selon vous, la spiritualité ou « l’écologie intérieure » serait le premier des écogestes ?

D’une spir­i­tu­al­ité sincère oui. La spir­i­tu­al­ité, c’est le tra­vail sur soi, pas sim­ple­ment la recherche d’une détente ou l’outil pour soi. Inté­gr­er que le vrai bon­heur vien­dra de notre rap­port à notre monde intérieur demande une démarche exigeante. La spir­i­tu­al­ité est le geste racine, à la source de tout le reste.

Comment vous êtes-vous intéressé à la spiritualité ?

Depuis tout petit, j’ai une foi en Dieu. Je suis allé voir beau­coup de tra­di­tions : les Soufis, les chré­tiens ortho­dox­es, etc., mais c’est la tra­di­tion de l’Inde qui m’a le plus plu, car c’est une démarche qua­si sci­en­tifique d’expérimentation. J’ai beau­coup aimé le fait qu’il n’y ait pas une reli­gion, un dogme, un dieu : tout peut y trou­ver sa place. Je ren­con­tre des boud­dhistes, des chré­tiens, des athées et je con­state que tout le monde a un peu rai­son. J’ai essayé de trou­ver une tra­di­tion englobante.

« Quand on se frotte au mys­tère du monde, on retrou­ve de nom­breux liens entre les enseigne­ments de dif­férentes reli­gions et les sci­ences »

Nom­bre de nos dif­fi­cultés trou­vent leurs orig­ines dans notre inca­pac­ité à gér­er l’énorme com­plex­ité que l’on a créée au tra­vers des médias, des réseaux soci­aux, des déplace­ments inces­sants. En occi­dent, on n’a pas conçu une pen­sée aus­si englobante qui per­me­tte d’intégrer toute cette com­plex­ité. La tra­di­tion indi­enne pro­pose un but à la vie et des chemins var­iés pour y arriv­er. Je me sers beau­coup de l’action, mais aus­si des démarch­es dévo­tion­nelles.

Il n’est pas très courant qu’un chercheur s’exprime publiquement sur sa quête intérieure… Avez-vous croisé beaucoup de scientifiques qui se posent ce genre de questions ?

Dans mon par­cours, je n’ai jamais caché mes croy­ances et ça ne m’a jamais desservi. Les démarch­es sci­en­tifiques et spir­ituelles se com­bi­nent. C’est plus facile d’être spir­i­tu­al­iste quand on est aus­si sci­en­tifique : c’est même plutôt un sou­tien, ça mon­tre qu’on est rationnel.

Au CNRS, plein de chercheurs étaient ouverts et prêts à par­ler de ça. Ça ne gênait per­son­ne. Après, cela doit s’ac­com­pa­g­n­er d’une quête de sincérité et d’honnêteté, il est impor­tant de ne pas pro­jeter nos idéolo­gies sur les autres. Beau­coup de gens pensent que la démarche spir­ituelle peut être très rationnelle.

Quand on se frotte au mys­tère du monde, on retrou­ve de nom­breux liens entre les enseigne­ments de dif­férentes reli­gions et les sci­ences. Aujourd’hui, par exem­ple, de grands astro­physi­ciens ou des physi­ciens quan­tiques font le lien avec la spir­i­tu­al­ité. Mais il faut dis­tinguer les sci­en­tifiques des technophiles qui ont par­fois ten­dance à faire de la sci­ence une reli­gion un peu fer­mée. On peut être sci­en­tiste un peu inté­griste et penser que toute la con­nais­sance du monde se lim­ite à ce que l’on sait actuelle­ment. Dès lors que quelque chose devient idéologique, on coupe le lien. Mais quand on est détaché par rap­port à nos savoirs actuels, le dia­logue est pos­si­ble.

En quoi la recherche intérieure peut être utile dans le domaine de l’écologie ? Peut-elle permettre par exemple de dépasser les oppositions entre petits gestes et engagements plus militants ?

L’engagement intérieur est un très bon gou­ver­nail pour éviter de se voil­er la face. Parce que je fais des bons gestes pour la planète, je n’aurais pas besoin de m’engager plus ? C’est aus­si utile pour ques­tion­ner nos engage­ments mil­i­tants et poli­tiques. La spir­i­tu­al­ité est une démarche d’honnêteté, de dis­cerne­ment et de posi­tion du témoin. On fait le con­stat que tout est un peu relié, que la tran­si­tion passe à la fois par des change­ments indi­vidu­els et col­lec­tifs. Si l’individu ne change pas, la société ne change pas non plus. Il y a un enjeu de revenir à soi, car le moteur de notre société reste l’épanouissement des indi­vidus. Naturelle­ment, le sys­tème suiv­ra. Pierre Rab­hi le dis­ait très bien : il n’y aura pas de change­ment de société s’il n’y a pas de change­ment humain.

S’ef­forcer, intérieure­ment, à com­pren­dre l’être humain invite à arrêter de croire qu’on a rai­son et que les autres ont tort, à rel­a­tivis­er nos points de vue pour s’ouvrir à plus grand que nous. Les tra­di­tions spir­ituelles pro­posent un chemin, un dia­logue inter­re­ligieux et inter-tra­di­tions qui est très présent en France. Par exem­ple, les assis­es de la sagesse étaient organ­isées en févri­er et les débats ont été très rich­es.

Une tra­di­tion spir­ituelle s’adresse à l’individu et non au col­lec­tif. Il y a des mou­ve­ments spir­ituels organ­isés, mais la spir­i­tu­al­ité doit irriguer la pen­sée poli­tique et ne pas pren­dre la main sur le poli­tique. En ce sens, une vraie laïc­ité est, pour moi, une laïc­ité en archipel, qui respecte cha­cun et noue des liens entre tous. Cepen­dant, cette tra­di­tion de laïc­ité tolérante et de respect a été beau­coup amochée ces dernières années.

Math­ieu Labonne pub­lie Servir le monde, la voie de l’é­colo­gie spir­ituelle aux édi­tions Tana © Tana

Quel est le message de votre livre ?

Il n’y aura pas de change­ment de société si on ne remet pas notre rap­port au monde au cen­tre de nos vies et donc si on n’a pas de lec­ture spir­ituelle de la sit­u­a­tion. Ce livre est une invi­ta­tion à l’introspection. Il pointe du doigt les choses qui nous man­quent : com­pren­dre la com­plex­ité du monde et dévelop­per une pen­sée poli­tique et sociale com­plexe.

Il invite à une écolo­gie de la rela­tion : le levi­er d’action poli­tique et social prin­ci­pal est situé au niveau de la rela­tion humaine. Il faut créer un dia­logue et une expéri­ence com­mune entre humains. C’est le sens de mon engage­ment dans les Oasis. Il me faut pren­dre tous les enseigne­ments que j’ai reçus par rap­port à la crise écologique, l’engagement local et col­lec­tif comme un sup­port pour être plus heureux et un levi­er d’action qui tien­nent compte de la com­plex­ité du monde et qui per­me­tte d’être plus créatif.

Dans votre livre, vous condamnez la « colère » qui guide parfois les militants. Cette émotion peut pourtant déclencher l’action ?

Les freins au change­ment ne sont pas tant tech­niques qu’humains et s’insurger n’amène pas for­cé­ment de change­ment. La colère est saine et il est nor­mal que cer­taines sit­u­a­tions nous choquent. Ce qui me gêne, en revanche, c’est quand elle guide un mou­ve­ment d’ampleur, mon­tre ce qui ne va pas sans évo­quer ce qu’il faut faire. Elle peut donc être un point de départ, mais il faut con­stru­ire autre chose à côté, pass­er à une autre étape, penser et inté­gr­er une vision du monde alter­na­tive et se deman­der com­ment créer quelque chose qui ne va pas encore cliv­er.

« Il n’y aura pas de change­ment de société si on ne remet pas notre rap­port au monde au cen­tre de nos vies et donc si on n’a pas de lec­ture spir­ituelle de la sit­u­a­tion. »

La ques­tion est donc de savoir si on peut penser un monde qui n’est pas dans un rap­port de force per­ma­nent ? Un monde sans gag­nants ni per­dants ? À mon sens, les luttes sont des solu­tions de court terme et sont utiles pour arrêter cer­taines out­rances, cer­tains grands pro­jets inutiles. À long terme en revanche, il ne peut y avoir ni gag­nants ni per­dants.

Comme notre bon­heur n’est pas con­di­tion­né par notre volon­té d’avoir plus d’argent, nous pou­vons con­stru­ire les con­di­tions par lesquelles les gens sont heureux. Je pense que nous avons la pos­si­bil­ité de mieux artic­uler notre diver­sité et d’intégrer tout le monde. L’écologie, c’est penser la diver­sité du vivant au niveau sci­en­tifique.

Comment peut-on combiner les solutions de long terme basées sur la diversité et l’inclusion de toutes et tous avec l’urgence écologique ?

Je ne crois pas qu’il y ait d’autre solu­tion que d’inclure toutes les par­ties, sinon c’est la dic­tature verte. Je suis favor­able à l’engagement local. En effet, si je ne peux pas chang­er le sys­tème, je peux chang­er mon ter­ri­toire, là où j’habite, par une action pos­i­tive qui recrée du lien et non de la ten­sion.

Les modes de vie plus écologiques ren­dent les gens plus heureux. Il y a moins besoin de se bat­tre que de mon­tr­er ce qui fonc­tionne. Lorsque j’ai con­stru­it ma mai­son en paille avec des enduits en terre, la moitié du vil­lage est venue me ren­dre vis­ite. C’était beau­coup plus puis­sant que d’essayer de les con­va­in­cre avec de grandes théories.

Ce que vous dites rejoint les théories de la décroissance. Vous qualifiez-vous de décroissant ?

Je ne m’intéresse pas à la décrois­sance, mais plutôt à la sobriété. En effet, il faut plus de crois­sance dans les liens humains. Mais, en effet, on ne coupera pas à une décrois­sance économique et une décrois­sance de notre con­som­ma­tion. Soit on la choisit, soit on la subit. La crise cli­ma­tique est peut-être une oppor­tu­nité extra­or­di­naire pour l’humanité de se réveiller et de sor­tir de l’illusion qu’une mai­son plus grande ou plus d’argent vont vous ren­dre heureux. Je vois la crise écologique comme une oppor­tu­nité de crois­sance spir­ituelle.