Entretien

Marie Toussaint : «Nous devons nous battre pour une Europe du vivant et de la justice»

Alors qu’un texte important sur la restauration des écosystèmes est en discussion au Parlement européen, l’eurodéputée Europe Ecologie-Les Verts (EELV) Marie Toussaint revient sur cette bataille entre défenseurs d’une planète vivante et partisans d’une économie destructrice. A un an des élections européennes, elle défend une Europe du vivant et plaide pour une nouvelle Constitution qui prendrait en compte les limites planétaires dans un esprit de justice sociale.
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Le texte sur la restauration de la nature fait des remous et vient d’être rejeté par la droite en commission au Parlement européen. Défendez-vous ce texte et pensez-vous qu’il soit menacé ?

Je sou­tiens ce texte. Nous avons besoin de préserv­er et de répar­er les écosys­tèmes ter­restres et marins, alors que 80% d’entre eux sont endom­magés. En plus de détru­ire les paysages aux­quels nous tenons, on détru­it l’habitabilité de la Terre — ain­si que l’économie, qui a besoin d’une planète vivante.

Dans le camp d’en face, tous les con­ser­va­teurs. Avec une immense influ­ence de l’ex­trême droite. On assiste à l’émer­gence de ce que ce que Jean-Bap­tiste Fres­soz [his­to­rien, NDLR] a con­cep­tu­al­isé comme étant le «car­bo­fas­cisme». L’expression est auda­cieuse, mais elle attise notre vig­i­lance.

On voit des droites en perdi­tion qui, sous dom­i­na­tion intel­lectuelle, nouent de nou­velles alliances avec les extrêmes droites, autour de la ques­tion fos­sile et plus générale­ment con­tre les droits de la nature, mais aus­si les droits des femmes et des migrants. Ce paysage poli­tique européen, à un an des élec­tions européennes de 2024, est inquié­tant.

Pour sauver le cli­mat, il faut se bat­tre sur la décar­bon­a­tion, ren­vers­er le cycle de destruc­tion du vivant, mais aus­si sor­tir de la civil­i­sa­tion des tox­iques.

Mais si la bataille est rude, je pense qu’on peut encore gag­n­er. D’abord parce qu’il y a urgence, mais aus­si parce que les droites sont divisées. Au Con­seil, des gou­verne­ments de coali­tion pilotés par des par­tis de droite ont soutenu le texte. Au sein du Par­lement, le prési­dent du Par­ti pop­u­laire européen [PPE — le par­ti de la droite con­ser­va­trice majori­taire au Par­lement, NDLR], Man­fred Weber, a déployé toutes les pra­tiques poli­tiques les plus crass­es pour gag­n­er le vote en com­mis­sion, en allant jusqu’au chan­tage sur des députés qui ont cédé leur place pour vot­er. Mais au sein de la plénière, l’influence de Weber pour­rait être remise en cause.

Cette bataille est-elle symptomatique de plusieurs visions de l’Europe qui s’affrontent?

Veut-on une Europe obsédée par le prof­it ou une Europe qui pro­tège ? L’économie est la mère de toutes les batailles : nous devons impéra­tive­ment la réen­cas­tr­er dans les lim­ites plané­taires si on veut enray­er la destruc­tion du vivant. Et ces lim­ites plané­taires doivent aus­si être justes, si on veut main­tenir une cohé­sion sociale bâtie sur la sol­i­dar­ité. Voilà où se situent aujourd’hui les points de ten­sion.

L’eu­rodéputée Marie Tou­s­saint © Sebastien SALOM-GOMIS / AFP

Nous devons aus­si sor­tir de la civil­i­sa­tion des tox­iques. Par exem­ple, la ques­tion des PFAS — ces pol­lu­ants éter­nels que l’on retrou­ve sur le plateau tibé­tain ou au pôle nord et qui ren­dent les écosys­tèmes et les humains malades -, qu’a portée Nico­las Thier­ry [député EELV de la Gironde] à l’Assemblée nationale est cru­ciale.

Il faut inter­dire la famille des PFAS mais aus­si s’attaquer aux plas­tiques, aux métaux lourds, au bis­phénol et autres pol­lu­ants en révisant le règle­ment Reach [entré en vigueur en 2007 pour sécuris­er la fab­ri­ca­tion et l’u­til­i­sa­tion des sub­stances chim­iques dans l’in­dus­trie européenne, NDLR], ce à quoi s’opposent tant les lob­bies de la chimie que le Com­mis­saire Thier­ry Bre­ton ou… Emmanuel Macron.

Le tout-marché n’est pas l’horizon indé­pass­able du pro­jet européen.

La pro­liféra­tion des tox­iques est un prob­lème de san­té pub­lic majeur. Et quand les mal­adies frap­pent, les pop­u­la­tions sont sou­vent dému­nies. J’ai été alertée sur un cas d’une tristesse infinie : Shiloh, 13 ans, est morte d’un can­cer du sein qui n’aurait jamais dû la touch­er. Elle a étudié toute sa vie dans une école pol­luée aux métaux lourds. Si l’on ne sait pas encore établir avec cer­ti­tude de lien de causal­ité, ses par­ents se bat­tent pour obtenir trans­parence et jus­tice. Ces enjeux sont con­crets pour les Européennes et les Européens. Nous devons trou­ver une issue.

L’Union européenne est née pendant les Trente Glorieuses. Ce cadre politique et économique est-il encore pertinent aujourd’hui pour mettre en oeuvre la transition écologique ?

Non. Au fond, il faut sor­tir du pro­duc­tivisme et de l’hy­per­con­som­ma­tion. Le mod­èle économique déployé pen­dant les Trente Glo­rieuses détru­it notre planète. Il se heurte à la fini­tude de la planète et aux dégra­da­tions des con­di­tions de vie. Notre oikos, notre mai­son-terre, est malade de son nomos, c’est-à-dire des règles édic­tées par un cap­i­tal­isme finan­cia­risé à out­rance. Parce que le codage juridique du cap­i­tal­isme, qui s’écrit au détri­ment des humains et de la nature, est mon­di­al­isé, il faut men­er la bataille à un niveau per­ti­nent. L’Europe est la bonne échelle pour ce faire.

Le tout-marché n’est pas l’horizon indé­pass­able du pro­jet européen. On peut adopter des poli­tiques publiques con­jonc­turelles, mais aus­si sys­témiques qui per­me­t­tent de repren­dre en main l’économie. Je veux un traité envi­ron­nemen­tal européen : il faut que la pro­tec­tion du vivant devi­enne la règle des règles.

Et il faut innover. Par exem­ple, on pour­rait imag­in­er que l’Union européenne, ses Etats mem­bres et leurs ban­ques publiques entrent au cap­i­tal des indus­tries les plus pol­lu­antes — comme Total ou Rep­sol [une major pétrolière espag­nole]-, pour accélér­er leur tran­si­tion et éviter la vio­la­tion des droits humains comme en Ougan­da avec le pro­jet Eacop.

Autre exem­ple : l’un des gros prob­lèmes aujourd’hui, c’est la relance de la course minière sur les ter­res et au fond des océans au nom de la décar­bon­a­tion [une grande quan­tité de min­erais est notam­ment néces­saire à la fab­ri­ca­tion des bat­ter­ies élec­triques, NDLR]. Dans une économie libérale et con­cur­ren­tielle, on ne peut atten­dre des entre­pris­es minières qu’elles recherchent autre chose que de réalis­er des prof­its lorsqu’elles ont investi. L’exploitation privée des ressources minières est donc poten­tielle­ment dévas­ta­trice.

Je refuse que l’on oppose les monopoles publics nationaux qui pro­tè­gent, à une Europe qui serait néces­saire­ment libérale : plutôt qu’une nou­velle relance minière privée, je pro­pose une entre­prise publique européenne sus­cep­ti­ble de respecter les lim­ites plané­taires.

L’Union européenne a lancé son «Pacte vert européen» pour faire sa transition écologique et enrayer la crise climatique. Cela va-t-il dans le bon sens ? Une vraie planification écologique peut-elle être menée à l’échelle de l’UE ?

Les choses com­men­cent à bouger : le débat, hier impos­si­ble, est sur la table. Mais quelle lenteur ! Il faut chang­er de bra­quet et de logique.

Le Green deal a été lancé pour réhauss­er les objec­tifs envi­ron­nemen­taux de l’Union européenne, mais trois aspects essen­tiels man­quaient. D’abord, les objec­tifs n’étaient pas assez ambitieux pour respecter les accords inter­na­tionaux, comme l’Accord de Paris et les grands principes de préser­va­tion du vivant ; ensuite, le pacte fai­sait l’impasse sur la trans­for­ma­tion de l’économie et ne redis­tribuait pas le pou­voir entre les dif­férentes forces sociales (même si nous avons arraché une lég­is­la­tion instau­rant un devoir de vig­i­lance pour les entre­pris­es) ; enfin, le Green Deal fai­sait l’impasse sur la réforme de la Poli­tique agri­cole com­mune qui est pour­tant le pre­mier bud­get de l’Union européenne, et la poli­tique sup­posée garan­tir une ali­men­ta­tion saine pour toutes et tous. C’est pourquoi les Verts s’étaient abstenus lors du vote.

La ques­tion agri­cole est cen­trale et met deux mod­èles face à face. En Espagne, par exem­ple, l’agro-industrie s’accapare et assèche l’eau du parc naturel de Donana, l’une des plus grandes zones humides d’Europe, située sur la route migra­toire des oiseaux. Et ce, au prof­it de la fraise, cul­tivée à grands coups de pes­ti­cides à des fins d’exportation, par des tra­vailleurs sans papiers maro­cains — dont de nom­breuses femmes qui peinent à dénon­cer les vio­lences sex­uelles qu’elles subis­sent. Ce mod­èle-là, qui broie les humains et exter­mine le vivant, est le mod­èle aujourd’hui défendu par la droite espag­nole et l’extrême droite de Vox — et leurs alliés européens. Les mêmes défend­ent un mod­èle reposant sur des réser­voirs arti­fi­ciels d’eau, qui font penser aux méga-bassines.

Il faut non seule­ment défendre la lib­erté et la démoc­ra­tie, mais aus­si refaire de la lutte con­tre la pau­vreté et les iné­gal­ités la colonne vertébrale de l’Europe.

Il existe un autre mod­èle, respectueux des paysannes et des paysans, dont nous avons besoin. Réin­staller des mil­lions de paysannes et paysans sur le ter­ri­toire européen est une néces­sité. Les nou­velles instal­la­tions reposeraient sur une agri­cul­ture respectueuse des semences, pro­tec­tri­ces des sols, et des espèces, et garan­ti­rait la juste rémunéra­tion des paysans. C’est la rai­son pour laque­lle la bataille de la PAC est cru­ciale ; et le tra­vail de mon col­lègue Benoît Biteau [eurodéputé EELV, NDLR] indis­pend­able. Benoît est le représen­tant et le sym­bole de la pos­si­bil­ité d’une autre agri­cul­ture, mais aus­si l’incarnation d’une bataille qui ne se joue pas con­tre les agricul­teurs, mais avec eux.

À moins d’un an du scrutin, comment envisagez-vous les élections européennes, alors que l’extrême droite monte en France comme dans beaucoup de pays voisins ?

La bataille va être dif­fi­cile. Marine Le Pen est aux portes du pou­voir. Gior­gia Mel­oni [pre­mière min­istre ital­i­enne d’extrême droite] a déjà gag­né. Emmanuel Macron a le verbe haut, le goût des som­mets inter­na­tionaux, mais Il est prêt à toutes les com­pro­mis­sions avec les nationaux pop­ulistes et les démoc­ra­ties illibérales pour défendre son indus­trie nucléaire, défendre le gaz comme une énergie de tran­si­tion, ou plus récem­ment la pos­si­bil­ité de nou­velles sub­ven­tions publiques au char­bon. Cette poli­tique est une cat­a­stro­phe.

Il est temps de remet­tre l’Eu­rope au ser­vice des peu­ples : nous devons nous bat­tre pour une Europe du vivant et de la jus­tice, qui respecte les valeurs fon­da­tri­ces de l’Union Européenne : la paix et la prospérité partagée. Je pro­pose aus­si faire de la lutte con­tre la pau­vreté et les iné­gal­ités la colonne vertébrale de l’Europe.

On doit inven­ter un État prov­i­dence européen, qui repose sur ces deux piliers : des droits et min­i­mas soci­aux adap­tés au nou­veau régime cli­ma­tique et à la révo­lu­tion numérique — le droit de ne pas tra­vailler par forte chaleur, ou à vivre hors ligne -, et des ser­vices publics forts, acces­si­bles à tous et toutes.