Tribune

«L’hypocrisie de la France est affligeante dans le domaine de la protection de l’océan»

Dans la revue Nature, la communauté scientifique a dénoncé l’hypocrisie de certains Etats, autoproclamés «champions de l’océan» tout en sabotant des politiques visant à protéger les mers. La France en fait partie, explique Raphaël Seguin, chercheur en écologie marine, dans une tribune à Vert.
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L’océan est le garant de la vie sur Terre. Près de trois mil­liards d’humains en dépen­dent pour se nour­rir, pour tra­vailler, pour leur iden­tité cul­turelle. L’océan est le chef d’orchestre des con­di­tions d’habitabilité de la Terre et est notre pre­mier allié con­tre la crise cli­ma­tique : il a absorbé plus d’un tiers de nos émis­sions de dioxyde de car­bone, et atténue le réchauf­fe­ment cli­ma­tique.

L’océan est en péril aujourd’hui. Plus d’un tiers des pop­u­la­tions de pois­sons sont sur­pêchées, soit trois fois plus que dans les années 70. Aucun recoin de l’océan n’est à l’abri aujourd’hui des flottes de pêche indus­trielle, propul­sées par des tech­nolo­gies de plus en plus per­for­mantes qui per­me­t­tent de main­tenir la quan­tité de pois­sons pêchés alors que les pop­u­la­tions s’effondrent.

Ces derniers mois ont vu défil­er des records de tem­péra­tures marines inouïes, notam­ment en Atlan­tique Nord où a sévi une canicule marine avec des tem­péra­tures 5 à 6 degrés plus élevées que les nor­males de saisons. Pour­tant, pour notre espèce, l’océan représente avant tout un gigan­tesque puits de ressources à exploiter, et une énorme poubelle, pour nos déchets, nos pes­ti­cides ou encore nos émis­sions de gaz à effet de serre.

C’est un milieu peu con­nu, dis­tant et loin­tain pour la plu­part des Français. Un détache­ment qui rend invis­i­ble sa destruc­tion, et com­pliquée la mobil­i­sa­tion autour de sa préser­va­tion. Pour citer le nav­i­ga­teur français Éric Tabar­ly : «La mer, c’est ce que les Français ont dans le dos quand ils sont sur la plage».

L’océan se trou­ve au cœur du fonc­tion­nement de la planète, et main­tient les con­di­tions d’habitabilité de la Terre : en ce sens, sa pro­tec­tion est indis­pens­able et relève de l’intérêt général de l’humanité et du vivant.

En tant que sec­onde puis­sance mar­itime mon­di­ale, la France a une respon­s­abil­ité majeure. Notre pays regroupe 10% de la sur­face mon­di­ale des récifs coral­liens ; il bor­de la Méditer­ranée, l’une des zones marines les plus diver­si­fiées et men­acées de la planète, abri­tant 11% de la bio­di­ver­sité marine. Le gou­verne­ment français n’est pas à la hau­teur de cette respon­s­abil­ité.

Dans un récent édi­to­r­i­al pub­lié dans Nature, la com­mu­nauté sci­en­tifique épin­gle l’hypocrisie de cer­taines nations — dont la France — qui s’autoproclament cham­pi­onnes de la défense de l’océan tout en le détru­isant. Une hypocrisie d’autant plus affligeante qu’elle se cache der­rière de grandes annonces, comme à Brest, en 2022, lors du One Ocean Sum­mit. Ce 7 sep­tem­bre, Olivi­er Véran, porte-parole du gou­verne­ment, affir­mait sur la mati­nale de France Inter que la France n’avait rien à se reprocher en matière de pro­tec­tion de l’océan, met­tant en avant l’organisation de telles con­férences.

La réal­ité est tout autre. Lors de ce One Ocean Sum­mit, Emmanuel Macron annonçait fière­ment que la France pro­tégeait plus de 30% de ses eaux ter­ri­to­ri­ales. Rap­pelons que les aires marines pro­tégées (AMPs) con­stituent l’un des out­ils les plus effi­caces pour pro­téger les zones océaniques : les plus strictes inter­dis­ent toute forme de pêche et per­me­t­tent à la vie marine de se régénér­er, tan­dis que les aires dites «par­tielles» pro­tè­gent la pêche arti­sanale tout en inter­dis­ant les méth­odes de pêche indus­trielle.

Sur le ter­rain, la poli­tique française de pro­tec­tion de l’océan s’avère large­ment inef­fi­cace. En France, les aires marines pro­tégées (AMPs) sont très iné­gale­ment répar­ties : 97% se situent dans les ter­ri­toires d’outre-mer, avec un mai­gre 3% en France mét­ro­pol­i­taine, où les pres­sions humaines sont pour­tant plus impor­tantes. Par­mi ces AMPs, seule­ment 1,6% sont sous pro­tec­tion stricte. En Méditer­ranée, ce chiffre descend à 0,1%, et à 0,008% pour la zone de l’océan Atlan­tique et de la Mer du Nord. La majorité des AMPs en France ne con­fère ain­si pas, ou très peu, de pro­tec­tion.

Il faut aus­si pré­cis­er que la France utilise sa pro­pre déf­i­ni­tion d’une «pro­tec­tion stricte». Une déf­i­ni­tion bien moins effi­cace que les stan­dards inter­na­tionaux, défi­nis par les sci­en­tifiques. Pour que ses AMPs soient effi­caces, la France devrait pro­téger cha­cun de ses bassins océaniques de façon égale, créer des aires marines pro­tégées à pro­tec­tion stricte et allouer les moyens humains et financiers des­tinés à la ges­tion et à la sur­veil­lance de ces espaces.

C’est loin d’être la direc­tion que prend le gou­verne­ment. Dans l’éditorial de Nature, les auteurs citent l’opposition de la France à une mesure européenne visant à inter­dire le cha­lu­tage de fond dans les AMPs. Dans plus de la moitié des aires marines pro­tégées européennes, le cha­lu­tage de fond est plus élevé à l’intérieur qu’à l’extérieur de la zone pro­tégée.

Pour­tant, le Secré­taire d’État chargé de la Mer, Hervé Berville, cla­mait en mars 2023 que la France est «totale­ment, claire­ment et fer­me­ment opposée à l’interdiction des engins de fond dans les aires marines pro­tégées». Son dis­cours tein­té de fauss­es affir­ma­tions, à con­tre-courant de toute forme de réal­ité sci­en­tifique, a ali­men­té un cli­mat explosif qui s’est sol­dé par la mise à feu des bureaux de l’Office français de la bio­di­ver­sité à Brest.

L’interdiction pro­gres­sive du cha­lu­tage de fond dans les aires marines pro­tégées — pra­tique dont nom­bre de pêcheurs arti­sanaux dépen­dent encore — est une mesure indis­pens­able pour espér­er dis­pos­er de zones pro­tégées, et donc de pop­u­la­tions de pois­sons en bonne san­té pour main­tenir une pêche raison­née dans les décen­nies à venir.

L’hypocrisie française s’étend au-delà de nos fron­tières, puisque nos flottes de pêche, aux côtés de l’Espagne, remon­tent jusqu’à un tiers des thons dans l’océan Indi­en, où une espèce en par­ti­c­uli­er, le thon alba­core, est grave­ment sur­ex­ploitée. Pour pêch­er le thon, les flottes européennes utilisent surtout des dis­posi­tifs de con­cen­tra­tions de pois­sons (DCP), struc­tures flot­tantes de bois ou de plas­tique qui attirent les pois­sons. Cette méth­ode est loin d’être durable puisqu’elle cap­ture énor­mé­ment de juvéniles (des pois­sons qui n’ont pas eu le temps de se repro­duire), de nom­breuses espèces non ciblées (comme des thons et des requins) et représente une source impor­tante de pol­lu­tion marine.

Bateau de pêche. © Nico­las Job / Ocean Image Bank

L’Europe s’oppose aujourd’hui à des mesures de con­ser­va­tion qui per­me­t­traient de lut­ter con­tre cette méth­ode de pêche. La France joue un rôle pré­dom­i­nant dans ce com­bat, puisqu’elle fait par­tie des États qui ont obtenu l’annulation d’une mesure qui visait à inter­dire les DCPs 72 jours par an. Une mesure min­i­mal­iste, néces­saire et loin d’être suff­isante, mais déjà de trop pour le gou­verne­ment français et le lob­by de la pêche thonière. Ces choix per­me­t­tent l’ac­ca­pare­ment des ressources marines par une poignée d’acteurs privés aux dépends des pêcheries locales de l’océan Indi­en.

Pour­tant, la France s’est déjà illus­trée par sa capac­ité à men­er de tels com­bats. En 1988, aux côtés de l’Australie, Paris s’est ain­si opposé à la Con­ven­tion de Welling­ton, qui aurait per­mis l’exploitation minière de l’Antarctique. Notre pays est aus­si le pre­mier à s’être posi­tion­né en faveur d’une inter­dic­tion totale de l’exploitation minière des fonds marins, indus­trie émer­gente qui men­ace l’océan pro­fond.

Espérons que la France se sai­sisse de l’organisation de la prochaine Con­férence des Nations unies sur l’océan, qui se tien­dra à Nice en juin 2025, pour align­er sa rhé­torique sur des engage­ments con­crets.

Une tri­bune de Raphaël Seguin, chercheur en écolo­gie marine et vul­gar­isa­teur sci­en­tifique, doc­tor­ant chez Bloom asso­ci­a­tion et Uni­ver­sité de Mont­pel­li­er