Le grand entretien

Léa Falco : «Il faut chercher des alliés dans les cercles qu’on ne fréquente pas»

À 25 ans, l’infatigable militante Léa Falco, qui fait feu de tout bois dans le collectif Pour un réveil écologique comme dans sa vie professionnelle, signe «Faire écologie ensemble», énergisant plaidoyer et guide pour agir à tous les niveaux de la société.
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Où se situe ton niveau d’écoanxiété après cet été ?

J’ai la chance de ressen­tir très peu d’écoanxiété !

C’est quoi ton secret ?

Le fait d’essayer de faire des choses, et d’avoir beau­coup rel­a­tivisé le rôle qu’on peut avoir indi­vidu­elle­ment m’a aidé. D’être engagée dans le col­lec­tif Pour un réveil écologique et d’en avoir fait mon méti­er, je peux dif­fi­cile­ment en faire plus, en tant qu’individu. De l’autre côté, on ne chang­era jamais le monde tout seul. Notre rôle en tant que mil­i­tants éco­los, c’est d’arriver à attir­er le plus de monde à ces enjeux-là et con­stru­ire quelque chose qui dépasse notre sim­ple indi­vid­u­al­ité.

Léa Fal­co à Paris en sep­tem­bre 2023. © Loup Espargilière / Vert

Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?

Je fais de la for­ma­tion auprès des agents publics, des fonc­tion­naires, sur les enjeux cli­ma­tiques et envi­ron­nemen­taux à l’École des Ponts. L’idée, ce n’est pas seule­ment de faire de la sen­si­bil­i­sa­tion, ou d’expliquer com­ment fonc­tionne le sys­tème physi­co-chim­ique de la Terre, mais de trou­ver com­ment cha­cun, en tant qu’agent pub­lic, peut faire évoluer son boulot pour ten­dre vers la neu­tral­ité car­bone.

Dans ton livre, dont c’est le titre, tu proposes de «faire écologie ensemble», en promettant que la guerre des générations n’aurait pas lieu…

Je ne promets rien ! [rires]

… faire écologie ensemble, ça veut dire même avec les boomers en SUV ?

Cette oppo­si­tion avec les boomers, il y a un stade où elle ne tient pas com­plète­ment. Déjà parce que nous, en tant que jeunes, on ne pour­ra pas réus­sir la trans­for­ma­tion écologique tous seuls. On a une fenêtre d’opportunité trop faible pour attein­dre ne seraient-ce que des postes à respon­s­abil­ité.

Nos par­ents et nos grand-par­ents ont des enfants, ou des petits enfants, qui vont vivre dans ce monde-là. Donc ils n’ont pas d’intérêt à le salop­er, à part pour des raisons iden­ti­taires de réac­tance, qui exis­tent. Le but n’est pas de dire qu’on va con­va­in­cre tout le monde parce que tout le monde est beau et gen­til. Mais de dire qu’il y a des co-béné­fices à la trans­for­ma­tion écologique qui, pour beau­coup de gens, sont beau­coup plus impor­tants que de réus­sir la trans­for­ma­tion écologique.

«Faire écolo­gie ensem­ble», ça veut dire dépass­er le cli­vage généra­tionnel et le cli­vage soci­ologique… Dépass­er le pla­fond de verre qu’on a du mal à bris­er aujourd’hui.

Si je t’écoute bien, ça veut dire qu’il faut accepter qu’il y en a qui soient perdus pour la cause, qu’on n’arrivera pas à embarquer…

Bien sûr. Et tous nos mul­ti­mil­lion­naires ou mil­liar­daires qui, pour le coup, n’ont aucun intérêt à chang­er. Il y a des gens que tu ne pour­ras pas con­va­in­cre et qui seront des opposants féro­ces et réfrac­taires.

Tu veux dire qu’on ne peut pas faire écologie ensemble avec Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, par exemple ?

Ce qui est un peu dif­fi­cile, c’est que quand Patrick Pouyan­né dit : «On est les plus vertueux des pétroliers», c’est dra­ma­tique, mais c’est vrai, parce que les autres sont mille fois pires. Il va fal­loir forte­ment réguler les multi­na­tionales, et ce n’est pour l’instant pas vrai­ment dans les plans des pays de l’Union européenne, ni ailleurs dans le monde.

«Ce qu’il faut, c’est de la régu­la­tion, qui per­me­tte à des entre­pris­es d’émerger — celles qui font réelle­ment des efforts, des trans­for­ma­tions struc­turelles»

Comment fait-on pour que les entreprises soient capables de penser contre leurs profits immédiats, contre le système concurrentiel dans lequel elles sont ?

Je pense qu’elles ne seront jamais capa­bles de le faire, il faut acter ça. L’autorégulation par­faite qu’elles dis­ent toutes être en train de réalis­er, ça n’existera pas. Pas pour des raisons morales : même si elles le voulaient, elles ne le feraient pas, parce qu’elles perdraient du ter­rain face à la con­cur­rence.

Ce qu’il faut, c’est de la régu­la­tion, qui per­me­tte à des entre­pris­es d’émerger — celles qui font réelle­ment des efforts, des trans­for­ma­tions struc­turelles. Et qu’une par­tie des autres, coule.

«Aujourd’hui, il faut vrai­ment le vouloir pour être éco­lo. C’est pas facile, c’est cher, c’est sou­vent plus long, pas tou­jours sociale­ment val­orisé»

Dans ton livre, tu expliques que les individus ont une marge de manœuvre relativement contrainte, que faire de l’écologie à l’échelle individuelle, ce n’est pas facile. C’est pour ça que tu appelles à construire «l’écologie par défaut». De quoi s’agit-il ?

Aujourd’hui, il faut vrai­ment le vouloir pour être éco­lo. C’est pas facile, c’est cher, c’est sou­vent plus long, pas tou­jours sociale­ment val­orisé… Dès que tu fais un pas de tra­vers, on te dit : «Tu fais ça alors que tu dis toute la journée que tu es éco­lo».

L’idée de l’é­colo­gie par défaut, c’est d’in­vers­er ce prisme-là, de chang­er les cadres légaux, insti­tu­tion­nels, économiques, soci­aux aus­si, pour que l’op­tion par défaut soit celle qui soit la moins chère, la plus rapi­de, la plus sociale­ment val­orisée.

Aujour­d’hui, si j’ai envie de manger végé­tarien à Paris, j’ar­rive dans un restau­rant, et j’au­rais peut-être un ou deux plats végé­tariens. Et ça, c’est parce qu’on est à Paris. Il y a plein de restau­rants partout ailleurs où on n’au­ra aucun plat végé­tarien.

Il y aura bien une salade verte et des frites…

Voilà, ou la fameuse omelette au sel. C’est sym­pa, mais bon, on aimerait bien manger autre chose.

Peut-être qu’il faut que la grande majorité des plats soient végé­tariens dans les restau­rants, et qu’en plus, on apprenne à cuisin­er végé­tarien dans notre vie, peut-être à l’é­cole, qu’on s’ac­cul­ture à ça et que ça devi­enne un automa­tisme.

Sur le trans­port, nous, on est venus en métro ici, parce qu’il y a des métros à Paris. C’est notre mode de tra­jet par défaut, avec le vélo. Grâce à ça, je n’ai pas besoin de voiture, ni de moto ou d’autres moyens de trans­port car­bonés. Et ce n’est pas évi­dent ailleurs qu’à Paris.

«L’en­droit d’où je vois la trans­for­ma­tion écologique s’im­pulser, c’est les pou­voirs publics, à tous les niveaux»

Si je comprends bien, s’il y a un principal levier, il est au niveau politique, parce qu’il faut changer les règles du jeu ?

L’en­droit d’où je vois la trans­for­ma­tion écologique s’im­pulser, c’est les pou­voirs publics, à tous les niveaux. Le dernier chapitre du bouquin inter­roge le rôle qu’on peut avoir en tant qu’individus, alors qu’on nous vend l’idée que c’est dans notre vie per­son­nelle qu’on a le plus d’im­pact — «Ne mange pas de viande, ne prend pas ta voiture, ferme la lumière quand tu sors d’une pièce».

Je pense qu’il y a un vrai intérêt à se détach­er de ça et à regarder la per­son­ne sociale que l’on est, qui a un rôle dans la société, qui vote de temps en temps, qui passe du temps au tra­vail — dans lequel on peut créer des inter­stices. Il y a aus­si l’engagement syn­di­cal ou juridique.

Même si mon action indi­vidu­elle n’est pas suff­isante — et ne le sera jamais — je ne porte pas le poids du monde sur les épaules, parce que ce sont des com­bats partagés, par exem­ple si on monte un col­lec­tif dans sa boîte, ou si on rejoint un syn­di­cat. En plus, c’est beau­coup plus poli­tique que si je suis sim­ple­ment un «consom’acteur» et que j’achète mes légumes bio. Je ne dis pas qu’il ne faut pas acheter ses légumes bio, évidem­ment !

Désolé, si je souris, c’est parce que le mot «consom’acteur» me fait rire à chaque fois !

Ça me fume, vrai­ment [rires] ! En plus, c’est vrai­ment très ancré dans l’esprit des gens : les manières dont on peut avancer ne sont pas du tout claires dans l’esprit de beau­coup d’entre eux.

Tu appelles à rendre l’écologie «désirable» dans ton livre. Qu’est-ce que c’est une écologie désirable et comment on fait ?

On s’en fiche, finale­ment, d’at­tein­dre la neu­tral­ité car­bone. Ce sont des objec­tifs qui ne sont pas des fins en soi. Les fins en soi, c’est ce que tout ça va nous offrir, c’est-à-dire des con­di­tions de vie plus ou moins agréables. Il faut pou­voir pro­pos­er un pro­jet poli­tique qui explique que «parce qu’on va attein­dre la neu­tral­ité car­bone, et qu’on va vous accom­pa­g­n­er là-dedans, vous pour­rez avoir plus de temps pour vous, pour vos amis, pour les choses que vous aimez, vous serez en bonne san­té, vous serez épanouis».

Et puis il faut ren­dre ça cool, qu’on ait des actions mil­i­tantes un peu drôles, décalées… Que les mil­i­tants éco­los n’aient plus seule­ment l’image de râleurs qui refusent la viande dans les bar­be­cues de famille, mais que ce soit un truc un peu mar­rant, con­vivial, un truc dans lequel on ait envie d’entrer.

«On est dans une péri­ode de con­tre­coup médi­a­tique et poli­tique en réac­tion à la présence accrue de l’écologie dans le débat pub­lic»

En 2018, 30 000 étudiants et jeunes diplômés signaient le manifeste «pour un réveil écologique», expliquant, en gros, que ça n’a pas de sens de faire du vélotaf si c’est pour aller travailler dans une entreprise qui aggrave la crise climatique, et appelant à un changement profond de notre société. C’est ainsi qu’est né le collectif du même nom, que tu représentes. Qu’est-ce qui a changé depuis ?

J’ai l’im­pres­sion qu’on par­le beau­coup plus des enjeux écologiques dans les médias, même si on n’en par­le pas aus­si bien qu’on le voudrait, nous. D’ailleurs, la Charte pour un jour­nal­isme à la hau­teur de l’urgence écologique [ini­tiée par Vert en 2022], et d’autres choses, ont aidé à ce que ça bouge.

Il y a eu une entrée en poli­tique de cette ques­tion-là, de l’é­colo­gie trans­for­mante et de l’avène­ment d’une société dans laque­lle on serait dans la neu­tral­ité car­bone. Rien que l’émer­gence du terme «plan­i­fi­ca­tion écologique» dans le débat, le fait qu’on par­le d’adaptation… Je trou­ve que c’est déjà une vic­toire des éco­los.

Après, il y a de plus en plus de crispa­tions autour de ces ques­tions-là ; on est quand même vrai­ment dans une péri­ode de back­lash - de con­tre­coup médi­a­tique et poli­tique en réac­tion à la présence accrue de l’écologie dans le débat pub­lic.

Au printemps 2022, on a vu dans les médias une vague de bifurqueurs — d’étudiants issus de grandes écoles qui disaient : «Je ne vais pas bosser pour Total, je vais faire complètement autre chose». Est-ce que c’était un vrai mouvement, ou un épiphénomène ?

À l’in­térieur des pro­mos, c’est quand même plutôt un épiphénomène. Dans la mienne, les gens qui avaient une sen­si­bil­ité écologique n’é­taient plus tout à fait mar­gin­aux, mais on était tou­jours très minori­taires. Mais dans notre micro­cosme, j’en vois qui ont des pris­es de con­science un peu plus tar­dives après la sor­tie de l’é­cole.

À ton avis, est-ce qu’il vaut mieux rester travailler chez la BNP Paribas, qui subventionne massivement les énergies fossiles, pour essayer de la faire changer à l’intérieur, ou lancer une néobanque plus écolo ?

Je pense qu’à ce stade, il faut tra­vailler ailleurs. Quand tu es dans des mon­stres comme ça, la force d’in­er­tie est colos­sale. Imag­ine : tu es diplômé en 2023 et tu com­mences à tra­vailler en sep­tem­bre 2023 à la BNP. Avant d’ar­riv­er à un poste qui per­me­tte d’avoir un peu de poids sur les déci­sions, il faut peut-être 30 ans à la BNP.

Il y a des gens qui fab­riquent des alter­na­tives — pas tout à fait extérieures au sys­tème, parce qu’ils en sont for­cé­ment dépen­dants -, mais qui sor­tent un peu des lim­ites de ce sys­tème-là — comme les néoban­ques ou la Nef.

Faire écolo­gie ensem­ble, La guerre des généra­tions n’au­ra pas lieu, Léa Fal­co, Rue de l’Échiquier, 2023.

Que faites-vous maintenant à Pour un réveil écologique, cinq ans après le manifeste ?

On a deux pôles prin­ci­paux. Le pre­mier est con­sacré à l’enseignement supérieur. En févri­er 2022, on a sor­ti un rap­port avec Jean Jouzel [cli­ma­to­logue, NDLR], man­daté par la min­istre de l’époque [Frédérique Vidal, NDLR] pour faire l’in­ven­taire de ce qui serait une for­ma­tion intéres­sante aux enjeux envi­ron­nemen­taux pour les uni­ver­sités. A la suite de ce rap­port, qui pré­con­i­sait notam­ment qu’il y ait des for­ma­tions oblig­a­toires en deux­ième année d’en­seigne­ment, la min­istre a annon­cé en octo­bre dernier que tous les étu­di­ants de l’en­seigne­ment supérieur seraient for­més aux enjeux envi­ron­nemen­taux d’ici à 2027.

Les annonces, c’est tou­jours très bien, mais ensuite, il faut véri­fi­er quels sont les moyens vrai­ment alloués. L’équipe enseigne­ment du col­lec­tif tra­vaille encore sur ces ques­tions-là, et est en con­tact réguli­er avec tout un tas d’ac­teurs pour essay­er de con­tin­uer à organ­is­er ce nou­veau seg­ment de l’ac­tion publique.

Nous avons aus­si une équipe «employeurs», qui a deux pro­jets très cools. En 2018, on avait envoyé des ques­tion­naires aux entre­pris­es pour leur deman­der quelle était leur poli­tique en matière de RSE [Respon­s­abil­ité socié­tale des entre­pris­es]. Là, on essaie de faire une ver­sion actu­al­isée, en leur deman­dant de nous fournir des indi­ca­teurs plus pré­cis qui mon­tr­eraient les sig­naux faibles en matière de change­ment dans leur busi­ness mod­el.

Nous avons un autre pro­jet qui s’appelle le Plan pour l’emploi de demain : une liste de chantiers dans lesquels on a besoin soit de com­pé­tences clas­siques, soit de com­pé­tences un peu dif­férentes pour la trans­for­ma­tion écologique, dans l’industrie, l’énergie, mais aus­si des domaines aux­quels on pense moins sou­vent, comme les secteurs du soin ou de la démoc­ra­tie.

«On a un prob­lème de diver­sité dans le mou­ve­ment cli­mat»

À en croire les récits dans la plupart des médias, on dirait que la lutte contre le changement climatique, c’est l’apanage de jeunes urbains bourgeois ultra-diplômés. Qu’en est-il ?

C’est quand même plutôt assez vrai. Selon les études sur le sujet, le pro­fil de base, c’est effec­tive­ment urbain, jeune, plutôt un peu plus féminin, plutôt de gauche, plutôt CSP+, donc ça veut dire qu’on a aus­si dans le mou­ve­ment écol­o­giste et pour le cli­mat un prob­lème de diver­sité.

Il y a des acteurs nou­veaux qui émer­gent, comme Ban­lieue cli­mat dont on par­le beau­coup, ce que tout le monde trou­ve super bien, parce que ça mon­tre qu’il y a des choses qui peu­vent sur­gir hors des envi­ron­nements dans lesquels on est plongé.

Mais il ne faut pas que ce soit une excep­tion : il faut aller chercher des alliés à notre cause dans des cer­cles que l’on ne fréquente pas — des cer­cles syn­di­caux, des cer­cles de gens qui tra­vail­lent dans le secteur pri­maire ou ter­ti­aire, des agricul­teurs — et qu’on ait plein de nou­velles per­son­nes qui rejoignent ce mou­ve­ment, avec qui ont co-con­stru­irait un pro­jet.

Jusqu’à récemment, tu a été chroniqueuse chez les Grandes Gueules, sur RMC, un environnement qui a l’air relativement hostile pour des jeunes écolos urbains, CSP+.

C’é­tait char­mant ! [rires]

Pourquoi y être allée et pourquoi ça s’est terminé ?

J’é­tais là-bas parce que j’é­tais passée sur BFM un jour — c’est la même mai­son -, et j’avais râlé parce que la secré­taire d’É­tat à l’époque de la jeunesse avait par­lé du wok­isme. Je pense qu’ils étaient intéressés parce qu’ils voy­aient en moi une jeune de gauche. RMC m’a pro­posé de faire une émis­sion pour les Grandes Gueules, qui en étaient à leur 18ème sai­son à l’époque. Un vrai vieux truc, que mon père écoutait dans la voiture quand j’é­tais petite.

C’est une émis­sion qui est incroy­able­ment écoutée. Mal­gré le risque d’être écrasé par la machine, con­tre laque­lle tu ne peux pas gag­n­er — j’y allais en sachant que de toute façon, j’allais per­dre, à un con­tre qua­tre — je me suis dit que c’é­tait intéres­sant de pro­pos­er aux gens qui écoutaient cette radio une vision de l’é­colo­gie dif­férente que celle qui était dépeinte par ses opposants.

Est-ce qu’on peut faire écologie ensemble avec Pascal Praud ?

Non ! [rires]