«18 degrés, c’est pas une bonne nouvelle», soupirait le navigateur Kito de Pavant, le 6 novembre dernier sur la promenade du front de mer des Sables d’Olonne (Vendée). Il lève au large la ligne de ses sourcils grisés par plus de 20 années de compétition et trois éditions de la grande course. Plus que quelques jours avant que ne résonne la corne de brume qui souffle le départ du Vendée Globe. Surnommé «l’Everest de la mer», ce tour du monde à la voile de quelque 46 000 kilomètres passe par les endroits les plus périlleux en mer : le Cap Horn et les quarantièmes rugissants.
Dimanche 10 novembre à 13h02, quarante skippers qui participent à la dixième édition du Vendée Globe se sont élancé·es sur une route chahutée par un nouveau défi : la crise écologique. Tour du monde en solitaire et sans escale, la course a vu son trajet modifié cette année par la création de deux «zones d’exclusion», des espaces maritimes interdits à la navigation par les organisateur·ices, afin d’éviter la collision avec les animaux marins. La première, près des Açores, au milieu de l’Atlantique, est un point de passage des migrations de rorquals, de baleines et de cachalots. L’autre, au Cap Vert, au large du Sénégal, concentre les baleines à bosse lors de leur période de reproduction. Deux déviations qui rendent visibles les questionnements jusqu’ici discrets du monde de la voile de compétition sur les limites écologiques qui s’imposent de plus en plus à ces grands événements.
Collisions avec des icebergs
Pour le quimpérois Roland Jourdain – trois Vendée à la barre – le premier contact avec la crise écologique en mer avait des faux airs de méduse : «dans les années 1980, se remémore le navigateur auprès de Vert, j’ai commencé à voir des sacs plastiques se prendre dans le gouvernail et les quilles partout dans l’Atlantique Sud, au large du Brésil ou de l’Afrique. Ça entravait nos performances. Nous en voyons moins maintenant parce que les macros plastiques sont devenus micros, mais ils sont plus présents que jamais.»
Les nuisances écologiques surnagent alors uniquement comme un frein aux voiliers traçant l’Ocean Race ou la Solitaire du Figaro. À l’approche des mers du Sud, les navigateur·ices deviennent les témoins sporadiques du décrochage des icebergs, dont la dérive croise parfois leur route. Dans les années 1990, une première frontière tombe, non pas à la demande des organisateur·ices de course, mais des autorités australiennes : les sauveteurs du Maritime Rescue Coordination Center et de l’Australian Maritime Safety Authority refusent de continuer de risquer leur peau dans des zones glacées et tempétueuses pour récupérer les aventuriers des mers du sud percutés par les glaces. Soucieux de boucler leurs 45 000 kilomètres de tour, les skippers s’insurgent : «la mise en place de la zone d’exclusion Antarctique a soulevé plein de questions sur la liberté sportive, nous confie Claire Vayer, responsable du développement durable au sein de la classe Imoca, la catégorie des bateaux monocoques qui prennent notamment le départ du Vendée. Désormais, c’est reconnu comme une règle utile pour éviter les accidents.»
Accidents de cachalot
La mythologie de l’aventure en mer maquille sous ses termes techniques un rapport ambigu au vivant. Sous la surface des mystérieux «Ofni», ces «objets flottants non identifiés», les marins dissimulent tout ce que leur coque peut heurter par surprise : bouées, containers mais aussi… animaux marins.
Le 6 décembre 2016 au nord des Îles Crozet dans l’Océan indien, le monocoque Bastide-Ohio doit abandonner la course, 30 jours après le départ, suite à un violent choc qui a stoppé net l’embarcation et entraîné une voie d’eau (une fuite dans la coque) après rupture de la quille. «Mon Vendée s’est terminé sur le dos d’un cachalot, résume tristement le skipper Kito de Pavant. J’étais dans le bateau pendant l’impact, le temps que je remonte sur le pont, il n’y avait plus rien dans le sillage. Nous avons reçu la vidéo des semaines après, nous avons hésité à la diffuser.» Tabou, ce phénomène reste mal documenté. Membre du consortium Share the Ocean, le laboratoire Pelagis de l’Université de La Rochelle a tiré de l’analyse du Réseau national des échouages une estimation de 22 cétacés sur les côtes françaises. Côté Méditerranée, un animal sur cinq présenterait des marques de rencontre de navire, ce qui menacerait, selon les scientifiques, le bon état des populations de mammifères marins requis par la directive-cadre européenne Stratégie pour le milieu marin. D’après un décompte établi par notre consœur Hortense Chauvin de Reporterre, 51 collisions auraient été rendues publiques sur les 18 courses au large étudiées entre 2008 et 2022.
Architecte naval et skipper, Renaud Bañuls a défendu auprès du Vendée l’idée de zones d’exclusion, déterminées par le consortium transdisciplinaire de conservation de la faune marine réunissant recherche et architecture navale Share the ocean : «Nous avons développé une méthode statistique pour la transition maritime, afin de modéliser les zones où les risques sont les plus élevés, détaille l’entrepreneur et enseignant chercheur à l’Université de Nantes. C’est gagnant-gagnant, parce qu’on préserve la biodiversité et le bateau. Pour les portes-conteneurs, ça va être plus compliqué : un porte-conteneur qui heurte un animal, il ne s’en rend même pas compte…»
Au mois de juin, la course transatlantique New York–Vendée avait débuté à 90 miles nautiques (environ 170 kilomètres) de la métropole américaine, pour préserver les baleines. «Un sacrifice», des mots des skippers qui chérissent les départs spectaculaires dans les baies surpeuplées, mais qui avait permis d’enregistrer un compte de zéro collision sur la course.
La classe Imoca a initié une réflexion à partir de 2021 pour mieux éviter ces impacts. «Notre classe a une approche technique, nous avons donc travaillé à la mise en place d’outils de détection multicapteurs, SeaAI, explique Claire Vayer. Les navigateurs disposent désormais aussi d’un hazard button, une sorte de “Waze des mers” pour signaler les collisions.» L’innovation révèle cependant vite ses limites : «nous nous concentrons sur la surface ou l’entre-deux-eaux car, plus bas, les ondes se diffusent mal, les bulles gênent, avoue la technicienne. Il faut faire un effort au-delà de la technique : nous travaillons à la formation avec les écoles de voile et l’Office français de la biodiversité.»
Confrontée aux réalités de l’océan, l’approche technique prend bien vite l’eau. Depuis le Vendée 2016, les skippers sont de plus en plus nombreux à s’équiper de foils, des branches de carbone courbées qui leur valent le nom de «moustaches». Déployées sous l’eau de part et d’autre de la coque, ces appendices dévient le courant pour soulever le navire et réduire le contact jusqu’à le faire «voler». «La course avec les dauphins devant le bateau, on peut la faire à des vitesses de 15 ou 20 nœuds [28 à 37 km/h, NDLR], concède un équipementier naval. Mais avec des foils, un Imoca atteint vite 30 nœuds [plus de 55 km/h, NDLR] et plus aucun animal marin ne peut rivaliser, ni aucun skipper faire une manœuvre d’évitement : ces extensions sont des lames de rasoir.»
Des événements météo «plus précoces et plus violents»
L’organisation navale chavire aussi sous la vague montante du changement climatique. «Les mers se réchauffent et cette énergie marine amplifie les phénomènes météo qui deviennent plus précoces et plus violents», frissonne le skippeur Kito de Pavant. Les navigateurs interrogés ont été marqués par la trombe marine qui a englouti un voilier de 56 mètres en Sicile durant l’été de canicule marine qu’ont vécu les eaux du globe en 2024. Stationné au mouillage à l’est de Palerme, le Bayesian a été couché et coulé par un vent passé de 3 à 35 nœuds [de 5,5 à 65 km/h, NDLR] en quelques minutes, tuant sept personnes à bord.
Face à ces épisodes imprévisibles, la technologie qui barde les bateaux se referme comme un piège. «Sur l’eau, on se méfie, on se rend compte que les modèles météorologiques ont du mal à se caler, ça ne se passe pas comme prévu, confie le skipper Roland Jourdain, avant de donner sa méthode. Le meilleur choix dans ces cas-là, c’est de lever le nez au vent avec un bon baromètre et de regarder les nuages.»
«Aujourd’hui, les mecs ont les yeux fixés sur leurs projections météo et ne regardent même plus dehors, s’amuse Stanislas Thuret, navigateur pendant sept ans de la Route du Rhum à la Transat Jacques Vabre. Nous ne sommes pas formés à distinguer un rorqual d’un cachalot, nous sommes formés à aller vite. Pourquoi ? Parce que la seule façon d’avoir de la visibilité médiatique, c’est d’être sur un podium et que la seule façon d’aller sur le podium, c’est de déployer toujours plus de tech.» En 2023, Stanislas Thuret a plié les voiles de la course au large considérant qu’elle n’était pas à la hauteur de la crise climatique. «J’ai reçu un torrent de haine quand j’ai dénoncé ce fait, parce que tout le monde le sait, se souvient l’auteur du livre Réduire la voilure. Nous pourrions ralentir et avoir le même jeu.» Tabou, le ralentissement reste une frontière plus dure que celle des glaces.
La précédente édition du Vendée Globe avait vu une situation inédite : un mois à peine après le départ, le leader Yannick Bestaven s’était englué après le Cap Horn dans une mer sans vent, tandis que huit skippers sur les 33 au départ avaient abandonné face à une météo capricieuse. «Il n’y a pas eu de record battu cette année-là, et pourtant, c’était un scénario digne de Spielberg !, s’écrit Roland Jourdain. Le public est resté accroché jusqu’au bout : ça prouve bien que ce n’est pas la vitesse qui fait les beaux Vendée Globe.»
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