Entretien

Le courant océanique Amoc pourrait bientôt s’effondrer : «une très mauvaise nouvelle pour l’humanité»

De qui s’Amoc-t-on ? Dérèglement des températures, inversion des saisons sèches et humides, montée du niveau de la mer… L’effondrement de la circulation méridionale de renversement de l'Atlantique (ou «Amoc»), un courant océanique essentiel dans la régulation du climat, pourrait être catastrophique. Et il a peut-être déjà commencé. On fait le point avec René van Westen, chercheur en océanographie physique
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Vous venez de publier une étude sur la circulation océanique Amoc («Atlantic meridional overturning circulation») dans la revue Science advances. Qu’est-ce que c’est et pourquoi est-elle si importante pour notre climat ?

L’Amoc est une cir­cu­la­tion océanique à grande échelle dans l’océan Atlan­tique, que l’on peut com­par­er à un tapis roulant, et qui déplace la chaleur et la salin­ité à tra­vers l’océan.

À la sur­face de l’océan Atlan­tique, elle s’é­coule vers le nord, trans­portant ain­si de grandes quan­tités de chaleur et de salin­ité vers le nord. C’est la rai­son pour laque­lle nous avons en Europe un cli­mat rel­a­tive­ment doux, parce que nous recevons beau­coup de chaleur.

Les gens con­fondent par­fois l’Amoc avec le Gulf Stream, mais le Gulf Stream n’est qu’une toute petite par­tie de l’Amoc. L’Amoc est une cir­cu­la­tion 3D com­plète, donc elle s’é­coule encore plus au nord et va jusqu’au Groen­land, là les eaux se sont refroi­dies assez rad­i­cale­ment. Ensuite, elle s’é­coule à nou­veau vers le sud sous la forme d’un sous-courant pro­fond dans l’océan Atlan­tique, donc vous obtenez cette image de tapis roulant.

Ce sché­ma mon­tre la cir­cu­la­tion des mass­es d’eau dans le cadre de l’Amoc : la remon­tée d’eaux chaudes (rouge) vers le Nord en sur­face puis la redes­cente d’eaux pro­fondes rafraîchies (bleu) vers l’Hémisphère Sud. © Robert Sim­mon / NASA / Miraceti / Wiki­me­dia

L’Amoc est donc très impor­tante pour le cli­mat mon­di­al, car elle agit comme un ther­mo­stat. Elle déplace la chaleur de l’hémis­phère Sud vers l’hémis­phère Nord, et par­ticipe à l’équilibre de notre cli­mat. Cela pour­rait chang­er en cas d’ef­fon­drement bru­tal, et nous avions pour objec­tif de mon­tr­er ces éventuelles con­séquences à tra­vers notre étude.

Qu’appelle-t-on un point de basculement dans la science du climat ?

Pour l’ex­pli­quer sim­ple­ment, cela sig­ni­fie que vous allez être attiré vers un état cli­ma­tique dif­férent. Nous sommes aujourd’hui dans cet état actuel, dans lequel l’Amoc se déplace vers le nord près de la sur­face.

Sché­ma­tique­ment, si vous ajoutez une per­tur­ba­tion dans le sys­tème, elle entraîne des inter­ac­tions. Puis, cette per­tur­ba­tion aug­mente, et il y a de plus en plus plus d’in­ter­ac­tions, puis elle aug­mente encore. Lorsque vous dépassez une valeur cri­tique, vous pou­vez être attiré vers un état sub­stantielle­ment dif­férent, avec toutes sortes de con­séquences, et c’est ce qu’on appelle un point de bas­cule­ment.

«L’Amoc est étroite­ment liée au sys­tème cli­ma­tique actuel, et lorsqu’elle s’ar­rêtera com­plète­ment, elle fera bas­culer notre cli­mat actuel dans une machine com­plète­ment dif­férente»

Qu’est-ce qui pourrait provoquer l’effondrement de l’Amoc ?

Il faut savoir que l’Amoc est régie par des dif­férences de den­sité. Au niveau de l’Équa­teur, l’eau est rel­a­tive­ment chaude tan­dis qu’aux pôles, elle est plutôt froide. Il faut not­er que l’eau chaude est plus légère tan­dis que l’eau froide et très salée est par­ti­c­ulière­ment dense et lourde, ce qui explique que les eaux de l’Amoc coulent autour du Groen­land avant de repar­tir vers le sud.

Dans le cadre du change­ment cli­ma­tique, il se passe deux choses : les tem­péra­tures glob­ales se réchauf­fent et les eaux devi­en­nent plus fraîch­es en rai­son de la fonte des glaces du Groen­land. En ajoutant de l’eau douce à la cir­cu­la­tion de l’océan Atlan­tique, on dilue la salin­ité de l’océan et l’eau peut donc moins descen­dre au fond de l’océan. Mais si l’Amoc dimin­ue, on déplace égale­ment moins d’eau salée vers le nord. Cela sig­ni­fie que l’eau devient encore plus fraîche dans les lat­i­tudes septen­tri­onales, et cela entraîne une boucle de rétroac­tion ampli­fi­ca­trice : cette anom­alie de l’eau douce affaib­lit davan­tage l’Amoc, donc le trans­port de salin­ité est encore plus faible, ce qui dimin­ue davan­tage le sys­tème, etc.

L’Amoc est étroite­ment liée au sys­tème cli­ma­tique actuel, et lorsqu’elle s’ar­rêtera com­plète­ment, elle fera bas­culer notre cli­mat actuel dans une machine com­plète­ment dif­férente.

Quelles sont les conséquences d’un effondrement de l’Amoc sur le climat ?

C’est une très mau­vaise nou­velle. Si nous pas­sons ce point de bas­cule­ment cri­tique, nous ver­rons toutes sortes de change­ments se dévelop­per en l’e­space de cent ans. Ces change­ments sont si rapi­des qu’il est très dif­fi­cile de s’y adapter. Il peut s’agir de vari­a­tions de tem­péra­tures, comme par exem­ple en Europe et en Atlan­tique Nord où cela se refroidi­rait grande­ment.

Cela peut aus­si boule­vers­er de nom­breuses sociétés lit­torales. Sur une péri­ode de cent ans, le niveau de la mer pour­rait aug­menter d’un mètre dans cer­taines régions de l’océan Atlan­tique, et de 80 cen­timètres le long du lit­toral européen. Un siè­cle, c’est extrême­ment rapi­de sur les échelles de temps des sci­ences du cli­mat.

Cer­tains écosys­tèmes marins, qui sont très liés au sys­tème cli­ma­tique, peu­vent aus­si s’effondrer à cause d’une évo­lu­tion de l’Amoc.

Puisque l’Europe est la région du monde qui se réchauffe le plus vite, un rafraîchissement des températures dans ce continent peut presque sembler tentant en plein réchauffement climatique mondial. Pourquoi est-ce si problématique ?

Si vous regardez ce qui se passe aujour­d’hui avec le change­ment cli­ma­tique en Europe, vous ver­rez que nous avons déjà du mal à faire face au change­ment cli­ma­tique en cours, qui est en moyenne d’environ deux degrés Cel­sius à l’échelle du con­ti­nent. Imag­i­nons main­tenant que le change­ment cli­ma­tique soit encore plus rapi­de, mais dans l’autre sens. Il sera d’autant plus dif­fi­cile d’y faire face, d’autant que nous n’arrivons déjà pas à gér­er le dérè­gle­ment actuel.

«Cer­tains endroits peu­vent se refroidir, tan­dis que d’autres se réchauf­fent plus rapi­de­ment»

Si cer­tains endroits devi­en­nent beau­coup plus froids, cela peut avoir de gross­es con­séquences sur l’agriculture. L’Europe occi­den­tale est très dépen­dante de son cli­mat pour assur­er une par­tie de sa sécu­rité ali­men­taire. Un tel change­ment serait très dif­fi­cile pour les agricul­teurs, mais aus­si pour les pêcheurs qui devraient s’adapter à un cli­mat nordique, proche de celui de la Scan­di­navie.

Un effon­drement de l’Amoc pour­rait par­tielle­ment com­penser ou mas­quer le réchauf­fe­ment cli­ma­tique en arrière-plan dans cer­taines régions du monde. Mais ces change­ments ne com­penseront pas for­cé­ment le fait que cer­tains endroits peu­vent se refroidir sous l’ef­fet du dérè­gle­ment cli­ma­tique, tan­dis que d’autres endroits se réchauf­fent plus rapi­de­ment.

Par exem­ple, l’hémis­phère Sud se réchauffe sous l’ef­fet de l’ef­fon­drement de l’Amoc, et il faut ajouter à cela le change­ment cli­ma­tique. Il n’y a pas de gag­nants dans cette his­toire. Le bas­cule­ment de l’Amoc est une très mau­vaise nou­velle pour l’humanité. Il faut se rap­pel­er que ces change­ments sont bien trop courts pour s’y habituer.

Le renversement de l’Amoc pourrait aussi entraîner une inversion des saisons sèches et humides en Amazonie, comment cela s’explique-t-il ?

Nous nous atten­dons à de nom­breux change­ments dans le régime des pré­cip­i­ta­tions dans la forêt ama­zoni­enne. L’Amoc joue un rôle très impor­tant dans la for­ma­tion de ces cein­tures de pluie qui se dépla­cent au-dessus des tropiques en rai­son des vari­a­tions saison­nières. Lorsque l’Amoc s’ar­rête, l’at­mo­sphère com­mence à réa­gir, car il y a un plus grand déséquili­bre d’én­ergie et de chaleur, et ces ban­des de pluie se déca­lent au-dessus de la forêt trop­i­cale.

«Nous avons été sur­pris par la rapid­ité et l’ampleur des change­ments de tem­péra­tures»

Dans notre sim­u­la­tion, la sai­son sèche devient la sai­son humide et la sai­son humide devient la sai­son sèche. Mais ce qui est très intéres­sant, c’est que le vol­ume de pré­cip­i­ta­tions moyennes annuelles ne change pas : l’Amazonie reçoit donc tou­jours la même quan­tité de pluie, mais les pré­cip­i­ta­tions s’inversent com­plète­ment au cours de l’année. Cela peut bien sûr avoir des con­séquences impor­tantes sur de nom­breuses espèces qui seraient affec­tées par une telle tran­si­tion, et cela peut pouss­er l’é­cosys­tème de la forêt ama­zoni­enne, déjà très vul­nérable, vers un point de bas­cule­ment.

C’est comme un effet domi­no, avec une cas­cade de bas­cule­ments cli­ma­tiques. Il y en a d’autres, comme l’Antarctique qui se réchauffe encore plus rapi­de­ment dans le cadre d’un bas­cule­ment de l’Amoc.

Avez-vous été choqué par l’ampleur des conséquences de l’effondrement de l’Amoc lorsque vous avez réalisé cette étude ?

Pas vrai­ment, puisqu’une étude précé­dente pub­liée il y a deux ans dans la revue Nature cli­mate change avait déjà étudié le bas­cule­ment de l’Amoc. Mais ce qui est nou­veau, c’est la rapid­ité de l’effondrement que nous avons pu simuler dans notre étude, et qui mon­tre qu’il faut env­i­ron cent ans pour pass­er de l’état actuel à un effon­drement total. Nous avons été sur­pris par la rapid­ité et l’ampleur des change­ments de tem­péra­tures.

«Nous ne savons pas si nous avons déjà com­mencé à franchir ce point de bas­cule­ment ou s’il est encore très éloigné»

Pour vous don­ner un con­tre-exem­ple, si l’on fran­chis­sait le point de bas­cule de la calotte glaciaire du Groen­land, il faudrait prob­a­ble­ment env­i­ron mille ans pour qu’elle fonde entière­ment. C’est une échelle de temps beau­coup plus longue que l’Amoc.

Quand pouvons-nous nous attendre à un tel événement ? Peut-il se produire à tout moment ?

C’est la ques­tion à un mil­lion de dol­lars, mais notre étude ne nous per­met mal­heureuse­ment pas d’y répon­dre. Nous man­quons de don­nées. Cette étude esquisse seule­ment un avenir poten­tiel : nous ne pou­vons pas affirmer que cela va se pro­duire, mais nous savons que le change­ment cli­ma­tique à venir va de plus en plus désta­bilis­er l’Amoc.

À l’heure actuelle, est-il possible d’empêcher cet effondrement ?

Nous ne savons pas si nous avons déjà com­mencé à franchir ce point de bas­cule­ment ou s’il est encore très éloigné. Mais pour éviter un tel avenir, il est donc très impor­tant de réduire les émis­sions de gaz à effet de serre. C’est le seul moyen de sta­bilis­er le sys­tème cli­ma­tique tel que nous le con­nais­sons aujour­d’hui.

Si cet effondrement se produit, y a‑t-il un moyen de revenir en arrière ?

Eh bien, non. En tout cas, pas à l’échelle humaine. J’e­spère que ces infor­ma­tions inspireront les décideurs poli­tiques et qu’ils leur fer­ont com­pren­dre que nous devons éviter un tel avenir et que nous pou­vons le faire en réduisant nos émis­sions et en lim­i­tant notre impact sur les écosys­tèmes.

J’e­spère que les gens ne se diront pas : «Bon sang, on est tous fou­tus. J’ai envie de mon­ter dans un avion, de met­tre le moteur en marche et de voy­ager partout». J’e­spère que cela incit­era les gens à pren­dre en compte la crise cli­ma­tique de manière beau­coup plus urgente.

Je dirais donc qu’il reste du temps et qu’en tant que société, nous pou­vons vrai­ment — si nous y sommes prêts — invers­er le cours des choses.

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