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Le Shift Project a un plan pour mettre la France au régime bas-carbone

Le Shift Project vient de présenter son vaste Plan de transformation de l'économie française. Initiée pendant le confinement, cette démarche donne un aperçu de l’ensemble des efforts à mener pour décarboner la société.
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Décarboner, à plein pot. Après les scientifiques la semaine dernière, les ingénieur·es du Shift interpellent le monde politique sur l’urgence de la décarbonation de l’économie française. Pour cela, elles et ils ont élaboré un plan qui permettrait de réduire de 25% nos émissions de CO2 d’ici 2027.

Une démarche ingénieuse

L’idée de ce plan est née en mars 2020. Dans la France confinée, les membres du think tank The Shift Project (créé en 2010 par Jean-Marc Jancovici pour influencer le débat énergétique) s’interrogent comme beaucoup sur le « monde d’après ». « Cette crise sanitaire a montré qu’en cas d’imprévu significatif, le gouvernement ne dispose pas de jeux de mesures opérationnelles pour faire repartir l’activité du pays sur des bases beaucoup plus « décarbonantes ». Nous avons donc conçu le produit que nous aurions aimé trouver sur nos étagères à ce moment-là », explique à Vert Jean-Noël Geist, l’un des principaux coordinateurs de ce vaste Plan de transformation de l’économie française (PTEF).

Ce plan opérationnel s’appuie sur l’analyse des stocks et des flux physiques de matière et d’énergie, comme sur l’adaptation des ressources humaines et l’emploi. « L’enjeu de la décarbonation de l’économie, c’est de ne pas en arriver à ce que certains consommateurs soient privés de gaz. A la fois pour limiter le réchauffement climatique mais aussi pour s’affranchir d’une dépendance à une forme de drogue dure », rappelle aux Echos l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, fondateur du Shift. Pour lui, tout est question de temporalité : « « Avant », les ennuis étaient pour plus tard. Maintenant, ils sont pour tout de suite », aime-t-il rappeler.  

Côté méthodologie, « les travaux du PTEF ont été menés avec une équipe composée de salariés, une quinzaine d’experts bénévoles ou recrutés pour la durée de l’étude, ainsi qu’avec la collaboration de centaines de bénévoles professionnels des secteurs concernés », se satisfait le think tank, qui a mis un point d’honneur à confronter ses chiffres à la réalité de terrain.

« On a eu des débats contradictoires sur chaque sujet : nos rapports sont forts des échanges et controverses avec les publics avertis que nous avons sollicités », détaille à Vert le vice-président du Shift, Laurent Morel. « Cette démarche est une garantie pour traiter le volet emploi et compétences du PTEF tout comme pour susciter l’adhésion du public aux transformations à effectuer », ajoute Jean-Noël Geist.

Une vulgarisation efficace

Pour susciter l’adhésion du public, la stratégie de diffusion et le timing ont été savamment soignés. Une série de rencontres ont eu lieu depuis plusieurs mois pour présenter les travaux effectués dans chaque secteur. Leur contenu est accessible sur le site ilnousfautunplan.fr où sont réunies l’ensemble des ressources (rapports, synthèses, graphiques, vidéo).

On y retrouve aussi des éléments destinés à cultiver les imaginaires, comme cette nouvelle de science-fiction, ce podcast et même ce concours de nouvelles. « Nos bénévoles organisent même un festival de cinéma, et nous nous tenons à la disposition de celles et ceux qui souhaitent imaginer des émissions, des films ou des livres à partir de nos projections », souligne Jean-Noël Geist.

La couverture du livre du PTEF, publié chez Odile Jacob le 26 janvier 2022 (déjà en rupture), participe de cette communication symbolique : une femme coiffée d’un bonnet phrygien se retrousse les manches, dévoilant par sa montre la mesure de l’urgence, et par sa posture l’effort de guerre à effectuer.

Jean-Marc Jancovici ne dit pas l’inverse quand il en appelle, dans Les Echos, à un système planifié : « Dans un monde très incertain et aux ressources limitées, la concurrence n’est pas toujours le meilleur moyen de gestion. En temps de guerre, l’état-major ne fait pas un appel d’offres chaque matin pour demander à différents généraux de lui proposer des stratégies pour la journée ! Il faut alors un système plus planifié, et donc plus contraignant pour ses acteurs, en échange d’une sécurité accrue. Pour gérer des infrastructures comme l’énergie, les transports, l’urbanisme, les bassins de compétences industrielles, à l’échelle du demi-siècle ou du siècle, il faut plus de planification et moins de concurrence ».

Pour les responsables du Shift interrogés par Vert, la volonté de peser dans les élections est certaine : « On veut proposer au/à la prochaine locataire de l’Elysée les mesures à prendre pour que, à la fin de son mandat, les émissions du pays (et son empreinte carbone) aient baissé d’environ 25%, conformément au rythme de baisse demandé par l’accord de Paris », explique Jean-Noël Geist. Mais on souhaite s’adresser aux candidats via le public, ainsi armé pour les questionner sur le plan qu’ils et elles proposent ».

Une présentation pédagogique

Les propositions du PTEF se veulent immédiates et contraignantes pour opérer les changements « au bon rythme » : « Ces propositions opérationnelles de court terme se situent dans le champ du possible du point de vue réglementaire au niveau national, s’appuient sur des technologies ou des usages existants, visent souvent à une forme de sobriété mais ne prétendent faire renoncer les citoyens à aucun des usages, libertés ou opportunités fondamentales dont ils jouissent aujourd’hui en France », peut-on lire dans le livre. « La philosophie du PTEF est d’assurer les points essentiels de nos modes de vie, tout en atteignant nos objectifs de bonne navigation en eaux incertaines et redoutables : pouvoir se nourrir de manière saine, accéder aux activités qui nous plaisent, être en bonne santé, ou encore disposer d’objets et d’équipements qui nous rendent réellement service. »

Si nombre des secteurs analysés – ils sont 15 au total – ont été choisis pour leur importance dans les émissions nationales de gaz à effet de serre (agriculture, mobilité, logement, énergie, industrie lourde, automobile, aéronautique, FRET, etc.), trois l’ont été de manière plus emblématique : l’administration publique, la santé et la culture. « Ces secteurs ne font pas partie de la Stratégie nationale bas carbone mais ils sont essentiels, notamment pour leur devoir d’exemplarité », relève Jean-Noël Geist.

L’ouvrage, destiné au « grand public », présente une étude pour chaque secteur. On y trouve, à chaque fois, un jeu de données clefs, accompagnées des leviers à activer pour décarboner entre 2022 et 2027. Ainsi que les perspectives en terme de résilience et d’emploi d’une transformation menée jusqu’en 2050 (voir ci-dessous le résumé illustré pour la mobilité quotidienne). 

Monographie de notre mobilité quotidienne  © The Shift Project

Au fil des propositions, se dessine une société bien différente que celle que nous connaissons aujourd’hui : la mobilité a une autre allure (plus de vélo et de mobilité douce, plus de train et de transport fluvial, notamment pour le fret), le parc immobilier est largement rénové, l’urbanisme repensé, le visage de l’industrie transformé, l’agriculture largement relocalisée, etc. 

Des perspectives électriques

En matière d’énergie, loin de parier sur les progrès technologiques, les transformations proposées par le PTEF « agissent sur l’ensemble de la chaîne énergétique, et mènent à des réductions de consommation d’énergie finale » (montrées ici par secteur et par forme d’énergie).

© The Shift Project

Le PTEF insiste d’ailleurs sur les précautions à prendre dans la lecture de ses recommandations : « La destination à l’horizon 2050 que nous décrivons respecte l’objectif national de baisse des émissions de gaz à effet de serre. Mais elle n’est pas « neutre en carbone » ». Se différenciant ainsi des scénarios français de référence, le Shift estime que l’évolution de l’agriculture, des forêts et des espaces naturels « risque de ne pas être suffisante pour à la fois compenser nos émissions et fournir suffisamment d’énergie et de matériaux ».

Parmi les points de vigilance : les incertitudes sur les capacités de stockage de carbone des prairies et des champs, les risques liés aux conflits d’usage des sols (avec notre alimentation, la production de bois matériau ou la sauvegarde de la biodiversité), ou encore le débat sur l’impact agroécologique de la méthanisation, potentiellement nuisible à la fertilité des sols.

© The Shift Project

Avec l’électrification de nombreux usages, les transformations du PTEF induisent d’ici 2050 une hausse de la consommation d’électricité de 20 % environ : « Puisque la ligne de crête est étroite, il faut mettre toutes les chances de notre côté en menant les efforts de front : sobriété, efficacité, nucléaire et renouvelables. Si nous ne parvenons pas à suivre cette crête, des politiques de sobriété bien plus strictes devront être préparées et acceptées démocratiquement. Et si nous nous révélons incapables de mener un tel débat, le risque sera alors grand que l’objectif de décarbonation soit remis sine die… ». 

© The Shift Project

Les limites de l’exercice

Par principe méthodologique et nécessité d’embarquer tous les citoyens dans un imaginaire commun, le PTEF intègre largement la « ressource humaine » dans l’économie bas carbone, par secteur et par type de transformation : « Il est essentiel de penser la formation et développer partout des compétences adaptées. L’emploi occupe une part importante de nos vies, il faut être en mesure de se projeter et trouver une place dans cette économie décarbonée », souligne Laurent Morel.

Si cette approche a le mérite de montrer que les bénéfices sont plus grands que les pertes (avec environ 800 000 destructions d’emplois contre 1,1 million de créations sur les secteurs évalués d’ici 2050), l’équation n’est pas simple. Comme le soulignait le secrétaire général de la CFDT, Laurent Bergé, lors de la présentation publique du rapport, lundi soir, « le PTEF a le mérite de rappeler qu’on ne peut remettre la transition à plus tard, mais sur les emplois, les questions de temporalité et d’accompagnement seront fondamentales ».

© The Shift Project

Pour Eva Sadoun, présidente du Mouvement impact France, présente lors du débat qui a suivi la présentation du rapport, le PTEF doit être accompagné de nouvelles règles du jeu économique : « A côté de votre plan, il faut revoir le droit, la compétitivité, orienter les décisions des actionnaires et de la puissance publique, etc. Il faut imaginer une nouvelle boussole et de nouveaux indicateurs », a-t-elle souligné. Une remarque d’autant plus pertinente que les mesures proposées par le Shift n’ont pas été budgétées : « Face à ce problème, l’épargne et la monnaie ne sont pas les facteurs limitants les plus sérieux. Encore moins lorsqu’il s’agit de l’avenir de nos enfants, et des leurs », peut-on ainsi lire dans le PTEF.

Si le Shift reconnaît que ses recommandations ne sont « probablement pas parfaites », il estime tout de même qu’elles « représentent tout aussi probablement le travail le plus exhaustif réalisé à ce jour dans notre pays sur les mesures opérationnelles permettant la décarbonation du pays tout en préservant l’emploi ». Aussi, les références aux travaux effectués sur ces sujets par d’autres structures sont peu nombreuses.

Il serait pourtant intéressant de confronter le PTEF au rapport Transition(s) 2050 de l’ADEME, ou au scénario Negawatt ; deux travaux qui ont esquissé des pistes vers la neutralité carbone (Vert). Il serait également crucial d’intégrer plus largement les enjeux liés au vivant, très peu présents dans le PTEF et pourtant aussi cruciaux que ceux liés aux émissions de gaz à effet de serre.

Pour Jean-Louis Bergey, responsable du projet Transition(s) de l’Ademe joint par Vert, « l’approche du PTEF partage de nombreux points communs avec les propositions imaginées par l’ADEME. Nous divergeons essentiellement sur la question du nucléaire » relève-t-il, « mais quel que soit le chemin choisi, il faut impulser des changements profonds et immédiats ».

Les responsables du PTEF entendent ces limites et assument les lacunes de leur travail, qui n’est qu’un début : « La ligne de crête est étroite. Il faudra toujours manœuvrer mais le départ doit être imminent ».


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