Décryptage

«Le commerce de la fourmi est devenu similaire à celui du cacao et du café» : derrière les fourmis de compagnie, un trafic mondial d’espèces invasives

Insecte et mat. Élever des insectes de compagnie, comme des fourmis, est aujourd’hui un hobby populaire. Mais cet engouement globalisé entraîne un trafic d’espèces débridé à travers le monde, avec des conséquences bien réelles sur l’environnement. Décryptage.
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«Je travaille ici tous les jours et, dès que j’ai dix minutes de pause, je les passe à les regarder.» Dans son appartement de Viroflay (Yvelines), Matthieu, développeur informatique freelance de 28 ans, n’est jamais seul. À quelques mètres de son bureau vivent sur une étagère ses quelque 200 spécimens de Camponotus consobrinus : des fourmis australiennes connues pour leur belle couleur ambrée.

Ces animaux de compagnie peu communs partagent son quotidien depuis deux ans, logés dans une petite fourmilière coulée en plâtre posée sur une étagère. Matthieu leur apporte de quoi vivre : grillons séchés, moucherons et eau gélifiée. Un étage plus bas, des compagnons d’un autre genre attendent leur pitance : une couleuvre royale de Californie et des petites grenouilles tropicales du genre Ranitomeya.

La fourmilière de Matthieu est composée de trois «pièces» : un couvain avec les larves (en haut à gauche), une zone intermédiaire de stockage (en haut à droite) et une zone de chasse (en bas) © Zoé Neboit/Vert

Grand passionné d’invertébrés depuis l’enfance, c’est à 13 ans que Matthieu se met à élever des phasmes et des mantes religieuses puis des fourmis, aidé par les premiers forums en ligne. À l’époque, la «terra» (pour «terrarium») et la «myrméco» (pour «myrmécologie», terme scientifique qui désigne l’étude des fourmis et que se sont réapproprié·es les éleveur·ses amateur·ices) sont des passions de niche. Mais, depuis quelques années, l’intérêt autour de l’élevage d’insectes de compagnie a connu une véritable explosion, boosté par les réseaux sociaux, et particulièrement TikTok.

La créatrice de contenus francophone spécialisée @terrapodia a, par exemple, récolté 5,8 millions de vues sur la plateforme chinoise pour une vidéo sur son attachante araignée Phiddidus ou encore 2,8 millions pour ses cloportes.

Un trafic mondial bien huilé

Il est aujourd’hui possible de se faire livrer par la poste des milliers d’espèces animales du monde entier : reptiles, amphibiens, insectes mais aussi mollusques. «Globalement tout ce qui se prête au “système Amazon”, qui peut être mis en boîte et envoyé», explique Jérôme Gippet, myrmécologue post-doctorant à l’université de Fribourg (Suisse) et ancien membre du laboratoire d’écologie interdisciplinaire dédie aux insectes de l’université de Lausanne (Suisse), réuni autour de la biologiste Cleo Bertelsmeier.

Le marché global des fourmis de compagnie, avec les flux géographiques, l’augmentation des sites de vente et la surreprésentation des espèces invasives. © Jérôme Gippet et Cleo Bertelsmeier/revue PNAS. Traduction Vert

Comme tout trafic mondial, il n’est pas sans conséquences sur l’environnement. Jérôme Gippet a étudié le cas du commerce en ligne de fourmis, notamment sur Instagram, qui font l’objet d’une popularité toute particulière pour leur organisation en société et la diversité de leurs espèces. «On n’est plus du tout sur des échelles d’amateurs. En dix ans, les vendeurs se sont professionnalisés, il y a des revendeurs, un réseau organisé. Aujourd’hui, le supply chain (chaîne d’approvisionnement, NDLR) de la fourmi est devenu similaire à celui du cacao et du café».

Matthieu en sait quelque chose. Sur son téléphone, il fait défiler des conversations de groupes Messenger où des revendeur·ses d’insectes présentent leurs nouveautés. Les prix sont abordables, même pour des espèces exotiques. Des Anochetus graeffei d’Asie du Sud-Est sont par exemple vendues 59 euros en lot de «1Q + 10/20w» : comprenez 1 reine («queen» en anglais) et 10 à 20 ouvrières («workers»). Mais pour des espèces rares, comme l’une des fourmis les plus grandes du monde – Camponotus gigas, que l’on trouve principalement en Indonésie – les prix peuvent monter jusqu’à 1 500 euros la reine. «Sauf que la plupart ne survivent même pas au voyage en raison de leur fragilité», souligne Matthieu.

Des espèces invasives

Dans une étude conduite en 2022 avec Cleo Bertelsmeier et publiée dans la célèbre revue de science PNAS, Jérôme Gippet a montré la surreprésentation des fourmis invasives dans celles proposées à la vente : 11%, tandis qu’elles ne représentent que 1,7% de la population mondiale. «Les fourmis invasives font souvent de “bonnes” espèces de compagnies car elles sont faciles à élever : résistantes, capables de supporter le voyage et de s’adapter à de nouveaux milieux», explique le chercheur. Du côté des vendeur·ses, elles sont aussi plus aisées à attraper puisqu’elles sont plus nombreuses et présentes sur de larges aires de répartition.

«Elles chassent les espèces endémiques et ne font pas le boulot à leur place, comme la dispersion des graines qui permet la reproduction des plantes.»

Une espèce est considérée comme invasive lorsqu’elle est établie hors de sa zone d’origine. C’est le cas de 300 espèces de fourmis sur les quelque 15 000 connues. Certaines sont déjà à l’origine de lourds problèmes environnementaux et sanitaires, notamment en Europe et en Amérique du Nord. Audrey Dussutour, myrmécologue et directrice de recherche pour le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à l’université de Toulouse (Haute-Garonne) a étudié le cas des fourmis d’Argentine, célèbres pour avoir été introduites dans le monde entier par l’homme de façon involontaire : «Elles chassent les espèces endémiques et ne font pas le boulot à leur place, comme la dispersion des graines qui permet la reproduction des plantes.»

Certaines de ces espèces nouvellement introduites possèdent des stratégies de peuplement agressives, comme la formation de «super-colonies» avec plusieurs reines. C’est le cas de la Tapinoma magnum, originaire du bassin méditerranéen mais implantée désormais jusqu’en Grande-Bretagne, dont les colonies peuvent s’étendre sur 20 hectares avec des millions d’individus.

Exemple d’annonce de vendeurs de fourmis exotiques à plusieurs centaines d’euros, ici sur un groupe Facebook public belge. © Capture d’écran Facebook.

Enfin, le développement des espèces exotiques est également renforcé par les nouveaux régimes climatiques auxquels elles sont mieux adaptées que les endémiques, expose Audrey Dussutour : «Beaucoup de colonies ont disparu de certains territoires, fragilisées par l’anthropisation des milieux et la pollution. Certaines ne supportent plus les excès de température : elles perdent trop d’eau par transpiration lorsqu’elles sortent récolter la nourriture, si bien que les ouvrières ne peuvent plus assurer l’approvisionnement de la colonie, qui finit par dépérir.»

«Interdire le commerce des espèces invertébrées vivantes»

Dès 2004, au début de l’intérêt amateur autour des fourmis exotiques, l’entomologiste allemand Alfred Buschinger soulevait le premier les «risques et dangers liés à l’augmentation du commerce international de fourmis à des fins d’élevage privé.» Il exhortait alors «les gouvernements de tous les pays à interdire le commerce des espèces invertébrées vivantes, en particulier des espèces de fourmis exotiques, à des fins commerciales et non-scientifiques.» Une recommandation bien éloignée des dispositions actuelles, deux décennies plus tard.

«Tout système de vente d’animaux sauvages a entrainé des introductions d’espèces, que ce soit par des évasions ou des libérations volontaires à un moment du circuit.»

L’activité d’élevage amateur joue-t-il un rôle dans la prolifération d’espèces invasives, comme c’est le cas pour certains mammifères ou oiseaux ? Jérôme Gippet est formel : s’il est trop tôt pour le mesurer, il est «très très probable» que ce soit déjà le cas. «Tout système de vente d’animaux sauvages a entrainé des introductions d’espèces, que ce soit par des évasions ou des libérations volontaires à un moment du circuit. En science, on parle d’un “lack time”, un temps de latence entre l’apparition d’un marché et ses effets, précise-t-il encore. Quand on s’en rend compte, il est déjà trop tard.»

Les régulations actuelles souffrent pour le chercheur de «court-termisme.» L’Union européenne et l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) publient des listes d’espèces exotiques envahissantes «préoccupantes»«Mais la régulation par liste négative, qui implique que tout est commercialisable sauf ce qui est interdit, est limitée car elle ne prend en compte que les espèces qui posent déjà problème.»

La prise de conscience de ces dangers grandit toutefois dans la communauté des myrmécologues amateur·ices. «Les mentalités changent, observe Matthieu. Aujourd’hui si un vendeur propose par exemple des petites fourmis de feu [espèce très invasive, NDLR] sur une conversation, il se fait interpeller. Ce n’était pas le cas il y a quelques années.»

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