Entretien

La Société de géographie accusée de dérives climatosceptiques : «elle a coupé le cordon avec les géographes» 

Prix sur le fait. Ce samedi 30 novembre, la Société de géographie de Paris, la plus vieille au monde, remettra son Grand prix à Sylvie Brunel, géographe et essayiste accusée de climatoscepticisme. À l’annonce de ce choix, le chercheur Damien Deville et le cosmographe Maxime Blondeau ont remis leur démission. Dans un entretien à Vert, Damien Deville explique son choix.
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Damien Deville est docteur en géographie culturelle et chercheur associé au Laboratoire Médiations Sciences des lieux, sciences des liens de l’université de la Sorbonne. Il enseigne à Paris 1 La Sorbonne, à Sciences Po Rennes et à l’Institut Polytechnique de Toulouse. Pour Vert, il revient sur les raisons de sa démission, liée notamment à la banalisation des propos controversés tenus par la géographe Sylvie Brunel. Il conteste, dans une tribune à Politis, le choix de la Société de géographie de lui remettre son Grand prix, symbole selon lui d’une lame de fond conservatrice.

La Société de géographie de Paris a décerné son Grand prix à Sylvie Brunel, qui a tenu à plusieurs reprises des propos qualifiés de climatosceptiques. Pourquoi était-il important pour vous de dénoncer publiquement cette récompense ?

C’est un choix très problématique qu’a fait la Société de géographie, puisque Sylvie Brunel n’est pas du tout citée par la communauté des pairs, ses travaux ont pu être reconnus fut un temps, mais voilà une dizaine d’années qu’elle écrit davantage des essais politiques dont certains constats sont remis en cause par les scientifiques. Par exemple, celui selon lequel les famines n’existeront plus. Pourtant, c’est autour de ces essais qu’elle a reçus le prix de la société de géographie. Sylvie Brunel a une visibilité médiatique qui ne correspond pas à sa notoriété scientifique.

Le géographe Damien Deville © DR

Qu’une société savante récompense quelqu’un qui n’a pas de crédit auprès des géographes pose question, et notamment celle-ci : quel rapport cette Société de géographie entretient-elle avec le consensus scientifique, et quel lien avec la jeune génération de manière générale ? Maxime Blondeau m’avait coopté dans la Société, il en a été membre une année avant moi. J’ai annoncé ma décision après que l’institution a annoncé son choix de nommer Sylvie Brunel… c’était le jour de l’élection de Donald Trump. Il m’a suivi et a aussi démissionné.

Comment a réagi la Société de géographie à votre démission ?

Le président et la vice-présidente m’ont envoyé un e-mail directement après. Ils m’ont dit que c’était scandaleux que je mette des soupçons de climatoscepticisme sur Sylvie Brunel. Au sein du cercle de la gouvernance de la Société, cela veut peut-être dire que certaines personnes elles-mêmes sont climatosceptiques…

À la suite de la remise de ce prix, vous avez publié une tribune avec le cosmographe Maxime Blondeau dans Politis. Quel est l’objectif de ce texte ?

Le but de la tribune est de laisser une trace en tant que géographes. L’idée est de dire que la Société de géographie n’est plus la gardienne du temple. Elle continue à exister, mais elle ne représente plus la discipline géographique, ni ses avancées, ni le consensus géographique. C’est très important de le dire, alors que ses représentants sont encore invités au Sénat ou à l’Assemblée nationale.

Par ses méthodes de fonctionnement et ses arbitrages internes, la Société de géographie a coupé le cordon avec les géographes. Ça fait quatorze ans que Jean-Robert Pitte la dirige sans qu’il n’y ait d’élections organisées. La communauté des membres n’est jamais consultée. À propos du prix de géographie, par exemple, on ne savait pas qui étaient les candidats.

L’institution ne diffuse que des sujets de recherche qui correspondent à ceux travaillés par le cercle de ses présidents et présidentes. Jean-Robert Pitte a beaucoup étudié les paysages viticoles par exemple, et on voit que ce thème revient très souvent dans les conférences proposées par la Société, auxquelles il intervient d’ailleurs lui-même.

Il n’y pas de conférences sur les sciences de l’anthropocène [cette période de l’histoire de la planète au cours de laquelle les activités humaines ont un impact significatif sur la Terre, NDLR], sur le rôle de la géographie dans l’aménagement du territoire, dans la réhabilitation des paysages ou sur les croisements entre géographie et littérature. Rien sur le front de la recherche. La société ne finance d’ailleurs plus de recherches. Elle a un rôle de bibliothèque, et possède des cartes qui datent de l’époque napoléonienne. Elle a capitalisé sur ses archives pour assurer sa légitimité.

Comment expliquer la décision de la Société de géographie de mettre en lumière une telle personnalité ?

La Société de géographie défend davantage un agenda conservateur que scientifique, elle se rapproche plus du think thank que d’une société savante. Jean-Robert Pitte, son président, a toujours été engagé à droite dans le débat public, il avait soutenu Nicolas Sarkozy lors des présidentielles par exemple. Il a pris la tête de la Société de géographie en 2010, et le premier prix de l’institution sous sa mandature a été accordé à…. Claude Allègre, pour son livre L’imposture climatique ! [Géochimiste, ministre sous Lionel Jospin puis soutien de Nicolas Sarkozy, Claude Allègre a remis en cause l’existence du changement climatique dans de nombreuses publications, NDLR]. J’étais alors tout jeune étudiant.

Le Grand prix remis à Sylvie Brunel fait partie d’une série de symboles qui envoient les mauvais signaux. La Société de géographie organise par exemple des croisières en Méditerranée très classiques, polluantes, avec des arrêts de quelques heures à peine dans des villes côtières. Elle les vend à ses membres comme des voyages savants. Bien sûr, aucun géographe ne dira que trois jours suffisent pour comprendre un territoire… Pour ma thèse, j’ai passé trois ans sur mon terrain d’étude. Elle a aussi organisé un voyage au Japon… sans jamais se mettre en lien avec des scientifiques ou universités japonaises.

Parmi les personnalités controversées qui ont été mises en avant par la Société de géographie, figure également Philippe Pelletier.

Philippe Pelletier est un grand géographe du Japon et de l’histoire de l’anarchisme. Ses travaux et sa méthode scientifique sont très reconnus dans la communauté. Il a été critiqué lorsqu’il est sorti de son domaine d’expertise, avec son livre Le puritanisme vert, aux origines de l’écologisme. Il critique ce qu’il appelle le militantisme radical en citant Greta Thunberg et la désobéissance civile, et remet en cause le Giec [le Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat, NDLR] et son lien avec les États. C’est une forte maladresse qui doit être condamnée, mais il a pour lui toute son œuvre qui le légitime. Ce n’est pas le cas de Sylvie Brunel.

Si la société de géographie ne reflète plus l’état de la discipline, qui la représente aujourd’hui ?

Dire que cette société n’est plus un repère soulève l’immense enjeu de recréer des figures collectives d’influence, qui sans imposer de codes, permettent à la science de se renouveler. Charge à la communauté d’en créer.

Après une longue traversée du désert dans l’univers médiatique, il faudrait que la géographie revienne sur le devant de la scène, parce qu’elle permet de penser la diversité des manières d’habiter la Terre. C’est en ce moment que la géographie peut apporter au débat public, il faut donc faire attention à ses faux prescripteurs. J’espère qu’il y aura un courage collectif pour dire que ces gens ne nous représentent pas.

C’est important de comprendre que ce n’est pas parce que Sylvie Brunel a un doctorat qu’elle est légitime. Elle a le droit de parler en son «je» et de le défendre, mais ne doit pas le faire au nom de la discipline. C’est d’autant plus important de défendre la science comme repère dans un monde où tout se fracture. C’est essentiel de mettre en lumière des chercheurs comme Christophe Cassou ou Magali Reghezza-Zitt, géographe et excellente vulgarisatrice, qui ne lâchent rien. Il faut que plus de scientifiques s’engagent dans ce sens en disant : oui, la science est solide et ce n’est pas OK de la remettre en cause dans le débat public.

Notes de la rédaction :

À Vert, Sylvie Brunel assure qu’elle «n’a jamais nié les crises dues aux chocs climatiques, bien au contraire», elle «n’a cessé d’appeler à l’urgence de l’atténuation et de l’adaptation». Dans une tribune au Monde ou au micro de BFM TV, elle avait minimisé les conséquences de la crise climatique. «Les excès de températures certes se multiplient, mais c’est quand même le quotidien quand vous vivez à Dakar ou à Abu Dhabi», avait-t-elle ainsi déclaré en 2022 sur le plateau de la chaîne d’actualité en continu. Les expert·es qualifient cette position de climatorassurisme, une version du climatoscepticisme. La géographe parle à propos du papier du Monde d’un «titre réducteur pour un article de commande de leur part, bien plus équilibré que les caricatures qui en sont faites». Elle déplore qu’«aucun des procureurs ne prend la peine d’ouvrir mes livres ou de venir à mes conférences, préférant appeler à la censure, ce qui est inouï en démocratie.»

Le président de la Société de géographie Jean-Robert Pitte n’a pas souhaité réagir aux déclarations de Damien Deville, auprès de Vert.