Damien Deville est docteur en géographie culturelle et chercheur associé au Laboratoire Médiations Sciences des lieux, sciences des liens de l’université de la Sorbonne. Il enseigne à Paris 1 La Sorbonne, à Sciences Po Rennes et à l’Institut Polytechnique de Toulouse. Pour Vert, il revient sur les raisons de sa démission, liée notamment à la banalisation des propos controversés tenus par la géographe Sylvie Brunel. Il conteste, dans une tribune à Politis, le choix de la Société de géographie de lui remettre son Grand prix, symbole selon lui d’une lame de fond conservatrice.
La Société de géographie de Paris a décerné son Grand prix à Sylvie Brunel, qui a tenu à plusieurs reprises des propos qualifiés de climatosceptiques. Pourquoi était-il important pour vous de dénoncer publiquement cette récompense ?
C’est un choix très problématique qu’a fait la Société de géographie, puisque Sylvie Brunel n’est pas du tout citée par la communauté des pairs, ses travaux ont pu être reconnus fut un temps, mais voilà une dizaine d’années qu’elle écrit davantage des essais politiques dont certains constats sont remis en cause par les scientifiques. Par exemple, celui selon lequel les famines n’existeront plus. Pourtant, c’est autour de ces essais qu’elle a reçus le prix de la société de géographie. Sylvie Brunel a une visibilité médiatique qui ne correspond pas à sa notoriété scientifique.
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Qu’une société savante récompense quelqu’un qui n’a pas de crédit auprès des géographes pose question, et notamment celle-ci : quel rapport cette Société de géographie entretient-elle avec le consensus scientifique, et quel lien avec la jeune génération de manière générale ? Maxime Blondeau m’avait coopté dans la Société, il en a été membre une année avant moi. J’ai annoncé ma décision après que l’institution a annoncé son choix de nommer Sylvie Brunel… c’était le jour de l’élection de Donald Trump. Il m’a suivi et a aussi démissionné.
Comment a réagi la Société de géographie à votre démission ?
Le président et la vice-présidente m’ont envoyé un e-mail directement après. Ils m’ont dit que c’était scandaleux que je mette des soupçons de climatoscepticisme sur Sylvie Brunel. Au sein du cercle de la gouvernance de la Société, cela veut peut-être dire que certaines personnes elles-mêmes sont climatosceptiques…
À la suite de la remise de ce prix, vous avez publié une tribune avec le cosmographe Maxime Blondeau dans Politis. Quel est l’objectif de ce texte ?
Le but de la tribune est de laisser une trace en tant que géographes. L’idée est de dire que la Société de géographie n’est plus la gardienne du temple. Elle continue à exister, mais elle ne représente plus la discipline géographique, ni ses avancées, ni le consensus géographique. C’est très important de le dire, alors que ses représentants sont encore invités au Sénat ou à l’Assemblée nationale.
Par ses méthodes de fonctionnement et ses arbitrages internes, la Société de géographie a coupé le cordon avec les géographes. Ça fait quatorze ans que Jean-Robert Pitte la dirige sans qu’il n’y ait d’élections organisées. La communauté des membres n’est jamais consultée. À propos du prix de géographie, par exemple, on ne savait pas qui étaient les candidats.
L’institution ne diffuse que des sujets de recherche qui correspondent à ceux travaillés par le cercle de ses présidents et présidentes. Jean-Robert Pitte a beaucoup étudié les paysages viticoles par exemple, et on voit que ce thème revient très souvent dans les conférences proposées par la Société, auxquelles il intervient d’ailleurs lui-même.
Il n’y pas de conférences sur les sciences de l’anthropocène [cette période de l’histoire de la planète au cours de laquelle les activités humaines ont un impact significatif sur la Terre, NDLR], sur le rôle de la géographie dans l’aménagement du territoire, dans la réhabilitation des paysages ou sur les croisements entre géographie et littérature. Rien sur le front de la recherche. La société ne finance d’ailleurs plus de recherches. Elle a un rôle de bibliothèque, et possède des cartes qui datent de l’époque napoléonienne. Elle a capitalisé sur ses archives pour assurer sa légitimité.
Comment expliquer la décision de la Société de géographie de mettre en lumière une telle personnalité ?
La Société de géographie défend davantage un agenda conservateur que scientifique, elle se rapproche plus du think thank que d’une société savante. Jean-Robert Pitte, son président, a toujours été engagé à droite dans le débat public, il avait soutenu Nicolas Sarkozy lors des présidentielles par exemple. Il a pris la tête de la Société de géographie en 2010, et le premier prix de l’institution sous sa mandature a été accordé à…. Claude Allègre, pour son livre L’imposture climatique ! [Géochimiste, ministre sous Lionel Jospin puis soutien de Nicolas Sarkozy, Claude Allègre a remis en cause l’existence du changement climatique dans de nombreuses publications, NDLR]. J’étais alors tout jeune étudiant.
Le Grand prix remis à Sylvie Brunel fait partie d’une série de symboles qui envoient les mauvais signaux. La Société de géographie organise par exemple des croisières en Méditerranée très classiques, polluantes, avec des arrêts de quelques heures à peine dans des villes côtières. Elle les vend à ses membres comme des voyages savants. Bien sûr, aucun géographe ne dira que trois jours suffisent pour comprendre un territoire… Pour ma thèse, j’ai passé trois ans sur mon terrain d’étude. Elle a aussi organisé un voyage au Japon… sans jamais se mettre en lien avec des scientifiques ou universités japonaises.
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Parmi les personnalités controversées qui ont été mises en avant par la Société de géographie, figure également Philippe Pelletier.
Philippe Pelletier est un grand géographe du Japon et de l’histoire de l’anarchisme. Ses travaux et sa méthode scientifique sont très reconnus dans la communauté. Il a été critiqué lorsqu’il est sorti de son domaine d’expertise, avec son livre Le puritanisme vert, aux origines de l’écologisme. Il critique ce qu’il appelle le militantisme radical en citant Greta Thunberg et la désobéissance civile, et remet en cause le Giec [le Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat, NDLR] et son lien avec les États. C’est une forte maladresse qui doit être condamnée, mais il a pour lui toute son œuvre qui le légitime. Ce n’est pas le cas de Sylvie Brunel.
Si la société de géographie ne reflète plus l’état de la discipline, qui la représente aujourd’hui ?
Dire que cette société n’est plus un repère soulève l’immense enjeu de recréer des figures collectives d’influence, qui sans imposer de codes, permettent à la science de se renouveler. Charge à la communauté d’en créer.
Après une longue traversée du désert dans l’univers médiatique, il faudrait que la géographie revienne sur le devant de la scène, parce qu’elle permet de penser la diversité des manières d’habiter la Terre. C’est en ce moment que la géographie peut apporter au débat public, il faut donc faire attention à ses faux prescripteurs. J’espère qu’il y aura un courage collectif pour dire que ces gens ne nous représentent pas.
C’est important de comprendre que ce n’est pas parce que Sylvie Brunel a un doctorat qu’elle est légitime. Elle a le droit de parler en son «je» et de le défendre, mais ne doit pas le faire au nom de la discipline. C’est d’autant plus important de défendre la science comme repère dans un monde où tout se fracture. C’est essentiel de mettre en lumière des chercheurs comme Christophe Cassou ou Magali Reghezza-Zitt, géographe et excellente vulgarisatrice, qui ne lâchent rien. Il faut que plus de scientifiques s’engagent dans ce sens en disant : oui, la science est solide et ce n’est pas OK de la remettre en cause dans le débat public.
Notes de la rédaction :
À Vert, Sylvie Brunel assure qu’elle «n’a jamais nié les crises dues aux chocs climatiques, bien au contraire», elle «n’a cessé d’appeler à l’urgence de l’atténuation et de l’adaptation». Dans une tribune au Monde ou au micro de BFM TV, elle avait minimisé les conséquences de la crise climatique. «Les excès de températures certes se multiplient, mais c’est quand même le quotidien quand vous vivez à Dakar ou à Abu Dhabi», avait-t-elle ainsi déclaré en 2022 sur le plateau de la chaîne d’actualité en continu. Les expert·es qualifient cette position de climatorassurisme, une version du climatoscepticisme. La géographe parle à propos du papier du Monde d’un «titre réducteur pour un article de commande de leur part, bien plus équilibré que les caricatures qui en sont faites». Elle déplore qu’«aucun des procureurs ne prend la peine d’ouvrir mes livres ou de venir à mes conférences, préférant appeler à la censure, ce qui est inouï en démocratie.»
Le président de la Société de géographie Jean-Robert Pitte n’a pas souhaité réagir aux déclarations de Damien Deville, auprès de Vert.
Droit de réponse de Philippe Pelletier publié in extenso : Je suis accusé de critiquer «le militantisme radical» et «la désobéissance civile», de «remettre en cause le GIEC (…) et son lien avec les États», et d’«être sorti de [mon] domaine d’expertise avec [mon] livre Le Puritanisme vert».
La première accusation est tout simplement grossière, voire insultante, puisque je suis objecteur de conscience. J’allais même écrire «patenté», puisque j’ai effectué un «service civil» (1980-1982), quelques années avant que les Verts allemands ne soutiennent l’OTAN et son bombardement de Belgrade en 1999.
La deuxième accusation est à tout point de vue problématique. Je ne vois pas en quoi ce serait remettre en cause le GIEC que d’affirmer que celui-ci est une organisation étatique (cela figure même dans son intitulé, le «I» de GIEC renvoyant à «intergouvernemental»). Le GIEC a été créé en 1988 à l’occasion du G7 de Toronto sous l’impulsion, notamment, de Margaret Thatcher. Je sais, ce rôle de Thatcher brouille la lecture niaise et habituelle du camp du bien et du camp du mal. Mais il existe bel et bien. Et il est logique puisqu’il s’agit de la mise en place du «capitalisme vert», lequel se fonde en particulier sur une collusion entre les dirigeants politico-économiques et plusieurs secteurs scientifiques. Il repose sur une conception scientiste qui culmine dans la géo-ingénierie et le techno-solutionnisme.
La troisième accusation est tout simplement idiote. Elle est même contradictoire puisque
Damien Deville plaide pour «une géographie [qui] permet de penser la diversité des manières d’habiter la Terre», mais qui ne devrait donc pas «sortir de son domaine d’expertise». Ah oui, c’est cela, il faudrait une géographie bien cloisonnée en sous-domaines, sans synthèse, sans réflexion philosophique, sans élargissement. Du sectarisme au premier degré, quoi.
Damien Deville me reproche donc d’avoir osé écrire Le Puritanisme vert, aux origines de
l’écologisme. C’est d’ailleurs sur un compte-rendu de ce livre que la journaliste du Monde s’est appuyé pour me diffamer à propos du GIEC alors que — il suffit de me lire — ce groupe intergouvernemental n’y est cité que trois fois, et pour des questions sans rapport avec ses bilans climatologiques car j’interroge (p. 373) son injonction à «manger moins de viande» (rapport de 2019). Soit dit en passant, ce compte rendu est truffé d’erreurs et montre que son auteur manquant d’expérience n’a rien compris à mon propos.
Il est vrai que questionner la religion semble interdit de nos jours, à l’heure où la réouverture de Notre-Dame de Paris est faite en grande pompe avec de nombreux chefs d’État. Amen. Il est également probable que cela ait irrité Damien Deville qui exerce dans une université catholique. Je comprends sa colère et son dépit puisque je révèle un certain nombre de choses dans ce livre, comme le pieux Hornaday qui publia La Disparition de la faune sauvage (en 1913, déjà) et qui gérait aussi un zoo humain (p. 380). Mais m’attaquer de biais est fourbe, et jésuitique. A-t-il même lu mon livre ? Et Écologie et géographie, une histoire tumultueuse (XIXe-XXe siècle) (CNRS Editions, 2022) ? J’en doute…
Je note enfin que la journaliste du Monde s’est entretenu avec Sylvie Brunel et avec Jean-Robert Pitte, sans daigner m’interroger (je suis moins people que Brunel, il est vrai), et que la rédaction de Vert a eu la même élégance en sollicitant Pitte, en interrogeant Brunel, mais en m’ignorant tranquillement.
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