Le vert du faux

La réouverture de la ligne de Bordeaux-Lyon par Railcoop est-elle encore possible ?

Ça déraille. En mars 2023, la coopérative Railcoop promettait de relancer la ligne de voyageurs Bordeaux-Lyon en juin prochain. Placée en redressement judiciaire, ses profondes difficultés financières sèment le doute sur la faisabilité même du projet. Décryptage.
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«On a voulu mon­tr­er qu’on croy­ait tou­jours au pro­jet», s’enthousiasme Eric Tratz, 60 ans, tré­sori­er des Amis de Rail­coop. Son asso­ci­a­tion est à l’initiative du «Grand défi» : entre le 17 févri­er et le 2 mars, près de 200 per­son­nes ont ral­lié Lyon depuis Bor­deaux à pied et à vélo, suiv­ant le tracé de l’ancienne ligne de chemin de fer fer­mée en 2014 et que la coopéra­tive Rail­coop veut rou­vrir. 715 kilo­mètres par­cou­rus dans une ambiance «con­viviale» et «famil­iale» pour démon­tr­er le sou­tien des socié­taires à l’heure où l’entreprise vac­ille.

Créée en novem­bre 2019, Rail­coop réu­nit 14 827 socié­taires au sein de sa Société coopéra­tive d’in­térêt col­lec­tif (Scic). Chaque per­son­ne y compte pour une voix. Elle a déjà levé 10 mil­lions d’euros en parts sociales et titres par­tic­i­pat­ifs. Mais l’entreprise con­naît de sérieuses dif­fi­cultés finan­cières : en octo­bre 2023, en état de ces­sa­tion de paiement, elle a été placée en redresse­ment judi­ci­aire par le tri­bunal de com­merce de Cahors (Lot).

Une levée de fonds de la dernière chance

La péri­ode d’observation court jusqu’à la mi-avril : à cette date, l’entreprise doit avoir démon­tré qu’elle a les reins suff­isam­ment solides pour pour­suiv­re son activ­ité. Pour se main­tenir à flot et financer les quelque 50 mil­lions d’euros néces­saires à la remise en cir­cu­la­tion de la ligne Bor­deaux-Lyon, Rail­coop dis­cute avec plusieurs fonds d’investissement. «Ce n’est pas le mod­èle idéal, recon­naît Léo Clavuri­er, assis­tant de direc­tion à Rail­coop. Nous auri­ons aimé financer l’ensemble de l’investissement nous-mêmes, mais Rail­coop con­servera une struc­ture coopéra­tive pour ani­mer le réseau de socié­taires et par­ticiper à la vie de l’économie sociale et sol­idaire».

Le fonds espag­nol Ser­e­na Part­ners a pro­posé la scis­sion de Rail­coop en trois entités : la société coopéra­tive qui pro­duirait le ser­vice et resterait pro­priété des socié­taires, et deux Sociétés par actions sim­pli­fiées (SAS), qui seraient détenues en majeure par­tie par des fonds d’investissement, pour l’achat de trains — qui requiert 40 mil­lions d’euros — et la par­tie com­mer­ciale de vente de bil­lets — dotée de 9 mil­lions d’euros. Un mon­tage qui, selon Eric Tratz, ne vaudrait que pour la ligne Bor­deaux-Lyon.

«Le risque, il faut le voir dans les deux sens : si les trains sont moins rem­plis, c’est les acteurs de la finance clas­sique qui le prendraient. Rail­coop ne cherche pas à gag­n­er de l’argent mais à être souten­able», martèle Léo Clavuri­er. «L’entreprise ne s’en sor­ti­ra que s’il y a des investis­seurs nationaux ou inter­na­tionaux», dit Eric Tratz, qui recon­naît avoir été «son­né» à l’annonce de ce mon­tage, présen­té en Assem­blée générale en octo­bre dernier. «C’était ça ou Rail­coop dis­parais­sait», résume-t-il à présent.

Mais les dif­fi­cultés à lever des fonds en tant que struc­ture de l’Économie sociale et sol­idaire sont pléthoriques, car «beau­coup de financeurs ne sont pas à l’aise avec le mod­èle coopératif ou ont des attentes de rentabil­ité incom­pat­i­bles avec notre pro­jet», explique l’entreprise. Il manque 4 mil­lions à la coopéra­tive pour boucler la pre­mière étape de sa lev­ée de fonds (sur 10 mil­lions). Autre exem­ple avec la Banque européenne d’investissement (BEI) qui inve­sti­rait dans le matériel roulant, mais seule­ment neuf alors que Rail­coop s’était procuré des rames X 72500 d’occasion auprès du Con­seil région­al Auvergne-Rhône-Alpes.

«Il est dif­fi­cile de trou­ver quelqu’un qui prête de l’argent à une struc­ture au statut coopératif», con­firme Patri­cia Pérennes, écon­o­miste du trans­port fer­rovi­aire, par ailleurs socié­taire de Rail­coop depuis le tout début. «Si Rail­coop trou­ve un repre­neur, j’ai du mal à croire qu’ils puis­sent repar­tir en coopéra­tive», analyse-t-elle.

Des choix de gestion en question

Face à la déban­dade finan­cière, certain·es met­tent en cause les choix de ges­tion et pointent les salaires des dirigeant·es. Rail­coop sou­tient que l’équipe dis­pose de solides com­pé­tences fer­rovi­aires, sur la sécu­rité et la pro­duc­tion. «Nous n’avons eu aucun prob­lème de sécu­rité majeur lorsque nous exploitions du fret», jure Léo Clavuri­er. En avril 2023, la mise en cir­cu­la­tion d’une ligne de marchan­dis­es, débutée en 2021 entre Viviez-Decazeville (Avey­ron) et Saint-Jory (Haute-Garonne) a été arrêtée en rai­son du gouf­fre financier qu’elle représen­tait.

Côté salaires, le rap­port de ges­tion de 2022 liste les plus hautes rémunéra­tions, con­tenues entre 60 000 euros pour le directeur général, Nico­las Debaisieux, et 75 000 euros pour la direc­trice du développe­ment com­mer­cial. Un écart de 1 à 3,5 entre le plus haut et le plus bas salaire de l’entreprise, com­pa­ra­ble à d’autres coopéra­tives comme Label Emmaus (1 à 3). Et bien loin de la SNCF : son PDG, Jean-Pierre Faran­dou était rémunéré 450 000 euros en 2022, soit 22 fois le salaire min­i­mum. Déten­teur de l’agrément Entre­prise sol­idaire d’u­til­ité sociale (Esus), Rail­coop est con­trainte de lim­iter les écarts de salaires de 1 à 10 au max­i­mum.

Pour jus­ti­fi­er ses déboires, Rail­coop pointe plutôt des dif­fi­cultés tech­niques dans l’accès au réseau et l’assurance des droits de péage — le droit d’emprunter les voies fer­rées. «Les lignes sec­ondaires et les petites lignes ne sont pas la pri­or­ité de l’État», tranche-t-il. Le matériel a, lui aus­si, été com­pliqué à dégot­er, alors que le neuf représente des coûts impor­tants.

«Ils n’ont pas eu con­science qu’ils s’attaquaient à une mon­tagne», veut croire Patri­cia Pérennes. Ils aimaient beau­coup la phrase “ils ne savaient pas que c’était impos­si­ble alors ils l’ont fait”. Mais il faut être réal­iste : si SNCF voyageurs n’a pas réus­si à faire fonc­tion­ner cette ligne, il y a peut-être des raisons.» Mal­gré leur bonne volon­té, les fondateur·ices de la coopéra­tive ont pêché par naïveté et mécon­nais­sance de la com­plex­ité du secteur, estime cette experte du fer­rovi­aire.

«Cer­tains dis­ent qu’on aurait dû se con­cen­tr­er sur d’autres seg­ments de marché, rap­porte Léo Clavuri­er. Mais nous avons dévelop­pé Rail­coop pour aller là où les autres ne vont pas et essay­er de démon­tr­er qu’il peut y avoir une rentabil­ité». «Je com­prends ce rêve de vouloir relancer un truc qui n’existait plus, mais la ligne qu’ils ont choisie est celle qui per­dait le plus d’argent de tous les trains inter­cités de France. Vouloir en gag­n­er dessus me sem­blait un peu pré­somptueux sans sub­ven­tions», analyse de son côté Patri­cia Pérennes, qui souligne les faibles prévi­sions de rem­plis­sage, le temps de tra­jet peu com­péti­tif (huit heures) et la dégra­da­tion d’une par­tie des infra­struc­tures de la ligne.

Le pro­jet de Rail­coop com­prend un aller-retour par jour entre Bor­deaux et Lyon et de nom­breux arrêts entre les deux villes. © Rail­coop

L’avenir de la ligne Bordeaux-Lyon

Au-delà des ques­tion­nements sur la survie de Rail­coop, la réou­ver­ture de la ligne appa­raît très incer­taine. Mais pas impos­si­ble, pour Patri­cia Pérennes : «Tout dépend de ce que vous cherchez. Si vous voulez qu’il y ait des arrêts inter­mé­di­aires comme Montluçon ou Guéret, il faut que ça soit fait avec des sub­ven­tions de l’État. Sinon, on pour­rait envis­ager un Lyon-Bor­deaux en TGV et sans sub­ven­tion en pas­sant par Massy [au sud de Paris, NDLR].»

Si un appel d’offre de l’État sur la ligne Bor­deaux-Lyon est théorique­ment envis­age­able, il sem­ble peu crédi­ble à l’heure actuelle. D’après un rap­port de la Direc­tion générale des infra­struc­tures, des trans­ports et de la mer (Dgitm) sor­ti en 2021, cette liai­son n’est pas la plus adéquate en rai­son d’un marché réduit pour des tra­jets d’un bout à l’autre de la ligne. «70% de cette demande reste intra-régionale (interne aux régions Auvergne-Rhône-Alpes ou à Nou­velle-Aquitaine)» et «la demande inter-régionale rel­a­tive­ment faible ne sem­ble pas s’expliquer par un manque d’offre», détaille le doc­u­ment. Une offre de type inter­cités «n’apparaît pas per­ti­nente», con­clut la Dgitm.

Quoi qu’il arrive, la ligne de train Bor­deaux-Lyon ne rou­vri­ra pas à l’été 2024. Dans le meilleur des cas, la réou­ver­ture pour­rait pren­dre encore plusieurs années. Si Rail­coop ne subit pas d’ici là un enter­re­ment de pre­mière classe.

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Pho­to d’il­lus­tra­tion : Un train arrivant en gare de Lyon-Per­rache. © Sebleouf / Wiki­me­dia