Décryptage

Et si on rouvrait les petites lignes de train fermées ces dernières années en France ?

Une gare silencieuse, des wagons abandonnés et des rails qui disparaissent sous la végétation… En un siècle, le réseau ferré national a été divisé par deux, le plus souvent au détriment des lignes rurales. À l’heure où la décarbonation des transports se fait de plus en plus urgente, pourrait-on encore imaginer la réouverture de ces «petites lignes» ?
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Ça représente quoi, les lignes disparues ?

Pour s’en ren­dre compte, il faut remon­ter aux années 1930, à l’apogée du rail français. Le pays entier est alors mail­lé par près de 60 000 kilo­mètres de voies fer­rées. Aujourd’hui, les trains ne cir­cu­lent plus que sur 28 000 kilo­mètres, dont 2 700 de Lignes à grande vitesse (LGV), nou­velle­ment créées.

20 000 kilo­mètres de lignes ont été aban­don­nées dès la fin de la Sec­onde guerre mon­di­ale. Gérées par les départe­ments, ces lignes «d’intérêt local» n’ont pas survécu à l’essor de l’automobile. À l’exception des chemins de fer cors­es et des quelque 151 kilo­mètres reliant Nice à Digne-les-Bains, encore en ser­vice, on n’en trou­ve presque plus trace dans le paysage.

Pour le reste, le réseau nation­al n’a cessé de s’étioler depuis la créa­tion de la SNCF en 1938 au détri­ment des plus petites lignes – admin­is­tra­tive­ment appelées UIC 7 à 9 (1) — qui relient générale­ment les petites et moyennes villes entre elles. Ce «réseau sec­ondaire» n’est plus que l’ombre de lui-même avec 12 000 kilo­mètres, sou­vent des voies uniques non élec­tri­fiées qui voient tran­siter 400 000 voyageurs par an.

Avec une moyenne d’âge de 40 ans (con­tre 29 ans pour l’ensemble du réseau) le réseau sec­ondaire pâtit d’un sous-investisse­ment chronique, offrant presque sys­té­ma­tique­ment un ser­vice délabré, quand les lignes ne sont pas tout bon­nement sus­pendues pen­dant plusieurs années pour des travaux. En rai­son de leur vétusté, 3 380 kilo­mètres de voies ont été fer­mées aux voyageurs pour les réserv­er au trans­port de marchan­dis­es. De telles lignes sont régulière­ment sup­primées pour de bon, comme ce fut le cas de celle qui relie Autun et Aval­lon, dans le Mor­van, fin 2011.

Pourrait-on réutiliser les anciennes voies ?

Si cer­taines lignes fer­mées depuis des décen­nies ont été déclassées, déférées, et ven­dues aux col­lec­tiv­ités locales, toutes les anci­ennes voies de chemin de fer n’ont pas encore été trans­for­mées en voies vertes. Sur les mil­liers de kilo­mètres inex­ploités appar­tenant tou­jours au domaine pub­lic fer­rovi­aire, rien n’empêcherait, en apparence, la cir­cu­la­tion de nou­veaux trains. De même pour les lignes «sans voyageurs» ouvertes au fret.

Mais, pour espér­er voir des trains rouler au-delà de 10 km/h, il ne suf­fit pas de désher­ber les voies. «Ré-ouvrir une ligne aux voyageurs, c’est comme repar­tir de zéro. Il faut recon­stru­ire la voie, remet­tre des tra­vers­es, du bal­last neuf, les équipements fer­rovi­aires pour la sig­nal­i­sa­tion, véri­fi­er que le sys­tème de drainage de l’eau est encore fonc­tion­nel, rénover les gares et les quais…», égraine Christophe Kesel­je­vic, prési­dent de l’Association française des amis des chemins de fer (AFAC), qui a fait une par­tie de sa car­rière chez Réseau Fer­ré de France (devenu SNCF Réseau).

Et ce n’est même pas le plus com­pliqué. Les acteurs ayant porté ou étudié des pro­jets de réou­ver­ture de ligne que nous avons inter­rogés sont unanimes : le véri­ta­ble écueil, ce sont les pas­sages à niveau (PN). En 2008, à la suite d’un acci­dent mor­tel entre un TER et un bus sco­laire, le gou­verne­ment a décidé d’en inter­dire la créa­tion et d’accélérer leur déman­tèle­ment de ceux con­sid­érés comme dan­gereux.

Seule­ment, cette règle s’applique aus­si aux poten­tielles réou­ver­tures de lignes, dans le cas où celles ci ont été fer­mées pen­dant plus de cinq ans. Elle impose donc de rem­plac­er chaque «PN» par un tun­nel ou un pont. Bien qu’assouplie au fil des années – en priv­ilé­giant par exem­ple la sécuri­sa­tion dans cer­tains cas -, cette règle est tou­jours inter­prétée de façon max­i­mal­iste par l’Établissement pub­lic de sécu­rité fer­rovi­aire et par SNCF Réseau, dont une par­tie de la direc­tion est notoire­ment hos­tile à toute réou­ver­ture de ligne.

Combien ça couterait de rouvrir une ligne de train ?

Au vu de ces dif­férentes con­traintes juridiques et tech­niques, remet­tre des trains sur les rails coûte cher, ter­ri­ble­ment cher. «Si vous voulez une ligne qui tienne pour un hori­zon de 15 à 20 ans, pour un sim­ple renou­velle­ment voie-bal­last, il faut compter a min­i­ma un mil­lion par kilo­mètre», estime Patri­cia Pérennes, écon­o­miste pour le cab­i­net de con­seil spé­cial­isé dans les trans­ports Trans-Mis­sions.

En ajoutant à cela la réno­va­tion des éventuels ouvrages d’art, la mise aux normes des gares et le rem­place­ment des pas­sages à niveau, le prix au kilo­mètre monte à près de «4 mil­lions d’euros», selon Jean-Luc Gibelin, vice-prési­dent en charge des trans­ports de la région Occ­i­tanie. Soit près de «100 mil­lions en moyenne pour chaque réou­ver­ture de ligne portée par la Région». Un véri­ta­ble gouf­fre pour cette col­lec­tiv­ité, dont le bud­get alloué aux trans­ports est d’environ 1 mil­liard d’euros par man­da­ture.

D’ailleurs, les exem­ples de relances fer­rovi­aires avortées avant même d’avoir com­mencé ou qui s’arrêtent à mi-chemin, faute de crédits, ne man­quent pas. «En Val-de-Loire, dans les années 2010, il y a eu pour pro­jet de rou­vrir les lignes Orléans-Chartres et Orléans-Châteauneuf, racon­te Patri­cia Pérennes, autre­fois direc­trice adjointe des trans­ports de la Région. La pre­mière s’est arrêtée à Voves, au milieu du tracé, et n’est jamais repar­tie. Et la sec­onde n’a jamais vu le jour.»

Enfin, ces sommes élevées ne pren­nent même pas en compte l’électrification. Or, si les lignes ont été élec­tri­fiées par le passé, toutes les infra­struc­tures ont été retirées lors de leur pre­mière fer­me­ture. Les rares lignes rou­vertes ces dernières années ne per­me­t­tent de faire rouler que des TER diesel, près de dix fois plus pol­lu­ants que des trains élec­triques – mais qui émet­tent tout de même moins de CO2 qu’une voiture ther­mique (2).

Qui souhaite relancer d’anciennes lignes ?

Que ce soit pour son intérêt écologique, pat­ri­mo­ni­al, ou encore pour les oppor­tu­nités indus­trielles du fer­rovi­aire, chaque cam­pagne de France ou presque a son col­lec­tif citoyen mil­i­tant pour la réou­ver­ture d’anciennes lignes.

Mais c’est au niveau des régions, com­pé­tentes dans le domaine des trans­ports, que s’opère la prise de déci­sion. Sur ce point, quelques col­lec­tiv­ités volon­taristes se démar­quent. L’Occitanie prévoit la relance de cinq lignes d’i­ci à 2032. Par­mi celles-ci, la ligne «Rive droite du Rhône», est déjà par­tielle­ment rou­verte, avec cinq allers-retours quo­ti­di­ens entre Pont-Saint-Esprit et Avi­gnon. Elle n’avait reçu aucun voyageur depuis 1973, mais elle con­ser­vait une activ­ité de fret.

En par­al­lèle, quelque 128 kilo­mètres d’anciennes lignes doivent être déman­telés dans les prochaines années, dont la ligne qui reli­ait Cahors à Cap­denac, dans la val­lée du Lot, et qui devrait être trans­for­mée en piste cyclable (Mediacites).

L’an­ci­enne ligne Cahors-Cap­denac, dans le Lot. © Enzo Dubesset/Vert

Enfin, la région Grand Est parie sur ses «trains légers», plus petits et moins coû­teux, pour relancer les petites lignes rurales à par­tir de 2027 ; la Nou­velle Aquitaine, elle, porte à bout de bras le pro­jet de réou­ver­ture de la très onéreuse ligne Pau-Can­franc-Saragosse, qui tra­versera les Pyrénées.

De même que pour l’entretien des petites lignes exis­tantes, les régions se sen­tent bien seules dans ces pro­jets : «Dans les dis­cours, l’État se dit favor­able aux petites lignes : il pour­rait donc jouer son rôle de pro­prié­taire du réseau fer­rovi­aire ou au moins nous aider. Dans les faits, nous sommes les seuls à financer», déplore Jean-Luc Gibelin.

Les réouvertures de ligne, un espoir pour demain ?

Bien que très local­isées, et encore à l’état de pro­jets, le fait même de pou­voir par­ler de réou­ver­tures mon­tre bien le spec­tac­u­laire retour en grâce qu’ont con­nu les «petites lignes» ces dernières années. Faut-il rap­pel­er qu’en 2018, le rap­port Spinet­ta, com­mandé par l’exécutif pour résor­ber le déficit du sys­tème fer­rovi­aire, pro­po­sait de les sup­primer dans leur grande majorité ?

Pour autant, les fer­rovipathes les plus nos­tal­giques devront mod­ér­er leurs ardeurs. «Le risque est que, faute d’argent, les réou­ver­tures actuelles se fassent sur un ser­vice min­i­mal, pour des raisons de com­mu­ni­ca­tion, alors que le train ne peut fonc­tion­ner qu’à forte den­sité», anticipe Christophe Kesel­je­vic. «Si on rou­vre une ligne avec cinq trains par jour, c’est dur à pren­dre, il n’y a pas for­cé­ment de cor­re­spon­dances. For­cé­ment, ça n’aide pas à con­ver­tir les gens au fer­rovi­aire», abonde Patri­cia Pérennes.

Et de citer le mod­èle suisse : « même sur les plus petites lignes, le ser­vice, c’est 6h-23h, avec un train par heure. Là, tout le monde le prend». Petit détail, nos voisins helvètes investis­sent chaque année 450 euros par habi­tant dans le train, une des moyennes les plus fortes d’Europe. En France, c’est 46 euros (3).

NOTES :
1. Cette vieille désig­na­tion admin­is­tra­tive désigne la charge de traf­ic sup­port­ée par l’infrastructure. Automa­tique­ment, elle désigne de nos jours les trains où il n’y a plus de fret, ou presque, donc les plus petites lignes. Cela ne sig­ni­fie pas pour autant que la ligne n’est plus fréquen­tée par des voyageurs…
2. Le com­para­tif entre train diesel et train élec­trique est issu de ce guide pub­lié par le min­istère de l’Ecologie. On y apprend (p124) que le TER diésel émet 79,25 g CO2e / passager.km (avec une moyenne de 68 pas­sagers par train) con­tre 8,10 g CO2e /passager.km pour le TER élec­trique. (avec 80 pas­sagers par train) Quant aux voitures diesel elles émet­taient en moyenne, en 2022, 130 g de C02 / km selon l’Ademe.
3. Selon les don­nées de l’étude annuelle réal­isée par le lob­by alle­mand du fer­rovi­aire Allianz Pro Schiene.