Greenpeace vient de fêter ses 50 ans, quelles ont été pour vous les actions-phares de l’histoire de cette ONG ?
La première mission, bien entendu : en 1971, une douzaine de joyeux-lurons canadiens et américains se retrouvent sur un combat commun d’opposition à l’arme nucléaire militaire. C’est un combat pacifiste et antimilitariste avec une dimension environnementale puisque ces essais se font encore en mer à l’époque. Ils récupèrent un vieux rafiot, le retapent et vont au large de l’Alaska dans l’archipel des Aléoutiennes. Au final, ils n’y arrivent pas car ils sont empêchés par des garde-côtes américains. Ils reviennent un peu déçus mais plusieurs centaines de personnes les attendent à leur retour au port de Vancouver. Ça a allumé un espoir et c’est ce qui a contribué à créer Greenpeace.
L’histoire de Greenpeace est jalonnée de campagnes assez emblématiques. Dans les années 1980, il y en a eu une sur la protection des mammifères marins, qui portait surtout sur les baleines et les phoques en Arctique. Ensuite dans les années 90, la campagne contre les OGM a été particulièrement marquante. Puis, celle du thon rouge dans les années 2000. Plus récemment, c’est l’opposition à Total au large du Brésil et en Guyane française qui a été couronnée d’une victoire. Nous avons notamment perturbé l’Assemblée générale de la multinationale et bloqué des sites au Brésil.

Y a-t-il une action à laquelle vous avez participé et qui vous a particulièrement marqué ?
Il y en plusieurs car ça fait neuf ans que je suis là maintenant [à la tête de Greenpeace France, NDLR]. En 2017, nous avons fait une série d’actions contre EDF et nous sommes entrés dans des centrales nucléaires, notamment celle de Cattenom où nous avons tiré des feux d’artifice.
En 2015, la COP21 a été un moment fort car il y a eu beaucoup d’attentes, de pression, d’espoirs et aussi un peu de désillusion à la fin. Les mouvements de mobilisation citoyenne ont été importants malgré le contexte post-attentats du Bataclan. Si la marche d’ouverture de la COP a été annulée, il y a eu un rassemblement au mur de la paix au pied du champ de mars. On avait aussi repeint le rond point de l’étoile en jaune pour symboliser un soleil géant vu du ciel, avec l’arc de triomphe au milieu.
Comment décririez-vous l’évolution de Greenpeace en cinquante ans ?
On a clairement changé d’échelle. Greenpeace est née au Canada et aujourd’hui on est présents dans une soixantaine de pays, y compris en Asie, en Afrique et en Amérique latine. C’est devenu un vrai mouvement international. On est partis de douze militants bénévoles pour arriver à 3 500 salariés, plusieurs dizaines de milliers de bénévoles actifs et plusieurs millions de sympathisants et de soutiens financiers.
Greenpeace a aussi évolué sur ses modes d’action. Par exemple, la désobéissance civile était là dès le début mais elle n’était pas pratiquée de la même manière qu’aujourd’hui. Avant, Greenpeace pensait que les actions devaient reposer sur une poignée de personnes qui allaient bloquer un site industriel, entrer dans une centrale nucléaire ou accrocher une banderole sur un bâtiment, par exemple. C’étaient souvent cinq, dix, quinze personnes très déterminées, formées avec des compétences particulières de grimpe ou autres.
Aujourd’hui, on continue de faire ça mais on s’est ouverts à ce qu’on appelle dans le jargon la mass NDVA (non-violent direct action), c’est-à-dire un mouvement de masse d’action directe non-violente. En France, cela a donné le blocage de la République des pollueurs il y a deux ans, où nous avons engagé 2 000 activistes. Avec ANV-COP21 et Les Amis de la Terre, nous avons bloqué plusieurs sièges d’industries polluantes à la Défense : ceux de Total, la Société Générale et EDF.

Est-ce la présence de ces autres organisations qui a amené une réflexion sur la désobéissance civile ?
Oui, c’est vrai que ces méthodes viennent notamment d’ANV-COP 21, qui a été créée en 2015 au moment de la COP21. ANV [pour action non-violente, NDLR], ce sont des gens d’Alternatiba qu’on a soutenu dès la création de cette organisation en 2013. Ils ont modernisé la désobéissance civile. Ils ont eu le culot et l’audace de se dire qu’on pouvait avoir non pas seulement dix ou quinze activistes mais 200, 300 et jusqu’à 2 000 pour cette action-là sur la République des pollueurs.
Ils avaient aussi des pratiques très différentes. Pendant longtemps, un parcours militant chez Greenpeace était fait d’étapes. Il fallait commencer par rencontrer les gens dans un groupe local, aller distribuer des tracts sur les marchés le weekend et, peu à peu, on gravissait les marches vers un engagement plus radical. Aujourd’hui, pour participer à ces actions, il suffit de remplir un formulaire et de faire une formation à la non-violence sur une demi-journée.
Après un an et demi de pandémie, qui a mis le mouvement écologiste et les marches pour le climat presque à l’arrêt, qu’est-ce qui vous paraît pertinent comme mode d’action ?
Je suis en faveur d’une conjugaison de modes d’action. Je n’ai jamais vu une victoire survenir parce qu’on avait utilisé un seul moyen. Il faut combiner une production d’expertise et de connaissances ; du plaidoyer, qui consiste à aller faire passer des messages aux décideurs politiques ou économiques ; des mobilisations citoyennes autorisées, que peuvent mener nos militants locaux sur des actions de sensibilisation, par exemple, et de la désobéissance civile.
Avec trois autres organisations, vous êtes parvenus à faire condamner l’Etat pour son inaction climatique dans le cadre de l’Affaire du siècle, qui retourne ce jeudi devant le tribunal administratif de Paris. Quand Greenpeace a-t-elle commencé à actionner le levier juridique ?
En 2012, des juristes qui étaient engagés dans le Conseil d’administration ou dans notre Assemblée statutaire – notre instance de gouvernance – m’ont convaincu qu’il fallait arrêter de ne faire que se défendre dans les tribunaux et passer à l’attaque, être proactifs. Nous avons donc commencé à intenter des recours contre la prolongation des décrets permettant à l’EPR de Flamanville de continuer à tenter d’exister un jour. Nous avons aussi recruté deux juristes en interne et ce mode d’action est maintenant totalement intégré à nos thématiques et à nos projets. Actuellement, nous avons une bonne dizaine de procédures en cours sur différentes thématiques : pollution de l’air, lutte contre la déforestation, nucléaire et production de pétrole.

Le grand avantage de cette méthode, c’est que si les acteurs économiques ou politiques font la sourde oreille à nos alertes, ils ne peuvent pas ignorer la justice. Par ailleurs, certains citoyens trouvent que nous avons une approche trop militante. Le fait de passer par la voie juridique les convainc car c’est plus institutionnel.
Pourquoi le nucléaire est-il la mère de toutes les batailles de Greenpeace ?
Ce n’est pas la mère de toutes les batailles mais c’est la bataille fondatrice et je crois que quand une organisation s’est créée sur une bataille, elle ne peut l’oublier. C’est un combat particulièrement emblématique en France car le nucléaire y occupe une place bien particulière. Il n’y a aucun pays dans le monde qui dépende autant de l’atome que le nôtre pour produire son électricité. En France, à peu près 75% de l’électricité est produite à base de nucléaire. Même si le nucléaire est faiblement carboné, il est porteur en soi d’un certain nombre de risques, de pollutions environnementales et industrielles.
L’Union européenne a rehaussé son objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre à -55% à 2030, comment peut-on l’atteindre sans le nucléaire ?
La question serait plutôt : comment y arrive-t-on même si on utilise le nucléaire ? Certes, le nucléaire est faiblement émetteur en CO2 mais aujourd’hui quel pays a fait le choix de remplacer ses centrales à charbon par des centrales nucléaires ? Quasiment aucun.
Le problème du nucléaire c’est qu’il est extrêmement coûteux. Par ailleurs, construire une centrale prend dix ou quinze ans. On avait fait un calcul en interne : si on voulait que le nucléaire réduise 10% des gaz à effet de serre à l’échelle de la planète, il fallait construire un nouveau réacteur chaque semaine pendant 20 ans. On voit bien que ce n’est pas possible.
Est-ce que vous partagez la position de Yannick Jadot – candidat d’Europe Ecologie-Les Verts à l’élection présidentielle – qui veut une sortie progressive du nucléaire d’ici quinze ou vingt ans ?
C’est plutôt Yannick Jadot qui se base sur la position de Greenpeace. En 2013, sous la présidence de François Hollande, nous avons fait un scénario de transition énergétique pour la France qui disait qu’avec de la bonne volonté, on pouvait sortir du nucléaire en trente ans. Nous maintenons cette position donc nous ne confondons pas urgence et précipitation.
Ce serait une sortie du nucléaire sans relancer de centrale au charbon ?
Effectivement. Si on veut le faire en dix ans, ça va nous obliger à rouvrir des sources de production d’électricité au gaz, charbon ou autres. Mais si on se fixe un calendrier de sortie du nucléaire sur trente ans, ça permet d’avoir le temps de développer les renouvelables et de travailler à une réduction de la consommation d’énergie. D’ailleurs, les scénarios de RTE [Réseau de transport d’électricité] et l’Ademe [Agence de la transition énergétique] ont calculé qu’il est possible d’atteindre 100% de renouvelables en 2050.
Nous sommes à l’heure des choix et c’est pourquoi le nucléaire va sans doute être une thématique centrale de la campagne présidentielle. Soit il faut se lancer dans la construction de nouvelles centrales, parce que même si on les prolonge au-delà de quarante ans, elles ne vont pas aller jusqu’à quatre-vingt. Mais même Macron, qui est très pro-nucléaire, a du mal à se résoudre à lancer des constructions de centrales en raison du coût mais aussi de l’échec industriel de l’EPR de Flamanville qui signifie qu’on ne maîtrise plus la technologie. Ou bien, il nous faut se décider à sortir progressivement du nucléaire.

Dans la bande-dessinée Accident majeur que vous avez co-écrite et qui imagine une catastrophe à la centrale du Bugey, dans la région lyonnaise, l’un des personnages dit : « On a tardé à réagir. On était trop confiants ». Le risque majeur avec le nucléaire, c’est qu’on pèche par excès de confiance ?
Effectivement, parce que chaque fois qu’on débat avec des pro-nucléaires, le risque est systématiquement minimisé. J’ai le sentiment que jusque-là, la société française a accepté le risque parce qu’elle ne sait pas l’évaluer, qu’on n’a pas d’informations suffisamment complètes et qu’on n’a jamais posé la question aux Français de savoir s’ils étaient prêts à l’accepter, ou pas.
Pour élaborer le scénario de cette BD, je me suis appuyé sur des documents officiels et réels produits par EDF. Par exemple, EDF est très confiant sur les digues qui protègent la centrale du Bugey d’inondations et de submersion par une vague forte. Quand on voit la carte d’EDF qu’Alizée [Alizée de Pin, illustratrice d’Accident majeur NDLR] a dessinée où l’eau s’arrête pile-poil aux limites de la centrale parce qu’il y a une digue, ce n’est pas rassurant. L’expérience a montré qu’on ne maîtrise jamais totalement les événements.
Par ailleurs, les centrales ont été construites à une époque où un certain nombre de risques n’existaient pas : les attentats et les événements météorologiques extrêmes liés à la crise climatique.