Jean-François Julliard : « La France est le dernier des Mohicans de l’énergie nucléaire »

Greenpeace a 50 ans. Directeur général de Greenpeace France, Jean-François Julliard nous raconte les actions les plus marquantes de ces dernières décennies, les transformations dans le mouvement écologiste et le premier des combats de son ONG : la fin du nucléaire.
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Green­peace vient de fêter ses 50 ans, quelles ont été pour vous les actions-phares de l’histoire de cette ONG ?

La pre­mière mis­sion, bien enten­du : en 1971, une douzaine de joyeux-lurons cana­di­ens et améri­cains se retrou­vent sur un com­bat com­mun d’opposition à l’arme nucléaire mil­i­taire. C’est un com­bat paci­fiste et anti­mil­i­tariste avec une dimen­sion envi­ron­nemen­tale puisque ces essais se font encore en mer à l’époque. Ils récupèrent un vieux rafiot, le retapent et vont au large de l’Alaska dans l’archipel des Aléou­ti­ennes. Au final, ils n’y arrivent pas car ils sont empêchés par des garde-côtes améri­cains. Ils revi­en­nent un peu déçus mais plusieurs cen­taines de per­son­nes les atten­dent à leur retour au port de Van­cou­ver. Ça a allumé un espoir et c’est ce qui a con­tribué à créer Green­peace.

L’histoire de Green­peace est jalon­née de cam­pagnes assez emblé­ma­tiques. Dans les années 1980, il y en a eu une sur la pro­tec­tion des mam­mifères marins, qui por­tait surtout sur les baleines et les pho­ques en Arc­tique. Ensuite dans les années 90, la cam­pagne con­tre les OGM a été par­ti­c­ulière­ment mar­quante. Puis, celle du thon rouge dans les années 2000. Plus récem­ment, c’est l’opposition à Total au large du Brésil et en Guyane française qui a été couron­née d’une vic­toire. Nous avons notam­ment per­tur­bé l’Assemblée générale de la multi­na­tionale et blo­qué des sites au Brésil.

L’équipage du Phyl­lis Cor­ma­ck en 1971 qui fondera Green­peace Ⓒ Green­peace

Y a‑t-il une action à laque­lle vous avez par­ticipé et qui vous a par­ti­c­ulière­ment mar­qué ?

Il y en plusieurs car ça fait neuf ans que je suis là main­tenant [à la tête de Green­peace France, NDLR]. En 2017, nous avons fait une série d’actions con­tre EDF et nous sommes entrés dans des cen­trales nucléaires, notam­ment celle de Cat­tenom où nous avons tiré des feux d’artifice.

En 2015, la COP21 a été un moment fort car il y a eu beau­coup d’attentes, de pres­sion, d’espoirs et aus­si un peu de désil­lu­sion à la fin. Les mou­ve­ments de mobil­i­sa­tion citoyenne ont été impor­tants mal­gré le con­texte post-atten­tats du Bat­a­clan. Si la marche d’ouverture de la COP a été annulée, il y a eu un rassem­ble­ment au mur de la paix au pied du champ de mars. On avait aus­si repeint le rond point de l’étoile en jaune pour sym­bol­is­er un soleil géant vu du ciel, avec l’arc de tri­om­phe au milieu.

Com­ment décririez-vous l’évolution de Green­peace en cinquante ans ?

On a claire­ment changé d’échelle. Green­peace est née au Cana­da et aujourd’hui on est présents dans une soix­an­taine de pays, y com­pris en Asie, en Afrique et en Amérique latine. C’est devenu un vrai mou­ve­ment inter­na­tion­al. On est par­tis de douze mil­i­tants bénév­oles pour arriv­er à 3 500 salariés, plusieurs dizaines de mil­liers de bénév­oles act­ifs et plusieurs mil­lions de sym­pa­thisants et de sou­tiens financiers.

Green­peace a aus­si évolué sur ses modes d’action. Par exem­ple, la désobéis­sance civile était là dès le début mais elle n’était pas pra­tiquée de la même manière qu’aujourd’hui. Avant, Green­peace pen­sait que les actions devaient repos­er sur une poignée de per­son­nes qui allaient blo­quer un site indus­triel, entr­er dans une cen­trale nucléaire ou accrocher une ban­de­role sur un bâti­ment, par exem­ple. C’étaient sou­vent cinq, dix, quinze per­son­nes très déter­minées, for­mées avec des com­pé­tences par­ti­c­ulières de grimpe ou autres.

Aujourd’hui, on con­tin­ue de faire ça mais on s’est ouverts à ce qu’on appelle dans le jar­gon la mass NDVA (non-vio­lent direct action), c’est-à-dire un mou­ve­ment de masse d’action directe non-vio­lente. En France, cela a don­né le blocage de la République des pol­lueurs il y a deux ans, où nous avons engagé 2 000 activistes. Avec ANV-COP21 et Les Amis de la Terre, nous avons blo­qué plusieurs sièges d’industries pol­lu­antes à la Défense : ceux de Total, la Société Générale et EDF.

Ⓒ Romain Nico­las / Les Amis de la Terre / ANV-COP21 / Green­peace

Est-ce la présence de ces autres organ­i­sa­tions qui a amené une réflex­ion sur la désobéis­sance civile ?

Oui, c’est vrai que ces méth­odes vien­nent notam­ment d’ANV-COP 21, qui a été créée en 2015 au moment de la COP21. ANV [pour action non-vio­lente, NDLR], ce sont des gens d’Alternatiba qu’on a soutenu dès la créa­tion de cette organ­i­sa­tion en 2013. Ils ont mod­ernisé la désobéis­sance civile. Ils ont eu le culot et l’audace de se dire qu’on pou­vait avoir non pas seule­ment dix ou quinze activistes mais 200, 300 et jusqu’à 2 000 pour cette action-là sur la République des pol­lueurs.

Ils avaient aus­si des pra­tiques très dif­férentes. Pen­dant longtemps, un par­cours mil­i­tant chez Green­peace était fait d’étapes. Il fal­lait com­mencer par ren­con­tr­er les gens dans un groupe local, aller dis­tribuer des tracts sur les marchés le week­end et, peu à peu, on gravis­sait les march­es vers un engage­ment plus rad­i­cal. Aujourd’hui, pour par­ticiper à ces actions, il suf­fit de rem­plir un for­mu­laire et de faire une for­ma­tion à la non-vio­lence sur une demi-journée.

Après un an et demi de pandémie, qui a mis le mou­ve­ment écol­o­giste et les march­es pour le cli­mat presque à l’arrêt, qu’est-ce qui vous paraît per­ti­nent comme mode d’action ?

Je suis en faveur d’une con­ju­gai­son de modes d’action. Je n’ai jamais vu une vic­toire sur­venir parce qu’on avait util­isé un seul moyen. Il faut com­bin­er une pro­duc­tion d’expertise et de con­nais­sances ; du plaidoy­er, qui con­siste à aller faire pass­er des mes­sages aux décideurs poli­tiques ou économiques ; des mobil­i­sa­tions citoyennes autorisées, que peu­vent men­er nos mil­i­tants locaux sur des actions de sen­si­bil­i­sa­tion, par exem­ple, et de la désobéis­sance civile.

Avec trois autres organ­i­sa­tions, vous êtes par­venus à faire con­damn­er l’E­tat pour son inac­tion cli­ma­tique dans le cadre de l’Af­faire du siè­cle, qui retourne ce jeu­di devant le tri­bunal admin­is­tratif de Paris. Quand Green­peace a‑t-elle com­mencé à action­ner le levi­er juridique ?

En 2012, des juristes qui étaient engagés dans le Con­seil d’administration ou dans notre Assem­blée statu­taire – notre instance de gou­ver­nance – m’ont con­va­in­cu qu’il fal­lait arrêter de ne faire que se défendre dans les tri­bunaux et pass­er à l’attaque, être proac­t­ifs.  Nous avons donc com­mencé à inten­ter des recours con­tre la pro­lon­ga­tion des décrets per­me­t­tant à l’EPR de Fla­manville de con­tin­uer à ten­ter d’exister un jour. Nous avons aus­si recruté deux juristes en interne et ce mode d’action est main­tenant totale­ment inté­gré à nos thé­ma­tiques et à nos pro­jets. Actuelle­ment, nous avons une bonne dizaine de procé­dures en cours sur dif­férentes thé­ma­tiques : pol­lu­tion de l’air, lutte con­tre la déforesta­tion, nucléaire et pro­duc­tion de pét­role.

Des mil­i­tants de Green­peace France, Oxfam, la Fon­da­tion Nico­las Hulot et Notre affaire à tous devant le tri­bunal admin­is­tratif de Paris dans le cadre de la deux­ième audi­ence de l’Af­faire du siè­cle le 30 sep­tem­bre 2021 Ⓒ Emer­ic Fohlen / L’Af­faire du Siè­cle

Le grand avan­tage de cette méth­ode, c’est que si les acteurs économiques ou poli­tiques font la sourde oreille à nos alertes, ils ne peu­vent pas ignor­er la jus­tice. Par ailleurs, cer­tains citoyens trou­vent que nous avons une approche trop mil­i­tante. Le fait de pass­er par la voie juridique les con­va­inc car c’est plus insti­tu­tion­nel.

Pourquoi le nucléaire est-il la mère de toutes les batailles de Green­peace ?

Ce n’est pas la mère de toutes les batailles mais c’est la bataille fon­da­trice et je crois que quand une organ­i­sa­tion s’est créée sur une bataille, elle ne peut l’oublier. C’est un com­bat par­ti­c­ulière­ment emblé­ma­tique en France car le nucléaire y occupe une place bien par­ti­c­ulière. Il n’y a aucun pays dans le monde qui dépende autant de l’atome que le nôtre pour pro­duire son élec­tric­ité. En France, à peu près 75% de l’électricité est pro­duite à base de nucléaire. Même si le nucléaire est faible­ment car­boné, il est por­teur en soi d’un cer­tain nom­bre de risques, de pol­lu­tions envi­ron­nemen­tales et indus­trielles.

L’Union européenne a rehaussé son objec­tif de réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre à ‑55% à 2030, com­ment peut-on l’atteindre sans le nucléaire ?

La ques­tion serait plutôt : com­ment y arrive-t-on même si on utilise le nucléaire ? Certes, le nucléaire est faible­ment émet­teur en CO2 mais aujourd’hui quel pays a fait le choix de rem­plac­er ses cen­trales à char­bon par des cen­trales nucléaires ? Qua­si­ment aucun.

Le prob­lème du nucléaire c’est qu’il est extrême­ment coû­teux. Par ailleurs, con­stru­ire une cen­trale prend dix ou quinze ans. On avait fait un cal­cul en interne : si on voulait que le nucléaire réduise 10% des gaz à effet de serre à l’échelle de la planète, il fal­lait con­stru­ire un nou­veau réac­teur chaque semaine pen­dant 20 ans. On voit bien que ce n’est pas pos­si­ble.

Est-ce que vous partagez la posi­tion de Yan­nick Jadot – can­di­dat d’Europe Ecolo­gie-Les Verts à l’élection prési­den­tielle – qui veut une sor­tie pro­gres­sive du nucléaire d’ici quinze ou vingt ans ?

C’est plutôt Yan­nick Jadot qui se base sur la posi­tion de Green­peace. En 2013, sous la prési­dence de François Hol­lande, nous avons fait un scé­nario de tran­si­tion énergé­tique pour la France qui dis­ait qu’avec de la bonne volon­té, on pou­vait sor­tir du nucléaire en trente ans. Nous main­tenons cette posi­tion donc nous ne con­fon­dons pas urgence et pré­cip­i­ta­tion.

Ce serait une sor­tie du nucléaire sans relancer de cen­trale au char­bon ?

Effec­tive­ment. Si on veut le faire en dix ans, ça va nous oblig­er à rou­vrir des sources de pro­duc­tion d’électricité au gaz, char­bon ou autres. Mais si on se fixe un cal­en­dri­er de sor­tie du nucléaire sur trente ans, ça per­met d’avoir le temps de dévelop­per les renou­ve­lables et de tra­vailler à une réduc­tion de la con­som­ma­tion d’énergie. D’ailleurs, les scé­nar­ios de RTE [Réseau de trans­port d’électricité] et l’Ademe [Agence de la tran­si­tion énergé­tique] ont cal­culé qu’il est pos­si­ble d’atteindre 100% de renou­ve­lables en 2050.

Nous sommes à l’heure des choix et c’est pourquoi le nucléaire va sans doute être une thé­ma­tique cen­trale de la cam­pagne prési­den­tielle. Soit il faut se lancer dans la con­struc­tion de nou­velles cen­trales, parce que même si on les pro­longe au-delà de quar­ante ans, elles ne vont pas aller jusqu’à qua­tre-vingt. Mais même Macron, qui est très pro-nucléaire, a du mal à se résoudre à lancer des con­struc­tions de cen­trales en rai­son du coût mais aus­si de l’échec indus­triel de l’EPR de Fla­manville qui sig­ni­fie qu’on ne maîtrise plus la tech­nolo­gie. Ou bien, il nous faut se décider à sor­tir pro­gres­sive­ment du nucléaire.

Jean-François Jul­liard, directeur de Green­peace France © Del­phine Ghosaross­ian

Dans la bande-dess­inée Acci­dent majeur que vous avez co-écrite et qui imag­ine une cat­a­stro­phe à la cen­trale du Bugey, dans la région lyon­naise, l’un des per­son­nages dit : « On a tardé à réa­gir. On était trop con­fi­ants ». Le risque majeur avec le nucléaire, c’est qu’on pèche par excès de con­fi­ance ?

Effec­tive­ment, parce que chaque fois qu’on débat avec des pro-nucléaires, le risque est sys­té­ma­tique­ment min­imisé. J’ai le sen­ti­ment que jusque-là, la société française a accep­té le risque parce qu’elle ne sait pas l’évaluer, qu’on n’a pas d’informations suff­isam­ment com­plètes et qu’on n’a jamais posé la ques­tion aux Français de savoir s’ils étaient prêts à l’accepter, ou pas.

Pour éla­bor­er le scé­nario de cette BD, je me suis appuyé sur des doc­u­ments offi­ciels et réels pro­duits par EDF. Par exem­ple, EDF est très con­fi­ant sur les digues qui pro­tè­gent la cen­trale du Bugey d’inondations et de sub­mer­sion par une vague forte. Quand on voit la carte d’EDF qu’Alizée [Alizée de Pin, illus­tra­trice d’Accident majeur NDLR] a dess­inée où l’eau s’arrête pile-poil aux lim­ites de la cen­trale parce qu’il y a une digue, ce n’est pas ras­sur­ant. L’expérience a mon­tré qu’on ne maîtrise jamais totale­ment les événe­ments.

Par ailleurs, les cen­trales ont été con­stru­ites à une époque où un cer­tain nom­bre de risques n’existaient pas : les atten­tats et les événe­ments météorologiques extrêmes liés à la crise cli­ma­tique.