Analyse

Face au succès de Don’t look up, la société civile veut saisir la comète au bond

Ignorées par les politiques, moquées sur certains plateaux télé ; à l'instar des scientifiques à l'affiche de Don't look up dans lesquels elles se reconnaissent, les associations tentent d'alerter sur le climat depuis des décennies. Des représentant·es de la société civile racontent à Vert leur ressenti sur ce phénomène populaire et son impact potentiel sur le mouvement pour le climat.
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C’est rare qu’un pro­duit cul­turel vise aus­si juste » applau­dit Gabriel Maz­zoli­ni, chargé de mobil­i­sa­tion aux Amis de la Terre. Don’t look up, ce n’est « pas un truc con­sen­suel, ou juste grand pub­lic. Il dit la réal­ité ». Comme la qua­si-total­ité des activistes pour le cli­mat, Gabriel Maz­zoli­ni a savouré le block­buster sor­ti sur Net­flix le 24 décem­bre. Dans cette farce « cos­mique », des astronomes incarné·es par Leonar­do Di Caprio et Jen­nifer Lawrence ten­tent, en vain, d’alert­er médias et lead­ers poli­tiques sur la chute d’une météorite qui men­ace de met­tre fin à la vie sur Terre. Une métaphore — revendiquée — de l’in­ca­pac­ité des cli­ma­to­logues à faire enten­dre leur voix face au péril cli­ma­tique. Et de l’aveu­gle­ment poli­tique et médi­a­tique.

Ce que l’ac­tiviste a aimé, c’est que l’on sorte « de la nature comme point de départ pour évo­quer l’é­mo­tion chez les spec­ta­teurs, comme l’ont fait de supers beaux films [sur l’é­colo­gie — Ndlr] de Leonar­do Di Caprio ou Cyril Dion ». Don’t look up « met au cen­tre la vie quo­ti­di­enne le tra­vail, la société de con­som­ma­tion, les rela­tions femmes-hommes, la société du spec­ta­cle et le rôle des rich­es ».

Porte-parole d’Al­ter­nat­i­ba et d’ANV-COP21, Elodie Nace a trou­vé le film « hyper fort à plein de niveaux », notam­ment car « il per­met de ren­dre humain les « experts » que sont les cli­ma­to­logues ». Ces dernières semaines, des sci­en­tifiques du monde entier se sont épanché·es dans la presse et sur les réseaux soci­aux, racon­tant leur sou­venir d’ex­péri­ences et de scènes sim­i­laires à celles de Don’t look up.

Le fil Twit­ter écrit par la cli­ma­to­logue Valérie Mas­son-Del­motte, vice-prési­dente du groupe 1 du Giec.

« Quand tu es sci­en­tifique, reprend Elodie Nace, tu as aus­si des émo­tions et tu ressens ce que des activistes peu­vent ressen­tir : la peur, la colère, le dés­espoir, mais aus­si le sen­ti­ment de pou­voir faire avancer les choses, d’amen­er une prise de con­science. »

Or, si Don’t look up met en scène sci­en­tifiques, dirigeant·es poli­tiques, chef·fes d’en­tre­prise et médias, « ce qui manque un peu dans le film, c’est le rôle de la société civile, note Aurore Math­ieu, respon­s­able poli­tiques inter­na­tionales au Réseau action cli­mat, qui fédère 25 asso­ci­a­tions spé­cial­istes du sujet. On voit assez peu la capac­ité de mobil­i­sa­tion publique et com­ment trans­former cette prise de con­science en action ».

Le cirque télévisé

Pour­tant, à l’in­star des sci­en­tifiques, les ONG ten­tent d’alert­er au sujet de la cat­a­stro­phe depuis des décen­nies. Et leurs alarmes, étayées sci­en­tifique­ment, sont par­fois tournées en ridicule. Sur les plateaux télé, « quand nous sommes invités pour par­ler de con­som­ma­tion, d’A­ma­zon, des multi­na­tionales, il n’y a pas de prob­lème », racon­te Gabriel Maz­zoli­ni. Mais dès qu’il s’ag­it de cli­mat, leurs inter­ven­tions sont « qua­si-sys­té­ma­tique­ment » tournées en déri­sion, notam­ment sur les chaînes d’in­fo en con­tinu ou dans « cer­tains médias de droite ou d’ex­trême droite ». Rabat-joie, amish, khmers verts voire, aya­tol­lahs : tous ces sobri­quets dont sont régulière­ment affublés les écol­o­gistes sont autant de « façons de nous ridi­culis­er, de nous infan­tilis­er, d’empêcher de par­ler du fond et d’apporter de l’in­for­ma­tion et des mesures poli­tiques au débat », déplore Elodie Nace.

Dans cette scène, la doc­tor­ante en astronomie Kate Dib­i­asky perd ses nerfs face au cynisme des présen­ta­teurs télévisés.

Chez les activistes, les scènes du film au cours desquelles les sci­en­tifiques sont con­fron­tés au cirque d’une émis­sion d’info­tain­ment ont fait écho à cer­tains pas­sages télévisés bien réels, restés dans les mémoires. Notam­ment celui au cours de laque­lle les intervenant·es de l’émis­sion l’Heure des pros, ani­mée par Pas­cal Praud sur Cnews, ten­tent de faire pass­er pour folle la fon­da­trice de Bloom Claire Nou­vian. Ou lorsque l’ac­tiviste Camille Eti­enne a affron­té les moqueries de patrons lors de l’u­ni­ver­sité d’été du Medef, alors qu’elle plaidait seule­ment pour met­tre des lim­ites à la crois­sance. Plus récem­ment, c’est l’in­ter­ven­tion de la jour­nal­iste Salomé Saqué dans l’émis­sion d’Arte 28 min­utes, dis­ant son inquié­tude à pro­pos de la crise cli­ma­tique sous les quoli­bets de ses aînés, qui a mar­qué les esprits des activistes pour le cli­mat (et bien au-delà).

Directeur général de Green­peace France, Jean-François Jul­liard juge que la réal­ité est moins car­i­cat­u­rale que dans le film, et que l’« on a de la place dans les médias français ». En revanche, « face aux poli­tiques, je me suis retrou­vé dans la scène où les sci­en­tifiques sont reçus dans le bureau de la prési­dente, et où tout le monde s’en fout. On a sou­vent été accueil­lis seule­ment parce qu’il fal­lait cocher la case : « on a reçu les ONG ». »

Idem pour Aurore Math­ieu : « c’est plutôt dans les ren­dez-vous insti­tu­tion­nels que l’on entend des remar­ques décon­nec­tées […], on nous par­le de poli­tique des petits pas pour ne pas brusquer ; il y a un décalage entre l’énor­mité de ce qui arrive et un dis­cours mesuré, « raisonnable », qui est tou­jours un peu vio­lent à vivre. J’ai pu avoir la sen­sa­tion qu’ont eue Jen­nifer Lawrence et Leonar­do Di Caprio dans le film : qu’on ne par­le pas de la même chose et qu’on est sur deux planètes dif­férentes ».

Don't Look Up : les premiers avis sur la fin du monde de Netflix sont tombés
Les sci­en­tifiques sont d’abord ignoré•es par la tru­cu­lente prési­dente des Etats-Unis, inter­prétée par Meryl Streep, avant que leur mes­sage ne soit récupéré à des fins élec­toral­istes.

Saisir la comète au bond

L’en­goue­ment autour de Don’t look up, devenu un véri­ta­ble phénomène, peut-il servir la cause des asso­ci­a­tions écol­o­gistes ? Jean-François Jul­liard « pense que l’ex­ci­ta­tion va retomber rapi­de­ment. Mais en ce début d’an­née, c’est utile pour remet­tre le cli­mat à l’a­gen­da. On a beau­coup util­isé le film sur les réseaux soci­aux, et le titre et le hash­tag #Dont­lookup sont hyper bien trou­vés. C’est un mot d’or­dre rassem­bleur pour dénon­cer — pas seule­ment les cli­matoscep­tiques de base — mais tous ceux qui refusent de voir l’ur­gence, l’in­ten­sité et l’am­pleur du phénomène ». Aurore Math­ieu est, elle aus­si, mesurée : « Je ne sais pas si tout le monde a com­pris qu’il s’agis­sait d’une métaphore de la crise cli­ma­tique, la récep­tion dif­fère beau­coup en fonc­tion des affinités de cha­cun ». Toute­fois, « on peut penser que nos inter­locu­teurs le con­naîtront, ça nous per­me­t­tra peut-être d’y faire référence pour leur sig­ni­fi­er qu’ils n’en font pas assez ou pas assez vite », sourit-elle.

Green­peace a détourné des scènes du film dans plusieurs “memes” postés sur les réseaux soci­aux. © Green­peace / Insta­gram

Elodie Nace sait qu’un seul film ne suf­fi­ra pas à met­tre toute la société en mou­ve­ment, « mais c’est aus­si notre rôle et notre force en tant que mou­ve­ment citoyen que d’utiliser ces élé­ments de la pop cul­ture et de l’ac­tu­al­ité pour trans­former cet élan en une dynamique col­lec­tive plus physique, con­crète, tan­gi­ble. »

Lun­di, Gabriel Maz­zoli­ni appelait sur Twit­ter les spectateur·rices de Don’t look up à « pren­dre la rue pour une fat mobil­i­sa­tion qui mette au cen­tre le cli­mat et sor­tir de l’ambiance extrême-droite / pandémie ». Reste à savoir s’il vaut mieux prévoir une marche spon­tanée qui pour­rait faire « pschitt » ou pren­dre le temps de l’or­gan­i­sa­tion au risque que le souf­flé ne retombe. L’ac­tiviste voudrait en tout cas « bat­tre le fer tant qu’il est chaud ». En espérant que ce phénomène n’au­ra pas été qu’un météore.