Ouïe madame

Et si l’on écoutait mieux la nature ?

Que ce soit à des fins scientifiques ou esthétiques, la bioacoustique nous invite à tendre une oreille attentive au vivant. De quoi nous inciter à entendre autrement les alertes émises par la biosphère ?
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Le 8 févri­er dernier, 17 chercheur·ses de neuf pays — dont la France — ont pro­posé de créer une bib­lio­thèque mon­di­ale de la bio­phonie sous-marine (Glubs). « Alors que la bio­di­ver­sité mon­di­ale est en déclin et que le paysage sonore sous-marin est altéré par les activ­ités anthropiques, nous avons besoin de doc­u­menter, de quan­ti­fi­er et de com­pren­dre les sons biologiques et leurs sources – avant, peut-être, qu’elles ne dis­parais­sent », ont déclaré les sci­en­tifiques regroupés au sein du Pro­gramme inter­na­tion­al de recherche de l’océan silen­cieux (IQOE).

Dans leur propo­si­tion, elles et ils souhait­ent rassem­bler la total­ité des enreg­istrements sous-marins, com­pilés dans divers­es ban­ques sonores telles que la sonothèque du Muséum nation­al d’his­toire naturelle, au sein d’une plate­forme ouverte acces­si­ble en ligne. Celle-ci per­me­t­trait d’inventorier avec plus de pré­ci­sion les sources sonores sous-marines con­nues et non iden­ti­fiées ; d’u­tilis­er des algo­rithmes pour détecter et clas­si­fi­er les sons et de com­par­er les méta­don­nées d’enregistrements. Elle don­nerait aus­si nais­sance à une bib­lio­thèque partagée ouverte au pub­lic, avec tout ce que cela per­met d’envisager en ter­mes de sci­ences par­tic­i­pa­tives (ce sché­ma, en anglais, décrit le fonc­tion­nement que pour­rait avoir cette bib­lio­thèque).

Cette infor­ma­tion, relayée par Actu Envi­ron­nement, n’a pas fait grand bruit dans l’actualité. Elle mérite pour­tant qu’on s’y arrête tant ce champ de recherche est aus­si mécon­nu que fon­da­men­tal : les sons enreg­istrés dans la nature sont utiles pour éla­bor­er des cartes de dis­tri­b­u­tion géo­graphique des espèces. Avec ce genre de car­togra­phie, les sci­en­tifiques peu­vent suiv­re la dynamique de cer­taines pop­u­la­tions et mesur­er leur évo­lu­tion à l’aune des activ­ités humaines.

Comme l’a mon­tré une étude pub­liée dans Sci­ence en févri­er 2021, ces dernières sont à l’origine d’un « brouil­lard acous­tique » nocif pour la vie marine : au cours des 50 dernières années, l’ac­croisse­ment du fret mar­itime a mul­ti­plié par 32 les bruits de bass­es fréquences sur les plus grandes routes du com­merce mon­di­al (Vert).

Les sonars mil­i­taires et les déto­na­tions pro­duites pour son­der les sols provo­quent sur­dité, échouages mas­sifs et morts en série de mam­mifères marins. Par ailleurs, l’acid­i­fi­ca­tion des océans née de l’aug­men­ta­tion des émis­sions de dioxyde de car­bone (CO2) a un effet sur la dis­tance par­cou­rue par les sons, qui voy­a­gent désor­mais sur de plus longues dis­tances.

« La partition de la nature est plus riche quand on la laisse tranquille »

Sur Terre aus­si, la faune et la flo­re sont sen­si­bles à nos per­tur­ba­tions : à court terme, le bruit chas­se les pollinisa­teurs et les insectes. À long terme, il réduit de manière qua­si défini­tive le nom­bre de jeunes pouss­es, d’après une étude pub­liée en avril 2021 dans la revue Pro­ceed­ings of the Roy­al Soci­ety B.

Selon Clin­ton Fran­cis, biol­o­giste à l’u­ni­ver­sité poly­tech­nique de Cal­i­fornie et co-auteur de ce tra­vail mené sur des arbres exposés pen­dant 15 ans à un niveau élevé de bruit arti­fi­ciel, au Nou­veau Mex­ique : « les effets de la pol­lu­tion sonore provo­quée par l’Homme s’in­fil­trent dans la struc­ture de ces com­mu­nautés forestières (…) et faire dis­paraitre le bruit ne sig­ni­fie pas néces­saire­ment une reprise des fonc­tions écologiques ». Quand le bruit cesse, les ani­maux pollinisa­teurs peu­vent rester à l’é­cart car ils sont sen­si­bles au bruit et appren­nent à éviter cer­taines zones, sans que l’on sache encore aujourd’hui le temps qu’il leur faut pour redé­cou­vrir les zones précédem­ment trop bruyantes.

Pour Chris­t­ian Holl, chas­seur de sons pas­sion­né et musi­cien de la nature mis à l’honneur dans le doc­u­men­taire « Car­nets sonores de Guade­loupe » dif­fusé le 21 févri­er sur la1ere.fr et France 3, « écouter la nature est la meilleure manière d‘appréhender la vie, de se ren­dre compte que même quand on ne voit pas, le vivant se man­i­feste à tra­vers les sons qu’il peut émet­tre ».

Équipé de micros ultra-sen­si­bles et d’un dis­posi­tif d’enregistrement inno­vant qu’il trim­balle depuis 30 ans dans le monde entier, cet « archéo­logue du son » invite par sa démarche, essen­tielle­ment esthé­tique, à écouter la nature dans toute sa par­ti­tion.

Dans le doc­u­men­taire réal­isé par Jean-Yves Col­let, on le voit sur l’île de la Désir­ade par­tir avec des enfants sur les traces du bernard‑l’ermite qui se chas­se à l’oreille. Sur les flancs de la Soufrière, il cap­ture la res­pi­ra­tion sul­fureuse du vol­can. On le voit égale­ment capter avec émo­tion les sons émis par un fro­mager (aus­si appelé « arbre aux esclaves ») ou com­pos­er des mélodies à par­tir de sons inaudi­bles à l’or­eille nue. « En regar­dant le monde par les oreilles et en l’auscultant par les sons, j’entre au cœur de la matière végé­tale ou ani­male », explique-t-il à Vert.

Chris­t­ian Holl durant l’une de ses expédi­tions © Flair Pro­duc­tion

Ses enreg­istrements sont un témoignage des temps mod­ernes de la planète et de ce qui s’y trame. Il con­fie encore : « Avant nous n’avions que les livres, les her­biers, les dessins, on col­lec­tait, on étab­lis­sait un pan­el de ce qui exis­tait sur une région, un endroit. En créant des bib­lio­thèques sonores, on doc­u­mente autrement tout ce qui se passe sur Terre, dans un siè­cle ou plus, ces témoignages auront un intérêt extra­or­di­naire pour voir com­ment les choses ont évolué ».