Reportage

«Elle joue un rôle d’exutoire» : dans son bastion historique du Lot-et-Garonne, la Coordination rurale attire plus que jamais les agriculteurs

Coup de foin. Souvent critiquée pour sa proximité avec l’extrême droite, la Coordination rurale est le syndicat agricole qui monte. Son avenir pourrait basculer avec l’élection de sa direction ce mercredi. Dans le Lot-et-Garonne, où les actions musclées de sa section locale font sa renommée, la CR attire nombre de paysan·es.
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Agen, samedi 27 janvier 2024. Les agriculteur·ices de la Coordination rurale du Lot-et-Garonne (CR47) barrent l’autoroute. Après plusieurs jours de mobilisation, elles et ils décident de monter en tracteur à la capitale pour une action de blocage. Un an plus tard, la Coordination rurale remporte onze chambres d’agriculture aux élections professionnelles, elle qui en contrôlait seulement trois depuis 2019. Pour la première fois, elle remet en cause le monopole des syndicats majoritaires FNSEA et Jeunes agriculteurs. À y regarder de plus près, les chambres d’agriculture conquises se trouvent sur le trajet Agen-Paris effectué par les tracteurs de la section du Lot-et-Garonne (CR47) un an plus tôt.

La Coordination rurale se réunit ces 18 et 19 novembre à Auch (Gers) pour élire sa nouvelle direction. À la veille du congrès, Vert s’est rendu dans le Lot-et-Garonne à la rencontre de trois adhérent·es.

Stéphane Le Borgne sur son exploitation de Tourtrès, dans le Lot-et-Garonne, lundi 17 novembre. © Théo Mouraby/Vert

Au matin de ce lundi 17 novembre, Stéphane Le Borgne, 45 ans, s’apprête à ouvrir les bâtiments de pintades et de chapons qu’il élève pour les fêtes de fin d’année. Assis dans son salon devant une tasse de café brulant, il replonge dans ses souvenirs. Il est de celles et ceux qui sont monté·s en région parisienne jusqu’au marché d’intérêt national (MIN) de Rungis (Val-de-Marne) en janvier 2024. «Ce qui était énorme, c’était le soutien des gens. Il y avait un monde fou sur la route, c’était pire que le Tour de France», se remémore-t-il. Impulsé par la CR47 d’Agen, le convoi est progressivement rejoint par les sections des autres départements : «Il y avait des tracteurs à perte de vue», décrit-il.

Malgré l’interdiction, les membres de la CR pénètrent dans l’enceinte du MIN. 79 agriculteur·ices sont interpellé·es, dont Stéphane Le Borgne, et passent la nuit en garde à vue. L’agriculteur, installé depuis 2003 à Tourtrès (Lot-et-Garonne) et adhérent de la CR depuis cette même année, reste amer : «On n’a rien eu du gouvernement, absolument rien, à part des paroles.»

Ce coup de force a attiré les caméras des médias et a participé à la renommée du syndicat à l’échelle nationale. Ses méthodes musclées ont inspiré : Bertrand Venteau, agriculteur de Haute-Vienne et candidat à la présidence du syndicat, s’en revendique. «Cette progression dans les élections vient des actions menées dans le Sud-Ouest, interprète-t-il auprès de Vert. Si vous ne faites pas peur, vous n’êtes pas entendu.» Il peut compter sur le soutien de la section du Lot-et-Garonne.

«On sait qu’on n’est pas seuls»

Dans le département, la Coordination rurale attire les paysan·es. L’année qui a suivi l’épisode de Rungis, le syndicat a gagné 400 adhérent·es – il est passé de 900 à 1 300 membres selon le dernier décompte, fin 2024. Un succès qui se traduit dans les urnes : aux dernières élections, la CR47 a écrasé ses concurrents à la chambre d’agriculture (qu’elle domine depuis 2001) avec près de 70% des suffrages. Un record pour les «bonnets jaunes». Et pour cause, le syndicat contestataire est partout. Il est rare de faire plus d’une douzaine de kilomètres sur les routes du Lot-et-Garonne sans croiser une affiche CR47, un autocollant ou un radar qui n’a pas été aspergé de peinture jaune – la couleur de la CR.

C’est cette présence qui compte pour Coralie Duberos, une «jeune installée» depuis 2021 sur une petite exploitation de fruits et légumes de 12 hectares à Fauillet. Trois mois après qu’elle se soit lancée, son exploitation a été frappée par le gel. Même scénario l’année suivante, en 2022. «On s’est sentis très seuls», se souvient-elle. Elle avait demandé à rejoindre les Jeunes agriculteurs, sans jamais recevoir de réponse. «Je me suis dit que s’ils étaient incapables d’envoyer un bulletin d’adhésion, les mecs n’allaient pas me défendre derrière», poursuit-elle. À l’inverse, la CR47 a été là : «Ils sont ultra-présents. On sait qu’on n’est pas seuls et ça permet de rencontrer d’autres agriculteurs qu’on n’aurait pas connus sans le syndicat», explique Coralie Duberos.

Coralie Duberos devant ses champs de choux, à Fauillet, samedi 15 novembre. © Théo Mouraby/Vert

De l’autre côté du département, à Laugnac, près de Villeneuve-sur-Lot, Florent Labouly a aussi connu un démarrage difficile. Éleveur de canards destinés à la restauration depuis 2019, puis de bovins, il a été frappé coup sur coup par le confinement dû au Covid-19 et par la grippe aviaire, en 2020 et 2021. Il raconte que des figures du syndicat ont appris ses difficultés et sont venu·es vers lui sans qu’il n’en fasse la demande, «pour voir le moral, m’aiguiller, m’aider pour l’administratif». Pour l’agriculteur de 34 ans, pas de doute, c’est cette présence qui explique son succès. Selon lui, «80% ou 90%» de ses voisin·es sont à la CR. Avec ce syndicat, «vous ne demandez rien et on vous aide sans rien attendre en retour. Du coup, j’essaye de faire pareil aujourd’hui», précise-t-il.

La branche locale qui défie l’État

C’est ainsi que Florent s’est retrouvé à faire le guet sur une digue du lac de Caussade, avec près de 500 agriculteur·ices, à 5 heures du matin, le 9 novembre 2020. Le lac de Caussade est un projet de retenue d’eau autorisé par l’État en juin 2018, puis suspendu en octobre de la même année par le ministère de la transition écologique. «Une grosse forme d’injustice», selon la CR47. Avec la chambre d’agriculture, elle a décidé en toute illégalité de construire le lac. Les agriculteur·ices se sont mis à l’ouvrage et ont terminé les travaux début 2019.

Florent Labouly élève des canards et des bovins à Laugnac. © Théo Mouraby/Vert

Mais, l’année suivante, l’État a ordonné de vider la retenue d’eau illégale. Le 9 novembre 2020, au petit matin, la trentaine de gendarmes qui a dû faire appliquer la décision a trouvé face à elle 500 agriculteur·ices qui faisaient barrage. Cinq ans plus tard, le préfet du département a annoncé son intention de légaliser le lac, en fonctionnement depuis. «C’est l’un des gros déclencheurs de l’engouement de la CR», estime Florent Labouly. Dans la bataille, le président de la chambre d’agriculture de l’époque, Serge Bousquet-Cassagne, et celui de la CR47, Patrick Franken, ont été condamnés à dix mois de prison avec sursis et 7 000 euros d’amende. La chambre d’agriculture, une entité qui dépend de l’État, a écopé de 40 000 euros d’amende.

«Un exutoire» de la colère agricole

Pour une figure de la Confédération paysanne locale, le syndicat agricole classé à gauche, ces faits d’armes expliquent l’attrait de la CR47. Selon lui, le lac était plébiscité par une majorité d’agriculteur·ices du coin. La chambre d’agriculture a aussi sauvé l’abattoir de Villeneuve-sur-Lot en 2015, alors ceux des autres départements fermaient et que les bêtes devaient être envoyées de plus en plus loin pour être abattues. «L’attraction qu’exerce la CR sur le monde paysan repose sur la démonstration d’une colère légitime et sur un désir de renverser la table partagés par tous les agriculteurs, pense-t-il. Elle joue pleinement un rôle d’exutoire mais n’apporte pas de réponses structurelles.»

Il accuse notamment certaines têtes de gondole, comme Serge Bousquet-Cassagne, de détourner la colère paysanne contre l’administration ou les écologistes. En mars 2023, la CR (sous l’impulsion de Serge Bousquet-Cassagne) a bloqué des routes du Lot-et-Garonne pour tenter d’empêcher une visite de la secrétaire nationale des Écologistes Marine Tondelier. «Ma poule, tu t’es encore échappée. Je vais t’attraper et te plumer», avait-il menacé. Marine Tondelier a porté plainte pour entrave par menaces à la liberté d’expression et de réunion. Une ligne anti-écolo reprise par Bertrand Venteau au niveau national. S’il est élu président du syndicat ce mercredi 19 novembre à l’occasion du congrès de la CR, il fera du «combat contre l’écologie punitive et décroissante» son «cheval de bataille», comme il l’a expliqué à Vert.

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