L’arnaque Total ? La semaine dernière, des collectifs étudiants ont mené des actions à l’occasion de forums d’orientation dans leurs écoles d’ingénieur·es pour dénoncer les liens d’entreprises jugées peu éthiques avec leurs établissements.
Dans les allées du forum des entreprises d’Agro Paris tech, une école d’ingénieur·es agronomes située sur le plateau de Saclay (Essonne), les grandes entreprises sont nombreuses : TotalEnergies, L’Oréal, LVMH, Nestlé, Danone ou encore Veolia. Au grand dam de certain·es élèves, qui réfutent la place de ces boîtes au sein de leurs écoles. Chaque année pendant deux jours, ce forum réunit plusieurs dizaines de structures (une quarantaine par jour) pour présenter leurs activités aux futur·es diplômé·es.
Le premier jour de l’événement, qui s’est déroulé mercredi et jeudi dernier, un groupe d’une vingtaine d’élèves a organisé plusieurs mobilisations. Tractage, manifestation entre les stands, die-in (le fait de s’allonger plusieurs minutes pour simuler la mort) et prises de parole : elles et ils ciblaient particulièrement la présence de la major française TotalEnergies, qualifiée de «championne incontestable du greenwashing éhonté».
Les étudiant·es mobilisé·es réclament davantage de transparence sur le financement accordé par ces grandes entreprises à l’école (projets de recherches, mécénat, etc.) et plus de démocratie dans le choix des structures invitées sur le campus, avec une sélection de ces dernières sur la base de critères éthiques (liés au climat, au respect des droits humains, etc.). Leurs revendications ont été signées par plus de 150 personnes – sur les quelque 3 000 élèves de l’école.
La major pétrolière a déboursé la modique somme de 7 500 euros pour son stand – une somme réfutée par l’entreprise, mais confirmée par des sources de l’organisation de l’événement. Elle n’est finalement pas revenue le jeudi alors que sa présence y était pourtant annoncée à l’origine, même si TotalEnergies assure qu’il n’était pas prévu qu’elle soit là-bas les deux jours [voir notre encadré au bas de l’article]. «Nous entendons les inquiétudes et les préoccupations d’une partie des jeunes générations», réagit le service de communication de TotalEnergies. L’entreprise soutient que l’intérêt constant des jeunes diplômé·es pour leurs programmes et leurs offres d’emploi est un «signe que [leur] transition est jugée crédible». «Il y avait du monde au stand de Total le premier jour. On ne peut pas forcément se permettre d’exclure des entreprises, car il y a des étudiants intéressés et on se doit de les représenter», estime Marine, présidente de l’association qui a organisé le forum.
Des revendications «pas assez entendues»
«On est à l’écoute de ce que les étudiants disent, mais on souhaite qu’ils l’expriment dans le respect de la tenue de l’événement», promet le directeur adjoint d’Agro Paris tech, Étienne Verrier. Une écoute pas forcément ressentie par les jeunes : «Sur le papier, l’école se dit ouverte à tout, mais la réalité c’est que dès que tu veux organiser quelque chose d’alternatif, ça bloque, même quand on arrive avec des choses construites», explique Vipulan, étudiant à l’école. Il donne l’exemple d’un débat sur ces entreprises polluantes, que le collectif aurait souhaité organiser en parallèle du forum. Ce dernier a été refusé par les organisateur·ices du forum et l’école – pour les premier·es, car le titre de la table-ronde ciblait directement des structures présentes au forum, et pour les seconds «par manque de temps» pour trouver une salle et organiser l’échange.
Les étudiant·es réprouvent la réaction de l’école face à leur mobilisation : on leur aurait empêché de tracter à l’intérieur du bâtiment, reproché de diffuser des tracts anonymes (ceux-ci étant signés «les étudiant·es engagé·es d’APT» et pas par leurs noms), et d’avoir «harcelé» leurs camarades en envoyant des mails à leur promotion pour critiquer l’événement. «C’est aberrant d’en être rendu à ne pas pouvoir accepter de discours contradictoire et de nous faire peur pour trois mails et cinq tracts», fustige Clara.
À la suite de leur mobilisation, une discussion a finalement été organisée entre la direction de l’école, les organisateur·ices du forum des entreprises et les étudiant·es engagé·es. Il a été convenu de mettre en place un groupe de travail pour réfléchir à l’avenir de l’événement. «Pour nous, c’est plutôt simple : on aimerait que le forum ne soit plus l’occasion pour les grandes entreprises de faire leur pub, mais plutôt l’occasion d’inviter des anciens élèves qui travaillent dans la transition et changent le système actuel», propose Antoine*, étudiant et membre du collectif.
Même son de cloche à CentraleSupélec
Autre école, cibles similaires : mercredi, lors du forum des entreprises de CentraleSupélec, autre école d’ingénieur·es du plateau de Saclay, un groupe d’étudiant·es a manifesté «contre la présence d’entreprises climaticides et complices de crime contre l’humanité» – dont TotalEnergies, Thalès, ou encore les banques et assureurs qui soutiennent des projets polluants.
«Dans une école d’ingénieurs basée sur la science, il n’est absolument pas concevable et moral d’accueillir une entreprise comme Total, qui va à l’encontre des recommandations scientifiques», argue Emilie, étudiante de CentraleSupélec, qui rappelle que les nouveaux projets pétroliers ne sont pas compatibles avec la lutte contre le dérèglement climatique. L’étudiante déplore «le manque d’écoute sincère de l’administration sur ces préoccupations» et questionne la place de l’entreprise française parmi les partenaires de l’école, qui donne droit à des interventions auprès des élèves.
«Nos élèves sont d’indispensables lanceurs d’alerte et nous prenons le temps et le soin de les écouter. Mais nous devons aussi agir, et pour cela nous devons nous affranchir de toute tentation de simplification binaire entre “les bons et les mauvais”», justifie Gaëlle Lahoun, directrice des relations entreprises et de la valorisation à CentraleSupélec. Elle rappelle l’existence d’un groupe de travail dédié aux partenariats et au «développement durable», dont les élèves sont partie prenante, «pour voir comment l’école doit se positionner vis-à-vis de ses différents partenariats». «On a de la chance d’avoir cet espace de discussion, mais ça avance très lentement, notamment sur la question de l’exclusion de certains partenaires, puisque l’école répond qu’ils financent une partie de la formation, mais nous ne savons pas à hauteur de combien», regrette Emilie.
«Un verdissement de façade»
Au-delà de ces actions coup de poing, les élèves soulèvent une question plus profonde : la place de ces entreprises dans leur cursus et le discours que cela véhicule par rapport à la transition écologique.
Pour Pierre*, étudiant à Agro Paris tech, le problème est global : il reproche à son école une «fuite en avant vers une agriculture toujours très productiviste, qui opère seulement un verdissement de façade plutôt qu’un véritable changement de paradigme». Le statut particulier d’Agro Paris tech, qui est sous tutelle du ministère de l’agriculture (là où les universités et autres grandes écoles sont chapeautées par le ministère de l’enseignement supérieur), ne favorise sûrement pas l’avènement d’une discussion aboutie sur le modèle agricole de demain. «On sait que les lobbies agro-industriels pèsent lourd auprès du ministère, ça n’aide pas à éviter les conflits d’intérêts», souffle Pierre.
À l’avenir, les collectifs aimeraient se fédérer entre écoles, mais se heurtent à une réalité difficile : le turnover régulier des élèves empêche le développement d’un mouvement durable pour faire bouger leurs établissements de l’intérieur.
*À leur demande, les prénoms de certain·es élèves ont été modifiés.
Mise à jour 19 novembre 2024 : Après la publication de cet article, le service communication de TotalEnergies a tenu à préciser deux points concernant le prix du stand payé à Agro Paris tech et leur absence le deuxième jour de l’événement. TotalEnergies explique que le coût du stand était de 2 530 euros et non les 7 500 euros avancés dans l’article. Cette somme nous avait été confirmée par l’équipe organisatrice du forum. L’entreprise a ensuite expliqué qu’il n’était pas prévu qu’elle soit présente le jeudi. Des sources sur place nous avaient indiqué le contraire, précisant que TotalEnergies avait soudainement annulé sa venue jeudi. Une publication de l’association organisatrice du forum sur les réseaux sociaux précisait d’ailleurs que TotalEnergies serait présente les deux jours.
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