Le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine, rallumant la guerre sur le continent européen. Le 7 octobre 2023, après l’attaque terroriste du Hamas en Israël, le Proche-Orient s’embrase à nouveau. Deux conflits qui rappellent que les guerres sont aussi ravageuses pour les humains que pour l’environnement, comme l’explique Adrien Estève, spécialiste des liens entre sécurité et écologie, dans un entretien à Vert.
Dans votre ouvrage Guerre et écologie paru en 2022, vous soulignez que ces deux réalités sont souvent abordées séparément, comment l’expliquez-vous ?
Cela tient au fait que, pendant longtemps, les spécialistes et responsables qui travaillaient sur les questions de défense ne s’intéressaient pas aux thématiques environnementales. L’environnement, c’était une variable de la guerre, pas quelque chose qu’il faut protéger. Il fallait l’utiliser à son avantage, voire le détruire, pour conquérir. Du côté des mouvements écologistes, le pacifisme a toujours occupé une place centrale. Les questions militaires, de défense, ne mobilisaient pas. La guerre, c’est avant toute autre chose un désastre environnemental.
À partir de quand se fait le rapprochement entre guerre et écologie ?
Je le daterai de la guerre du Vietnam [qui a opposé le Nord Vietnam à la République du Vietnam, soutenue par Washington, de 1955 à 1975, ndlr]. Ce conflit a entraîné une prise de conscience de l’ampleur et de la gravité des destructions de l’environnement dans le contexte de la guerre, notamment au sujet de l’agent orange [un défoliant déversé par l’armée américaine, aux terribles effets sur la santé humaine et les écosystèmes, ndlr]. Les destructions causées à l’environnement sont devenues un enjeu à part entière, en prenant une dimension révoltante, inadmissible aux yeux de l’opinion publique, des juristes, des ONG, des militants politiques.
Guerre à Gaza, en Ukraine… Comment la question environnementale est-elle abordée aujourd’hui dans ces deux conflits ?
La guerre en Ukraine nous a fait entrer dans un nouveau paradigme, parce qu’ici, c’est la question énergétique elle-même qui devient un enjeu de sécurité, avec les approvisionnements russes en gaz dont l’Union européenne est dépendante. Avec ce conflit sur le continent européen, les liens entre guerre, transition énergétique et changement climatique sont clairement soulignés. Dans le cas du Proche-Orient, la situation est différente, car elle se déroule dans un cadre très urbanisé. Ce n’est pas tant la question des ressources agricoles et énergétiques qui se pose, que celle d’une destruction faramineuse de tout ce qui fait qu’un pays peut fonctionner. Les aspects environnementaux sont abordés via la pollution massive, l’impossible accès à l’eau potable. En visant les tunnels de Gaza, l’armée israélienne détruit le territoire très profondément et pour longtemps.
Le conflit ukrainien a aussi remis sur le devant de la scène internationale la notion de «crime d’écocide»…
Des voix toujours plus nombreuses s’élèvent pour inscrire le crime d’écocide [qui désigne l’acte criminel visant à détruire délibérément un écosystème, ndrl] parmi les crimes de guerre ou les crimes contre l’humanité. Mais cela ne date pas du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Ce qui change depuis l’agression russe, c’est que des partis politiques européens se soient fortement mobilisés pour le faire reconnaître. La situation se politise et Kiev est devenu une sorte de catalyseur.
Quelle place occupe le réchauffement climatique dans les enjeux de sécurité et de défense aujourd’hui ?
Les armées le considèrent comme un «multiplicateur de menaces» – c’est le terme employé. Du côté de l’armée étasunienne, sur laquelle j’ai plus particulièrement travaillé, les études sur le sujet remontent à plusieurs décennies. C’est aussi le cas pour la France. Mais la façon d’aborder le sujet reste centrée sur les conséquences du dérèglement climatique en matière de sécurité et pas vraiment sur l’empreinte carbone du secteur militaire, pourtant très conséquente ! Dans les mois qui viennent, il faudra aussi suivre l’ouverture par l’Otan d’un centre d’excellence sur le climat basé au Canada.
On entend souvent dire que le réchauffement serait à l’origine même de certains conflits, comme la guerre en Syrie. Qu’en pensez-vous ?
Je reste très prudent sur les liens de cause à effet entre réchauffement et guerre. Dans le cas de la Syrie, il faut rappeler que c’est Hafez el-Assad, le père de l’actuel président syrien Bachar el-Assad, qui avait décidé du déploiement d’un modèle agricole très dépendant en eau. Suite à de terribles sécheresses, beaucoup d’agriculteurs syriens ont dû migrer vers les villes. Mais ce ne sont pas forcément ces populations qui se sont soulevées contre le régime, comme cela a été beaucoup dit. S’il faut prendre en compte les liens entre guerre et climat, il faut aussi se méfier de toute instrumentalisation politique.
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