«C’est pas la Hollande, c’est Montreuil !» Dans le paysage francilien, Sophie Jankowski fait figure d’exception. Il y a cinq ans, elle s’est lancé un pari fou : créer les Murs à fleurs, une ferme florale respectueuse de la biodiversité et des saisons. Installée à Montreuil (Seine-Saint-Denis), la «fermière» y cultive tulipes, iris, narcisses, zinnias, renoncules et bien d’autres, sur une parcelle de 7 000 mètres carrés. Elle travaille également avec Aude, fleuriste et horticultrice. «Nous sommes un peu les aventurières de la fleur sans pesticides», s’amuse-t-elle.
En ce premier week-end d’avril, ce lieu singulier rouvre ses portes au public. Une dizaine de visiteur·ses viennent s’initier à l’art du bouquet. «J’aime beaucoup les fleurs, mais je n’en achète quasiment jamais, confie Marion, l’une des participantes du jour. Ça ne me plaît pas trop qu’on les fasse venir par avion pour qu’elles durent trois jours. J’avais envie de comprendre comment on arrive à produire des fleurs locales, ici, à Montreuil.»
Car, aux Murs à fleurs, tout est fait «à l’ancienne». Les plantations sont nourries au compost bio, au purin d’ortie, de presles ou de consoude. Préservées des aléas par des techniques comme le paillage de blé, qui permet de réguler la température du sol sans utiliser de serre. Et vivent à l’air libre. Seuls les semis grandissent – pour un temps – dans la pépinière ou la serre, dans des bacs «chauffés avec du fumier de cheval, récupéré dans un poney club du Val-de-Marne», poursuit Sophie Jankowski.

Résultat : la ferme propose de fin mars à début novembre des bouquets de fleurs fraîches, locales, 100% naturelles, zéro déchet et bas carbone. Au total, une cinquantaine de variétés y prennent racine. Toutes sélectionnées selon leur compatibilité avec le climat local. Et, en hiver, Murs à fleurs vend des bouquets de fleurs séchées. «Comme nous travaillons en plein air, c’est un vrai défi, avance Aude, la fleuriste et horticultrice. Au fil des années, nous obtenons nos propres graines, qui nous permettent d’adapter nos fleurs à notre climat.»
En ce week-end d’avril, dans les bouquets des apprentis fleuristes, un mélange varié de narcisses et de tulipes. «Très peu de personnes ont déjà confectionné des bouquets. Le geste technique est nouveau pour eux, expose Aude, également chargée des ateliers. La partie botanique les intéresse aussi beaucoup : certains ne savent pas comment une plante pousse. Ils sont ravis de découvrir un autre univers, accessible sans prendre la voiture, en ville.»
Couper toutes les tiges à la même longueur pour ne pas qu’elles pourrissent. Manipuler les fleurs par le bas, et non par la tête. «C’est plus compliqué que ça en a l’air !», sourit Xavier, venu découvrir de plus près la culture de fleurs sans pesticides.
Des pêches aux tulipes
À l’heure où près de 85% des fleurs coupées vendues en France sont importées, selon l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), la démarche de Sophie Jankowski apparaît comme un acte de résistance. «M’occuper de ce lieu, y mettre toute mon énergie, ma colère, ma tristesse et mes convictions, c’est le meilleur moyen de faire ma révolution. Je préférerais m’arrêter plutôt que de faire autrement.»
«Quand vous trouvez des dahlias ou des roses pour la Saint-Valentin, ce sont des bulbes qui ont été forcés à pousser hors saison, dans un frigo, déplore-t-elle encore. Faire fleurir des plantes en hiver, c’est aller contre le cycle de la nature. Et, pour ça, il faut doper les fleurs aux pesticides.»
Son engagement, l’experte en fleurs françaises le tient d’une rencontre fondatrice. En 2015, Sophie était alors directrice d’un bureau de poste à Paris, fonction qu’elle occupait depuis 20 ans. À l’occasion d’une journée «Métiers de demain», organisée par l’école de ses enfants, elle a découvert le climatologue Jean Jouzel. «J’étais émerveillée par les perspectives qu’il ouvrait», se souvient-elle. Impressionnée, elle l’a rejoint après son intervention pour le remercier. «Il a eu cette phrase : “Mais c’est aussi vrai pour vous !”.» Déclic.

Alors, sa «révolution florale» s’est mise en marche. Sur les toits d’un centre de tri de La Poste, Sophie a installé la première ferme parisienne de permaculture. Son projet, surnommé «Facteur graine», a remporté l’appel à projet des «Parisculteurs», lancé par la mairie de la capitale. En parallèle de ce premier succès, la postière a entamé un parcours de reconversion en CAP fleuriste. Et remporté un nouvel appel d’offres pour redonner vie à une ancienne terre agricole de Montreuil. Elle a alors quitté définitivement La Poste à Paris, pour s’installer en Seine-Saint-Denis.
«Quand je suis arrivée, il y avait 80 000 tonnes de déchets. La terre était complètement à l’abandon», raconte Sophie Jankowski. À cheval entre les quartiers du haut et du bas Montreuil, Murs à fleurs siègent dans la zone historique des Murs à pêche. Un territoire labellisé «patrimoine d’intérêt régional» depuis 2020. «La tradition horticole de Montreuil est peu connue, précise Aude, la fleuriste. Au 17ème siècle, Louis XIV a découvert les pêches de Montreuil, et elles sont devenues célèbres dans toute l’Europe.» Une autre découverte pour les visiteur·ses du jour.

Au fil des siècles, la production florale a pris le pas sur la culture des pêches. Et les fleurs montreuilloises sont devenues les Rolls Royce des bouquets français. Mais l’expansion urbaine a fini par avoir raison de l’agriculture maraîchère. Il ne reste aujourd’hui plus que 17 kilomètres de murs, étalés sur 38 hectares – contre 600 à l’apogée. «Être née à Montreuil, connaître l’histoire de ce lieu… Ça m’a donné le courage et l’envie d’y croire», reprend Sophie.
«Semer le monde autrement»
Depuis cinq ans, l’ancienne terre florale reprend des couleurs. Le lieu s’épanouit au fil des saisons et s’ouvre aux visiteur·ses. «En arrivant ici, il était évident pour moi que faire venir les gens était le plus important. Essayer de recréer “une biodiversité du public”, indique la responsable. Semer le monde autrement, c’est un peu plus grand que faire des bouquets.»
Pari gagnant. «Ça m’a permis d’apprendre comment les fleurs sont cultivées sans pesticides, abonde Margot, participante à l’atelier du jour. Je vais faire plus attention aux bouquets que je choisis !» «Je suis assez sensible à la démarche locale : j’ai trouvé que c’était une belle initiative à découvrir, à quelques pas de chez moi», complète Cécile, une autre participante. Xavier, quant à lui, assure : «Finies les fleurs fraîches en hiver !»

Si Sophie Jankoswki se réjouit de cette prise de conscience chez ses client·es, elle estime qu’«il y a encore beaucoup à faire». «On commence tout juste à parler des maladies professionnelles chez les fleuristes. Des fermes se lancent dans l’organisation d’ateliers, la vente de graines… Peut-être qu’un jour il y aura un collectif de fermes qui essaiera de faire sans pesticides ?»
Pour l’heure, ses principaux défis restent l’adaptation au changement climatique et la recherche de nouveaux clients. «On a des systèmes d’abonnements, de ventes, on bénéficie de subventions. Mais sans clients à la fin, ça ne peut pas marcher.» «On aimerait que la fleur devienne un bien de consommation plus courant, complète Aude. Dans des villes très bétonnées, comme Paris, elle permet à une certaine partie de la population d’avoir un peu de nature à la maison. Par la beauté des fleurs, on peut partager une sensibilité et de la poésie, dans un espace urbain qui est parfois très violent.»
Pour en savoir plus et connaître le programme des ateliers publics, rendez-vous sur le site internet des Murs à fleurs.
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