Tour d'horizon

Et si on pratiquait « l’anti-tourisme » ?

Alors que l’industrie française du tourisme, parmi les plus polluantes du pays, tente de se renouveler en jouant la carte de « l’éco-responsabilité » et de la proximité, plusieurs associations et chercheurs invitent à aller plus loin, jusqu'à repenser les vacances dans une dimension « anti-touristique ».
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Le tourisme a‑t-il vrai­ment un avenir ? Cette gigan­tesque indus­trie pèse près de 8,16 mil­liards d’euros au niveau mon­di­al (WTTC) et, rien qu’en France, elle représente 11 % de l’inventaire nation­al d’émissions de gaz à effet de serre (Ademe). Peut-elle vrai­ment se réin­ven­ter à l’heure où le dérè­gle­ment cli­ma­tique se fait sen­tir jusque dans notre chair ? À pre­mière vue, il sem­blerait que oui ; avec la lev­ée des restric­tions san­i­taires, le secteur con­naît une forte reprise économique tout en opérant une rapi­de mue ver­doy­ante. 

Le monde de l’hôtellerie-restauration redou­ble d’inventivité pour met­tre en avant des labels tou­jours plus « écore­spon­s­ables » tan­dis que des tour-opéra­teurs se créent désor­mais avec la voca­tion de ven­dre un « tourisme posi­tif et respon­s­able ». S’il est per­mis de douter de l’intérêt écologique de ces ini­tia­tives — par­ti­c­ulière­ment lorsqu’elles s’ap­puient sur le con­cept trompeur de « com­pen­sa­tion car­bone » — la pandémie a incon­testable­ment entraîné un change­ment de men­tal­ité, notam­ment du point de vue de la demande touris­tique.  

Effets pervers et greenwashing

Les activ­ités qual­i­fiées de « slow tourisme », comme la ran­don­née ou le cyclo-tourisme qui béné­fi­ci­aient d’une crois­sance de fond, ont con­nu ces dernières années un boom sans précé­dent. Selon la Fédéra­tion française de ran­don­née, le pays comp­tait 27 mil­lions de randonneur·ses en 2021, soit 56 % des Français·es âgé·es de plus de 18 ans, con­tre 37 % en 2018. Ce change­ment s’accompagne d’une ten­dance à la relo­cal­i­sa­tion du tourisme, elle aus­si béné­fique pour l’environnement, puisque les trans­ports sont respon­s­ables d’une grande par­tie des émis­sions de gaz à effet de serre du secteur. Dans sa dernière étude, pub­liée en jan­vi­er 2022, la Fédéra­tion nationale des organ­ismes insti­tu­tion­nels du tourisme s’est intéressée aux réso­lu­tions pris­es par les Français·es en matière de vacances à la suite de la pandémie. Les résul­tats sont élo­quents : 65 % des sondé·es envis­agent désor­mais de « choisir une des­ti­na­tion de prox­im­ité » et 55 % se déclar­ent prêt·es à « utilis­er des modes de trans­ports moins pol­lu­ants »

Pour­tant, si la demande est réelle, l’adaptation de l’offre laisse de nom­breux obser­va­teurs plus que scep­tiques. « L’industrie touris­tique pro­duit toute une série de con­cepts mar­ket­ing qui con­sis­tent à faire croire aux gens qu’ils vont pou­voir con­tin­uer à se déplac­er comme ils l’entendent. Pour moi, c’est de la supercherie : on ne peut pas être vertueux écologique­ment, sans faire preuve de sobriété et donc réduire notre con­som­ma­tion de voy­age », dénonce auprès de Vert Rodolphe Christin, soci­o­logue auteur en 2008 d’un Manuel de l’antitourisme (édi­tions Ecoso­ciété).

Pour lui, le tourisme ne peut par nature devenir « vert », « durable » ou même « éthique », car il s’agit d’un « élé­ment d’expansion du sys­tème cap­i­tal­iste », dont l’objectif est de croître sans cesse en con­som­mant une quan­tité tou­jours plus impor­tante de ressources. Dans ce cas pré­cis, cela se traduit par la recherche per­ma­nente d’une plus grande mobil­ité – qu’elle soit verte ou non —  et la con­som­ma­tion d’espaces naturels.

Ain­si, même les pra­tiques en apparence les plus vertueuses, comme la vis­ite d’un parc naturel région­al, peu­vent s’inscrire dans une dynamique aux effets per­vers pour la nature. C’est ce que dénon­cent les opposant·es aux « Sub­limes routes du Ver­cors ». Lancée en novem­bre 2019 par le con­seil départe­men­tal de la Drôme, cette ini­tia­tive con­siste à amé­nag­er 17 sites au sein du Parc naturel du Ver­cors afin d’accueillir entre 120 000 et 150 000 vis­i­teurs par an. Depuis cinq ans, ce pro­jet est cri­tiqué par les habitant·es organ­isés en col­lec­tifs de lutte, pour son gigan­tisme et son impact sur la bio­di­ver­sité.

Face à ces con­stats, plusieurs chercheur·ses et asso­ci­a­tions de la région alpine ont décidé de regrouper la pen­sée cri­tique visant le secteur touris­tique dans un blog qual­i­fié, non sans ironie, « d’Office de l’anti-tourisme de Greno­ble », né en 2018. Les ini­tia­tives en faveur d’un « verdisse­ment » du secteur y sont dénon­cées aus­si vive­ment que le tourisme tra­di­tion­nel.

Vacances autrement

Pour autant, peut-on, aujour­d’hui, par­tir en vacances sans être un touriste ? Dans les faits, depuis plusieurs décen­nies, des asso­ci­a­tions pro­posent des « vacances engagées » ou des « vacances autrement », où la rela­tion marchande n’est pas au cœur de l’échange. Le réseau inter­na­tion­al des « World wide oppor­tu­ni­ties on organ­ic farms » (Wwoof­ing), créé en 1971 en Angleterre et qui met en rela­tion des vis­i­teurs avec des agricul­teurs en bio, fait fig­ure de précurseur. « Nous sommes dans une démarche ant­i­cap­i­tal­iste qui se définit par oppo­si­tion com­plète au tourisme, résume Cécile Paturel, mem­bre de l’antenne française de la fédéra­tion d’associations. Chez nous, les rela­tions sont non-con­suméristes et les notions de curiosité vis-à-vis de l’autre, de grat­i­tude et de réciproc­ité sont au cœur du pro­jet ». À l’heure de l’engouement pour le « tourisme durable », l’association recon­naît d’ailleurs « pâtir de la récupéra­tion » de son con­cept par des start-ups qui pro­posent des activ­ités sim­i­laires — vie à la ferme et par­tic­i­pa­tion aux tâch­es agri­coles — mais sur un mod­èle payant et pour des séjours beau­coup plus courts.

Fondé en 1987, le réseau Accueil paysan pro­pose une démarche sim­i­laire à celle du Wwoof­ing. « Depuis le départ, on est sur le con­cept de tourisme durable. Chez nous, l’idée de l’accueil à la ferme a été pen­sée pour soutenir économique­ment une agri­cul­ture bio de mon­tagne qui était alors à la peine », rap­pelle Pierre-Jean Barth­eye, admin­is­tra­teur de ce réseau qui recense 900 fer­mes en France.

© Accueil Paysan

Si ce « sou­tien » se traduit bien par un échange marc­hand, l’association ne par­le pas pour autant de « clients ». Elle préfère le terme « d’accueillis » et prône des valeurs éloignées de la loi du marché. « Quand les gens vien­nent à la ferme, ils sont dans une démarche d’apprentissage, pour en sor­tir avec de meilleures con­nais­sances sur le monde agri­cole. De son côté, le paysan est disponible et a envie de partager son méti­er. Nous sommes un lieu de vacances, mais aus­si un out­il péd­a­gogique », détaille ce paysan instal­lé dans l’Aveyron.

Enfin, bien que le pub­lic con­cerné soit plus restreint, les bours­es de voy­age Zel­lid­ja peu­vent, elles aus­si, s’in­scrire dans cette dynamique « anti-touris­tique ». Depuis sa fon­da­tion en 1939, cette asso­ci­a­tion délivre chaque année des bours­es — d’un mon­tant max­i­mal de 900 euros — afin de don­ner l’op­por­tu­nité à de jeunes adultes de par­tir à l’é­tranger. Mais des con­di­tions bien par­ti­c­ulières sont à respecter. Pour can­di­dater, il faut avoir entre 16 et 20 ans et s’en­gager à par­tir seul·e, pen­dant un min­i­mum un mois, en dépen­sant le moins d’ar­gent pos­si­ble. Le voy­age doit aus­si être con­stru­it autour d’un thème, d’une pas­sion, sur lequel le ou la candidat·e doit, à son retour, réalis­er une étude, dont le for­mat — artis­tique ou non — est libre. « L’idée, c’est de mon­tr­er que voy­ager, ce n’est pas for­cé­ment aller loin avec un gros bud­get pour plus de con­fort. On le voit plutôt comme un moment d’in­tro­spec­tion où on va se débrouiller en autonomie, avec une somme très mod­este, en s’ou­vrant aux gens et à la nature. En fait, on donne l’op­por­tu­nité de faire un con­tre-voy­age », résume Jade de Mar­sil­ly, chargée de mis­sion à Zel­lid­ja. 

« Une industrie de la compensation »

Pour Rodolphe Christin, si ces ini­tia­tives vont « dans le bon sens », elles sont con­damnées à rester minori­taires dans le con­texte actuel. Pour lui, le dépasse­ment du tourisme ne peut se faire que par le biais d’une poli­tique glob­ale qui répond aux caus­es nous pous­sant à « con­som­mer » autant de voy­ages. « Mes entre­tiens démon­trent que plus le malaise pro­fes­sion­nel monte, plus les tra­vailleurs expri­ment un besoin de par­tir, décrypte le chercheur. Cela laisse à penser que le tourisme est une indus­trie de la com­pen­sa­tion, un moyen de ren­dre le cap­i­tal­isme accept­able, voire agréable par cer­tains côtés en délivrant tem­po­raire­ment le tra­vailleur. La cri­tique du tourisme pose donc aus­si la ques­tion de l’amélioration des con­di­tions de vie, ici, à la mai­son ».

Dans une société où l’anti-tourisme aurait tri­om­phé, quelle place resterait-il pour cette envie d’aventure et cette aspi­ra­tion à décou­vrir le monde qui tiraille tout jeune adulte (mais pas que) un peu curieux ? La réponse du soci­o­logue invite à la rêver­ie : « Il faut redonner tout son sens au déplace­ment que l’on fait plus rarement, plus longtemps et à des moments de la vie où c’est por­teur de sens. C’est, en quelque sorte, le retour de la dimen­sion ini­ti­a­tique du voy­age ».