Analyse

Partout en France, des festivals de musique relèvent le défi de l’indépendance et de l’écologie

Avec l’été, revient la saison des festivals de musique qui égaient les cœurs. Véritables incubateurs de l’engagement, certains d’entre eux promettent de divertir et d’éduquer dans une même danse et résistent encore et toujours à la concentration qui s’opère dans le secteur culturel. Tour d’horizon.
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Il est 21 heures ce ven­dre­di 1er juil­let, quand reten­tis­sent les pre­mières notes du con­cert d’ouverture des Pluies de juil­let qui se tient dans le vil­lage du Tanu (Manche). Des jeunes venus de la cap­i­tale en train jusqu’à la gare la plus proche et des Normand·es de tous âges se déhanchent timide­ment devant le groupe de pop rock Bops. Quelques fêtard·es invétéré·es ont déjà entamé leur sai­son des fes­ti­vals avec We love green — qui s’est tenu au bois de Vin­cennes à Paris début juin — ou Sol­i­days, du côté du bois de Boulogne, une quin­zaine plus tard. D’autres se dis­ent « rouillé·es » de plusieurs années sans fréquenter ces célèbres raouts esti­vaux, pour cause de pandémie. Alors, quand la chanteuse Tshegue et son groupe arrivent, il faut bien deux per­cus­sion­nistes et des platines poussées à bloc pour déraidir le pub­lic.

L’indépendance chevillée au corps

Deux années de Covid ont tiré sur la corde finan­cière des fes­ti­vals indépen­dants et par­fois sur le moral des organisateur·ices. Ecaussys­tème, qui se déroule à Gignac (Lot) fin juil­let, a dû annuler son édi­tion 2020, et mod­i­fi­er pro­fondé­ment le for­mat en 2021, avec une jauge de pub­lic très réduite. Les festivalier·es seront-elles et ils de retour cette année ?

Der­rière la ques­tion des dif­fi­cultés liées au con­texte san­i­taire, c’est celle du mod­èle économique et de la résilience des fes­ti­vals indépen­dants qui se pose. Ces derniers font face à la con­cur­rence des mas­ton­dontes qui sont la pro­priété de mil­liar­daires comme Arnaud Lagardère ou Vin­cent Bol­loré. Leurs groupes règ­nent en maîtres sur nos oreilles : des labels de musique aux chaînes de radio, ils dis­posent d’une puis­sance finan­cière et médi­a­tique de taille. Par exem­ple, Brive fes­ti­val est indi­recte­ment détenu par Vin­cent Bol­loré et son groupe Viven­di.

Le poids de six des plus impor­tants opéra­teurs privés dans la chaîne de valeur des musiques actuelles en France © Matthieu Bar­reira, Vic­tor Thiebaud [Cliquez pour agrandir]

« Je trou­ve ça dingue : des mil­liers de bénév­oles qui accor­dent de leur temps pour génér­er de la richesse qui part chez Bol­loré financer des activ­ités par­fois à l’opposé des valeurs de ces mêmes bénév­oles. On nous a déjà fait des offres d’achat, mais on a refusé », développe Jean Per­rissin, directeur du développe­ment durable du Cabaret vert, qui se tient à Charleville-Méz­ières au mois d’août. Face à la con­cen­tra­tion dans ce domaine, les acteurs indépen­dants ten­tent de s’unir, notam­ment à tra­vers l’initiative Vous n’êtes pas là par hasard qui agrège une cen­taine de fes­ti­vals indépen­dants.

Alors, quand il faut con­va­in­cre les artistes de préfér­er les petits aux gros pois­sons de l’industrie cul­turelle, rien n’est moins sim­ple. Fon­da­teur et directeur du fes­ti­val Ecaussys­tème depuis une ving­taine d’années, Benoît Chas­tanet déplore ne pas pou­voir dis­cuter « avec les artistes, mais avec des inter­mé­di­aires, des tourneurs, des pro­duc­teurs ». Cette année encore, il peut tout de même se tar­guer de recevoir quelques belles têtes d’affiche comme Angèle, Orel­san, Ibrahim Maalouf ou Eddy de Pret­to. « Même si cer­tains artistes comme Angèle s’engagent, ça reste une his­toire d’argent », regrette-t-il. Il en appelle au pub­lic pour priv­ilégi­er les fes­ti­vals indépen­dants et veut croire que leur esprit serait « dif­férent ».

Des festivals « pas pareil » qui mettent en avant un engagement fort

Les Pluies de juil­let parta­gent cette posi­tion. L’événement, qui se tient au cœur du bocage nor­mand, mise depuis cinq ans sur son ambiance bon enfant, sa « taille humaine », et son pro­gramme pointu de con­férences et d’ateliers. Au menu :  fresque du cli­mat, décou­verte de la bio­di­ver­sité locale, stands d’artisans locaux et jeux en famille sont acces­si­bles gra­tu­ite­ment en journée. Un engage­ment fort, com­mun aux fes­ti­vals indépen­dants et qui prend bien des formes. Du label « écore­spon­s­able », qui con­signe les gob­elets, aux ate­liers de sen­si­bil­i­sa­tion et de mise en pra­tique, il y a un monde. Dès 2005, le Cabaret vert de Charleville-Méz­ières a instau­ré une charte sur la ges­tion des déchets et les cir­cuits ali­men­taires courts. Depuis, l’envergure écologique du fes­ti­val s’est éten­due : « on dépol­lue une anci­enne friche indus­trielle pour en faire un tiers-lieu et on songe à réha­biliter une anci­enne cen­trale hydroélec­trique pour pro­duire notre pro­pre élec­tric­ité », explique Jean Per­rissin.

Carte des fes­ti­vals Français indépen­dants et éco­lo © Vert

Lac’oustique fes­ti­val, qui s’ouvrira à Lal­benque (Lot) début sep­tem­bre, pro­pose un espace vide-gre­nier et des ate­liers de répa­ra­tion d’objets « pour moins con­som­mer neuf », pré­cise Emma Con­quet, l’une des organ­isatri­ces-bénév­oles, par ailleurs jour­nal­iste [notam­ment pour Vert]. Spé­cial­iste de la résilience ali­men­taire, Stéphane Linou « en prof­it­era pour for­mer les élus de la com­mu­nauté de com­munes », se réjouit-elle. Le but de cette man­i­fes­ta­tion, lancée par les jeunes du vil­lage il y a cinq ans ? « Redy­namiser les ter­ri­toires ruraux et rassem­bler les dif­férentes généra­tions autour de la paysan­ner­ie qui est fon­cière­ment écologique, car elle mise sur le troc, la récup’, l’autonomie et la sol­i­dar­ité ».

L’ab­sence de spon­sors, « c’est un manque à gag­n­er, mais ça n’a pas de prix, car on est libre ».

Emma Con­quet, organ­isatrice de Lac’ous­tique

Ces ren­dez-vous vont jusqu’à met­tre en place une vraie incu­ba­tion écologique de leurs festivalier·es. Le Cabaret vert dit s’être mué de « think tank » (groupe de réflex­ion) en « do tank » (groupe d’action). A Bor­deaux (Gironde), Cli­max pro­pose des dis­cus­sions off entre tous types d’intervenant·es et les asso­ci­a­tions pour « faire com­mu­nauté sur le long terme. En 2019, on a accueil­li le chef Raoni et des délé­ga­tions autochtones de Guyane, notam­ment. On a fait des cer­cles de tra­vail qui ont con­duit à porter plainte con­tre Bol­sonaro [le prési­dent brésilien, NDLR] pour crimes con­tre l’humanité et con­tre la nature, déposée devant la Cour pénale Inter­na­tionale en jan­vi­er 2021 », racon­te Nathalie Bois-Huyghe, vice-prési­dente de Dar­win-Cli­max coali­tions. Un fes­ti­val-lob­by qui revendique sa créa­tiv­ité et son indépen­dance pour résis­ter aux chocs. En 2021, celui-ci avait été organ­isé « en deux mois », une prouesse.

Toutes ces man­i­fes­ta­tions ten­tent de reli­er au mieux leur mod­èle économique à leur pro­gramme cul­turel et à leur démarche écologique et écar­tent les « spon­sors pol­lu­ants ». « On préfère renon­cer à un spon­sor s’il ne nous paraît pas cohérent. On ne fait pas de parte­nar­i­at avec des groupes indus­triels. », livre Nathalie Bois-Huyghe de Cli­max. Lac’oustique refuse désor­mais les spon­sors tout court. « C’est un manque à gag­n­er, mais ça n’a pas de prix, car on est libres », se félicite Emma Con­quet de Lac’oustique. Pour ce fes­ti­val qui rassem­ble 1 500 participant·es, moins de revenus équiv­aut à un mod­èle entière­ment basé sur le bénévolat. « On milite aus­si pour que le bénévolat soit vrai­ment recon­nu et puisse compter dans les points à la retraite, car on con­sid­ère notre démarche d’intérêt général en pro­mou­vant le lien social et l’écologie. »

Le casse-tête de la réduction de l’impact écologique

« Avec 100 000 spec­ta­teurs, 2 300 bénév­oles, 500 parte­naires privés et six mil­lions d’euros de retombées économiques sur le ter­ri­toire, le fes­ti­val est devenu une véri­ta­ble fierté dans les Ardennes », relève Jean Per­rissin, directeur du développe­ment durable du Cabaret vert. Un suc­cès syn­onyme d’un impact écologique crois­sant, alors que le fes­ti­val compte encore aug­menter ses jauges : « On est dans une sorte de schiz­o­phrénie : on veut val­oris­er le ter­ri­toire et donc être le plus ambitieux pos­si­ble et génér­er de l’audience, tout en étant au clair sur les lim­i­ta­tions ». Le récent rap­port du Shift project « Décar­bonons la cul­ture » recom­mande de réduire le nom­bre de participant·es pour lim­iter l’impact. Com­ment con­cili­er ces deux objec­tifs apparem­ment con­tra­dic­toires ? « Avec de l’accompagnement », répond Jean Per­rissin. L’édition 2022 ver­ra ses émis­sions dûment con­signées dans un bilan car­bone. S’en­suiv­ront « un plan d’action, une grosse étude de mobil­ité pour con­naître les habi­tudes et les freins ». Par­mi les pistes évo­quées : agir sur les trans­ports en lim­i­tant l’usage de l’avion et de la voiture, et sur l’alimentation avec des repas végé­tariens.

De son côté, Cli­max a répon­du présent à une démarche européenne : « on est en train de faire réseau et de partager des bonnes pra­tiques. Nous avons été sol­lic­ités par des fes­ti­vals anglais tournés vers l’écomobilisation pour s’entraider. D’ailleurs, ils vien­dront cette année à Cli­max pour que l’on réfléchisse ensem­ble », s’enthousiasme Nathalie Bois-Huyghe.

« Le développe­ment durable, ce sont des logiques de coopéra­tion, dit encore Jean Per­rissin. Quand je vois que We love green est annulé à cause de vio­lents orages, que l’Hellfest fes­ti­val subit de plein fou­et la canicule et les Eurock­éennes des orages égale­ment, on y est. Il faut penser tous ensem­ble la décar­bon­a­tion des grands rassem­ble­ments ».