Le vert du faux

Black friday : des montres connectées «neutres en carbone» ? Pourquoi la promesse d’Apple n’a aucun sens

L’Apple de la forêt. La firme de Cupertino affirme que ses nouvelles Apple watchs sont «neutres en carbone». Une promesse qui relève du pur greenwashing. Décryptage.
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Que promet Apple ?

En sep­tem­bre 2023, toutes trompettes dehors, la firme à la pomme a dévoilé sa nou­velle gamme de mon­tres con­nec­tées Apple watch 9, «pre­mier pro­duit Apple neu­tre en car­bone». «Chaque mod­èle d’Apple Watch neu­tre en car­bone répond aux critères stricts suiv­ants, jure la mar­que : 100% d’électricité pro­pre pour la fab­ri­ca­tion ou l’utilisation du pro­duit, 30% de matéri­aux recy­clés ou renou­ve­lables en poids et 50% de l’expédition sans recours au trans­port aérien». Plus fort encore, l’entreprise entière promet d’atteindre la neu­tral­ité car­bone d’i­ci à la fin de la décen­nie.

Ça veut dire quoi, «neutre en carbone» ?

La neu­tral­ité car­bone, c’est une sit­u­a­tion d’équilibre entre les émis­sions de gaz à effet de serre (GES) dues aux activ­ités humaines, et la capac­ité d’absorption de ces mêmes gaz par des puits naturels (arbres, sols, océan) ou tech­nologiques (type aspi­ra­teurs à CO2 islandais). C’est l’objectif pré­con­isé par les sci­en­tifiques à hori­zon 2050. Plus de 100 pays y ont adhéré, dont 90 pour 2050, d’après l’Or­gan­i­sa­tion de coopéra­tion et de développe­ment économiques (OCDE).

Hélas, si ce con­cept est per­ti­nent à l’échelle mon­di­ale, régionale ou nationale, il n’a que peu de sens à l’échelle d’une entre­prise, et encore moins d’un pro­duit : si Apple utilise tous ses matéri­aux et sources d’énergies les plus vertueux dans un seul appareil, et réserve le reste à ses autres objets, le cli­mat ne s’en trou­vera pas franche­ment mieux.

© Site d’Ap­ple

Dans un avis pub­lié en 2021, l’Agence de la tran­si­tion écologique (Ademe) avait mis en garde : «La neu­tral­ité car­bone — en tant qu’équilibre entre les émis­sions et séques­tra­tions de gaz à effet de serre — ne peut pas s’appliquer à une autre échelle (ter­ri­toire infra­na­tion­al, organ­i­sa­tion (entre­pris­es, asso­ci­a­tions, col­lec­tiv­ités, etc.), pro­duit ou ser­vice, etc.) que la planète ou les États coor­don­nés au tra­vers de l’Accord de Paris».

Spé­cial­iste du cycle du car­bone et directeur de recherche au CNRS, Pierre Friedling­stein n’est pas tout à fait de cet avis : «il y a beau­coup de green­wash­ing, mais dans l’absolu, il faut que les entre­pris­es aus­si arrivent à la neu­tral­ité car­bone». S’il dit soutenir «ce genre d’approche […] il faut que ce soit basé sur des élé­ments factuels, qu’on pour­ra véri­fi­er». En revanche, dit-il, «si Apple n’est pas neu­tre en car­bone, je ne vois pas com­ment sépar­er un pro­duit du reste de l’entreprise…»

La compensation n’est pas une carte sortie de prison

Pour con­tre­bal­ancer le car­bone issu de ses activ­ités, Apple promet de réduire l’utilisation d’énergie et de matière, et que les émis­sions de gaz à effet de serre résidu­elles de ses appareils seront «com­pen­sées» grâce à des «crédits car­bone de haute qual­ité». Pour ce faire, elle finance des pro­jets de développe­ment d’énergies renou­ve­lables ou la pro­tec­tion de forêts, en l’échange de crédits cer­ti­fiés par des entre­pris­es spé­cial­isées. Par­mi celle-ci, on trou­ve Ver­ra, numéro 1 du secteur. Hélas, une récente enquête du Guardian a révélé que plus de 90% des crédits car­bones accordés par Ver­ra pour des pro­jets dans des forêts trop­i­cales étaient bidons. Autrement dit, qu’ils n’avaient aucun impact posi­tif sur le cli­mat.

Même à sup­pos­er que la plan­ta­tion d’arbres doive servir à récupér­er du car­bone émis par la pro­duc­tion de smart­phones, l’effet n’est pas instan­ta­né : entre le moment où le CO2 aura été largué dans l’atmosphère et son absorp­tion, il aura pro­duit des effets sur le cli­mat.

Ce pari est d’autant plus risqué que l’intensification du réchauf­fe­ment mul­ti­plie les risques d’incendies incon­trôlés, d’apparition de par­a­sites ou autres aléas qui pour­ront affecter les plan­ta­tions d’arbres, menaçant de relâch­er le CO2 frag­ile­ment stocké.

Enfin, comme Vert l’avait cal­culé, si l’on voulait com­penser la total­ité du CO2 émis chaque année en plan­tant des arbres, il faudrait 4,5 planètes. Comme le Groupe d’experts inter­gou­verne­men­tal sur l’évolution du cli­mat l’a rap­pelé dans son dernier rap­port, le poten­tiel total de stock­age de CO2 se situe entre 8 et 14 mil­liards de tonnes de CO2-équiv­a­lent par an, alors que l’humanité en relâche aujourd’hui près de 60 mil­lions de tonnes. Autrement dit : le plus urgent, c’est de réduire dras­tique­ment les émis­sions à la source avant de songer à planter des arbres.

Nous sommes priés de croire Apple sur parole

«Apple est trans­par­ent sur la liste de ses four­nisseurs, qu’il incite notam­ment à utilis­er des éner­gies renou­ve­lables, explique à Vert Charles Dowlat, spé­cial­iste des don­nées car­bone du cab­i­net Carbon4 finance. Ils sont plutôt dans le haut du panier chez les fab­ri­cants élec­tron­iques, si on s’en tient à leurs infor­ma­tions publiques». Prob­lème : le bilan car­bone des entre­pris­es qui four­nissent la firme en com­posants n’est pas pub­lic. Nous sommes donc prié·es de croire sur parole les cal­culs d’Apple.

Même l’Apple watch neutre en carbone n’est pas neutre en carbone

Plus cocasse : pour que votre Apple watch série 9 soit frap­pée du petit tam­pon vert «car­bon neu­tral», il faut s’en tenir à la ver­sion en alu­mini­um (pas en aci­er), avec un bracelet tex­tile (pas en caoutchouc), une «boucle sport» (pas «mod­erne»)… et là encore, tous les col­oris ne sont pas «neu­tres en car­bone».

Con­crète­ment, la qua­si-total­ité des con­fig­u­ra­tions pro­posées émet du car­bone, et pas qu’un peu : 29 kilo­grammes de CO2-équiv­a­lent par appareil pour la watch numéro 9 en aci­er, soit presque autant que les précé­dentes (33kgCO2e pour la ver­sion 8 et 7). Mais surtout, c’est moitié plus que l’Apple watch series 1 (20kgCO2e), sor­tie en 2016 !

Même avec la con­fig­u­ra­tion pré­cise qui promet d’être «neu­tre en car­bone», tous les col­oris ne le sont pas. © Site d’Ap­ple

Le carbone n’est pas le seul problème des Apple watchs

Du cuiv­re à alu­mini­um, en pas­sant par l’Indium et le cobalt, les objets numériques sont devenus l’incarnation matérielle du tableau des élé­ments de Mendeleïev.

Tous ces matéri­aux qui com­posent nos appareils, en plus de requérir énor­mé­ment d’énergie et par­ticiper à l’épuisement des ressources en eau, engen­drent un cer­tain nom­bre de pol­lu­tions, surtout lors de l’extraction et du raf­fi­nage. Des rejets de sub­stances pol­lu­antes, par­fois radioac­tives, qui auront une influ­ence sur les écosys­tèmes locaux et endom­mageront la bio­di­ver­sité. Les impacts se mesurent pro­por­tion­nelle­ment à la taille et la com­plex­ité de l’appareil, et il ne suf­fit donc pas d’installer des pan­neaux solaires sur les toits de ses usines d’assemblage pour effac­er les effets néfastes de sa pro­duc­tion.

© Eco­lo, mon cul! : 14 dilemmes du quo­ti­di­en pour aller au-delà du bull­shit écologique; Edi­tions Eyrolles 2023., adap­té de B. Bookha­gen et al., « Metal­lic resources in smart­phones », Resources Pol­i­cy, 2020, vol. 68.

Des appareils de plus en plus gros : c’est l’effet rebond

Il est évidem­ment louable de se tourn­er de plus en plus vers des matéri­aux recy­clés, comme le fait Apple. Toute­fois, quand bien même ces dif­férentes évo­lu­tions seraient assez nota­bles pour être saluées, le mod­èle d’affaire de la mar­que n’est aucune­ment remis en ques­tion.

Apple c’est une mon­tre et deux nou­veaux smart­phones chaque année, une con­som­ma­tion énergé­tique glob­ale qui aug­mente, renou­ve­lable ou pas, des appareils à la durée de vie très lim­itée, peu répara­bles et rarement réparés. Si le fon­da­teur Tim Cook ne voit pas où est le prob­lème dans le fait de chang­er de smart­phone chaque année, autant dire que les poten­tiels gains envi­ron­nemen­taux de la mar­que se per­dront vite par «effet rebond».

Evo­lu­tion de la taille et poids des mod­èles d’iPhone depuis 2007. © Pierre Rou­vière

On par­le d’effet rebond quand l’accroissement de l’efficacité à un endroit de la chaîne de valeur se traduit par une sur­con­som­ma­tion à un autre. Par exem­ple, on peut avoir des com­posants qui con­som­ment de moins en moins d’énergie, mais aug­menter leur nom­bre dans des appareils plus grands.

Apple n’est pourtant pas le pire

La stratégie d’Apple inter­pelle d’autant plus que la firme fig­ure par­mi les bons élèves de la tech. «C’est con­tre­pro­duc­tif de cacher tous leurs vrais efforts der­rière un terme qui exagère, en faisant croire à tout le monde que leurs pro­duits n’ont pas d’impact sur le cli­mat», explique à Vert César Dugast, co-respon­s­able du pôle «Neu­tral­ité car­bone» de Car­bone 4.

Bran­dis­sant Mère nature pour prou­ver ses dires dans son dernier spot pub­lic­i­taire, la firme n’hésite donc pas à exagér­er très franche­ment des efforts réels pour nier tout impact sur le cli­mat.

Drôle de hasard du cal­en­dri­er, la toute pre­mière Apple watch, com­mer­cial­isée à par­tir de 2015, est dev­enue obsolète en sep­tem­bre 2023, soit le mois de la sor­tie du dernier mod­èle. Ses logi­ciels ne seront plus mis à jour, même ceux de la ver­sion en or à 18 000 euros. Apple se fera-t-il son­ner les cloches ?

Con­tac­té par Vert, Apple nous a ren­voyé vers sa doc­u­men­ta­tion sans répon­dre à nos ques­tions.

Cet arti­cle est issu de notre rubrique Le vert du faux. Idées reçues, ques­tions d’actualité, ordres de grandeur, véri­fi­ca­tion de chiffres : chaque jeu­di, nous répon­drons à une ques­tion choisie par les lecteur·rices de Vert. Si vous souhaitez vot­er pour la ques­tion de la semaine ou sug­gér­er vos pro­pres idées, vous pou­vez vous abon­ner à la newslet­ter juste ici.