Reportage

«Aujourd’hui, j’ai mal partout» : près de Bordeaux, des saisonniers viticoles poussés à bout et exposés aux pesticides

Alors que les vendanges touchent à leur fin, une équipe de Médecins du monde constate, une fois de plus, une saison marquée par les très mauvaises conditions de travail des saisonnier·es agricoles dans le Médoc, emblématique région viticole girondine. Vert s’est rendu sur place et a rencontré des travailleurs.
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Dans les bureaux ensoleillés de Médecins du monde (MDM), à Bordeaux (Gironde), l’équipe s’apprête à partir en maraude dans la commune toute proche de Pauillac. En cette journée d’octobre, comme chaque semaine, les membres de l’association sont sur le point d’aller à la rencontre des saisonnier·es qui travaillent la vigne dans la région naturelle du Médoc.

Claire Dugleux, coordinatrice du programme «Travailleur·euses Précarisé·es» chez MDM, pose un tas de dépliants sur la table : informations sur les droits des saisonnier·es en France, numéros à appeler pour obtenir de l’aide, rappels à la loi… Son programme, lancé en 2023, est le premier de l’ONG sur le territoire français à concentrer ses efforts sur les conditions de travail comme déterminant d’accès à la santé. Il contient un volet à Bordeaux pour les saisonnier·es agricoles. L’enjeu est de taille pour le Médoc, important terroir viticole : en 2021, le Parc naturel du Médoc comptait 21 000 saisonnier·es sur son territoire. Claire Dugleux précise : «Environ 15 000 travaillent la vigne.»

Médecins du monde a lancé un programme dirigé vers les saisonniers agricoles dans les vignes du Médoc. © Natacha Marbot/Vert

Des kilomètres de vignes à perte de vue, trouées de temps en temps par un château aux grilles fermées. On croise, le long du trajet vers Pauillac, des enjambeurs – ces tracteurs spécifiques aux vignes. Ils rappellent au visiteur déconcentré par la beauté du paysage qu’il se trouve en terre de monoculture viticole, dans le premier département acheteur de pesticides en France.

Au volant du camion médical, Martin Toraille, médiateur en santé, explique : «Nous allons sur les lieux de vie ou de passage des saisonniers – notamment les parkings des supermarchés.» D’abord, il s’agit d’établir le contact et de distribuer de l’information, traduite selon les nationalités présentes : roumaine, espagnole, italienne et marocaine, principalement. «Nous avons parfois quelques minutes seulement pour distribuer les dépliants et discuter», raconte Martin Toraille. Ensuite, l’objectif est de ramener ces publics à la permanence du jeudi soir à Pauillac, tenue par Médecins du monde, où ils peuvent rencontrer médecins et bénévoles de l’ONG et de leurs partenaires. «Souvent, notre travail consiste à accompagner ces personnes pour les dossiers d’ouverture de droits auprès de la Sécurité sociale agricole-MSA», remarque le médiateur en santé.

Martin Toraille et Jean-Luc Taris tentent de joindre une famille de saisonnier·es. © Natacha Marbot/Vert

Pour les Européen·nes, l’accès à l’assurance maladie est possible dès la première heure travaillée en France. «En 2024, 27% des personnes que nous avons rencontrées n’avaient pas de droits ouverts», note pourtant Martin Toraille. Pour cause, l’ouverture d’un dossier peut prendre des mois, avec une communication et des allers-retours fastidieux, déplore MDM. «Selon la provenance des personnes, des actes de naissance peuvent être compliqués à récupérer ; elles n’ont souvent pas accès à des ordinateurs ou tablettes pour faire les démarches en ligne, ne parlent pas nécessairement français, vivent sur des lieux informels, ce qui pose la question de la domiciliation», précise le membre de MDM. La conséquence la plus fréquente est le renoncement aux soins. Jean-Luc Taris, bénévole et coresponsable du programme, complète : «Beaucoup ont peur de ne pas voir leur contrat – très court – renouvelé s’ils s’arrêtent pour se soigner. Dans le meilleur des cas, ils attendent la fin des vendanges.»

Plaies aux mains, perte de cheveux, troubles musculosquelettiques

Pourtant, les saisonnier·es rencontré·es par MDM ont besoin de soins. Hamza*, un Marocain de 32 ans, peine à marcher sans la canne sur laquelle il s’appuie : «En 2021, je suis arrivé en France en bonne santé et, aujourd’hui, j’ai mal partout.» Il souffre du dos et des pieds, une situation aggravée par le stress de sa hiérarchie. «Quelques fois, je suis tombé pendant le travail et mon patron ne voulait pas que je m’arrête, il me forçait à continuer», se remémore Hamza. Kamel*, 35 ans, Marocain lui aussi, a travaillé un an dans les vignes dans des conditions similaires : «J’avais deux heures de route aller, à six dans la voiture, puis sept heures de travail avec 30 minutes de pause à midi… le tout à mes frais.» Il rencontre également des troubles musculosquelettiques.

Médecins du monde constate des plaies infectieuses aux mains et aux pieds à cause du «manque d’équipements de protection comme des gants ou des chapeaux, et du port de chaussures inadaptées», précise Jean-Luc Taris. Et de souligner : «On voit souvent des saisonniers en sandale.» Plus difficile à quantifier, selon MDM, l’exposition aux produits phytosanitaires – surtout au printemps – est une autre problématique. Hamza et Kamel confirment : tous deux ont régulièrement travaillé sur des parcelles en même temps que circulaient les tracteurs d’épandage.

Autour de Pauillac, des vignes à perte de vue. © Natacha Marbot/Vert

Martin Toraille relève que les «délais de rentrée» ne sont pas respectés. Aussi appelé «DRE», il s’agit du délai légal d’attente entre l’épandage de pesticides et l’autorisation d’entrer dans la zone traitée, entre 6 et 48 heures selon les produits. Lors des expositions les plus fortes, les saisonnier·es peuvent perdre des cheveux, subir de grosses irritations aux yeux et sur la peau. Alors, Médecins du monde distribue régulièrement des gants et des chapeaux, qui s’arrachent comme des petits pains : «Cela nous permet d’établir le contact, qui est parfois rendu très difficile par les prestataires de service», s’agace Martin Toraille.

Depuis une vingtaine d’années, les domaines viticoles – aussi appelés «châteaux» – recourent à des entreprises de prestation de main d’œuvre agricole pour trouver les saisonnier·es aptes à travailler dans leurs vignes. Autrefois, les embauches se faisaient en direct et les ouvrier·es agricoles logeaient sur les domaines. Claire Dugleux explique : «Désormais, c’est un fonctionnement d’appel d’offre : le château annonce le nombre d’hectares à récolter et l’entreprise de prestation propose une enveloppe. Ainsi, la variable d’ajustement est toujours le saisonnier. Selon le prix, les prestataires embaucheront moins de saisonniers… mais augmenteront la cadence.» Kamel complète : «Quand je suis arrivé en France, je parlais mal la langue et je ne connaissais pas la loi. Je n’avais pas d’autre choix que d’obéir au patron. J’ignorais ce qu’étaient un contrat de travail, un bulletin de salaire ou un numéro de Sécurité sociale.»

Le recours aux prestataires complique aussi l’accès à l’information et au soin : «En pleine saison, les saisonniers arrivent souvent par cars entiers, sur les parkings de supermarchés, décrit Martin Toraille. Nous n’avons alors qu’une toute petite fenêtre d’approche avant qu’ils ne soient ramenés au car par le conducteur et leur chef.» Selon le médiateur, il n’est pas rare que ces derniers fassent barrage à la maraude, prétextant être les seuls à parler français ou assurant distribuer les flyers de Médecins du monde par la suite.

Oenotouristes, squats et chou blanc

À Pauillac, flotte le paradoxe d’une richesse passée et d’un profond dénuement. Au-delà du front de Garonne, où s’attardent quelques oenotouristes, les rues sont vides et silencieuses. Pendant qu’il manœuvre l’imposant camion dans les rues étroites, Martin Toraille décrit le paysage : une maison vaguement abandonnée, la vitrine d’un magasin fermé recouverte de stickers en trompe-l’œil et, derrière l’église, un square entouré de maisons aux volets à moitié fermés. «C’est là où se rassemblent souvent les prestataires de service, notamment pour récupérer des ouvriers qui vivent dans ces maisons suroccupées, louées par des propriétaires peu scrupuleux», explique-t-il.

Les saisonnier·es vivent souvent dans des lieux informels, dont elles et ils sont régulièrement expulsé·es. © Natacha Marbot/Vert

La question du logement des saisonnier·es est fondamentale. Lors de sa saison dans les vignes, Kamel vivait «dans un mobil-home avec 14 autres personnes, à deux par lit simple, sans électricité et avec un accès rare à une eau jaune et malodorante». Alors chaque jour, après le travail, il allait acheter de l’eau au supermarché pour boire et se laver. Nombre de saisonnier·es vivent dans leur camion ou, dans le pire des cas, dans les grands bidonvilles de la métropole. Et les lieux de vie informels sont régulièrement évacués par la police.

En passant devant une maison habitée par une famille de saisonnier·es connue de Médecins du monde, Martin Toraille repère les fenêtres murées et une porte antisquat qui vient d’être posée. S’approchant pour constater l’absence des habitant·es, il tombe sur un courrier de la Sécurité sociale agricole dans la boîte aux lettres de fortune : «C’est sans doute l’attestation qu’on attend depuis des semaines, quel dommage.»

*Les personnes n’ont souhaité donner que leur prénom.

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