Récit

À la Convention des entreprises pour le climat, un mode d’emploi pour coopérer et accélérer la bascule du monde économique

Apporter demain. Début novembre, la Convention des entreprises pour le climat (CEC) Nouveaux imaginaires s’est réunie à Paris pour la quatrième des six sessions du programme, dédiée à la coopération. Récit embarqué de notre directrice et participante du programme, Juliette Quef.
  • Par

Paris, mercredi 6 novembre. Ce soir, ma poitrine est ouverte, je respire. Ce matin, j’hésitais à sortir de mon lit. Donald Trump élu aux États-Unis : quel cauchemar. Je suis journaliste sur l’écologie, j’ai l’habitude des mauvaises nouvelles. Mais là ! Les hommes blancs MAGA (Make America Great Again) se sentent-ils à ce point menacés par l’évolution de la société ? Heureusement, la magie de la CEC a opéré.

La quatrième session de la CEC Nouveaux imaginaires, qui regroupe une cinquantaine d’acteur·ices des industries culturelles, des médias et de la publicité – dont TF1, Publicis, M6, France télévisions, Bayard, Netflix, Ubisoft et bien d’autres -, portait sur la coopération pour accélérer la bifurcation des modèles économiques et les récits de la transition. D’ici la fin du parcours, début 2025, chaque entreprise devra présenter un plan d’action pour rendre compatible son modèle économique avec les limites de notre planète.

Les participant·es du forum ouvert se retrouvent devant la «place du marché» qui regroupe toutes les propositions d’ateliers, les horaires et les lieux. © Thierry Mesnard

Le «forum ouvert», ce grand chaos créatif

Comme souvent à la CEC, le format épouse le sujet de la discussion. Ce mardi, un «forum ouvert» nous est proposé. Imaginez une sorte de grand chaos créatif, étalé sur une demi-journée, pour faire émerger des projets de coopération. Durant cinq heures, la centaine de dirigeant·es d’entreprises a proposé des sujets, des bouts de projets, et animé des ateliers autour de cette question fondamentale : «Comment vivre la coopération pour développer des récits et des modèles d’affaires au service de modes de vie régénératifs?».

Dans chaque recoin, ça grouille, ça piaille, ça imagine, ça débat. Chacun·e se réunit devant la «place du marché» pour avoir l’horaire et le lieu de la prochaine discussion qui l’intéresse. Comme beaucoup, je découvre cette méthode d’intelligence collective. Ses principes : «Ça commence quand ça commence», «ça termine quand ça termine», «les gens qui sont là sont les bons». Deux animaux inspirent les travaux : l’abeille qui pollinise les projets, le papillon qui s’attarde à la pause café, en dilettante.

Après deux heures de jus de cerveau, puis un round d’élaboration de plans d’action, huit projets sont nés. En vrac : l’idée d’une charte de la communication responsable, une communauté d’acteur·ices, une plateforme de ressources écolo pour les enfants, un projet de protection des forêts françaises et un «gros coup».

Un participant du forum ouvert propose un atelier et l’inscrit sur la «place du marché» © Thierry Mesnard

Comme depuis le début de l’aventure, je tiens à m’investir le plus possible, afin de comprendre dans quelle mesure ce processus est vecteur de transformation, pour les participant·es, mais surtout pour leur organisation. Dans la matinée, la CEC m’a donné la parole pour relater la coopération entre médias au travers de la Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologiquedu projet Coopmédias et d’autres initiatives comme la Maison des médias libres. Je raconte à quel point la coopération prend du temps, demande de l’énergie, de la formation, des outils. Parfois, elle épuise. Le plus souvent, elle régénère et permet de faire grandir la voix d’un écosystème qui se retrouve autour des mêmes valeurs. Avoir des adversaires communs, par exemple les acteurs de la désinformation et les médias Bolloré, est aussi un puissant vecteur d’alliance.

Les témoignages des médias Brut et La Croix qui ont lancé l’initiative Faut qu’on parle, et de l’entreprise Accro, qui s’est alliée à ses concurrents de la viande végétale contre les lobbies de la bidoche, montrent des collaborations bénéfiques pour toutes et tous.

Payer le juste prix de la redirection écologique

Une chose me frappe. Alors que nous avançons collectivement dans ce parcours CEC, l’écart patent entre la richesse des sessions, les dizaines de salarié·es-bénévoles, les intervenant·es de haut niveau, les formats innovants, l’accompagnement entre les sessions sur nos feuilles de route, la bonne humeur contagieuse et… les contributions des structures saute aux yeux. La CEC nous présente le calcul : si toutes et tous les organisateur·ices et animateur·ices étaient rémunéré·es pour leurs heures, le budget devrait être multiplié par dix !

Juliette Quef participe à l’une des tables rondes sur la coopération © Thierry Mesnard

Imaginons un seul instant que la Convention ne soit pas dédiée au climat, mais à l’intelligence artificielle. Combien les dirigeant·es présent·es mettrait-ils et elles sur la table pour avoir accès à ces intervenant·es de qualité, une organisation aux petits oignons, des pairs trié·es sur le volet ? Ce déséquilibre est à l’image de celui de la société. Les efforts des entreprises, comme plus généralement des États – on le voit à la COP29 sur le climat en Azerbaïdjan en ce moment-même- en faveur de la bifurcation écologique sont loin d’être suffisants. Les enjeux climat sont encore relégués aux tréfonds des priorités financières. Comme dit la poète : «Les calculs sont pas bons, Kevin.»

C’est particulièrement visible à cette session : alors que certains gros poissons cherchent à verdir leurs récits et quelques-unes de leurs activités, celles et ceux qui incarnent l’économie de demain galèrent.

Accepter de mourir, pour mieux renaître

Mercredi, la journée commence par un témoignage existentiel. Celui de Nicolas, chef d’entreprise et amateur de cyclisme, mort 53 minutes en 2021, avant d’être réanimé par les pompiers. Il raconte comment cette expérience a complètement bouleversé sa vie… et celle de sa femme. Cet homme animé par la performance, le culte des sommets et le dogme du dépassement de soi perpétuel a dû apprendre à penser autrement. Il a découvert que «l’amour est plus fort que la raison et l’argent». Alors, il a écrit un livre pour raconter son aventure, et donné une centaine de conférences.

Lorsque je lui demande si son nouveau rythme ne ressemble pas un peu à l’ancien, sur d’autres thématiques, il promet qu’il ne «donne pas plus de trois conférences par semaine». Derrière ses propos, on décèle la dure réalité de la remise en question et de choix peu valorisés socialement. La vulnérabilité, l’exposition de ses failles et la douceur sont encore des contre-modèles dans les entreprises, et au-delà. Peut-on réellement vouloir ralentir quand on est entourés de gens qui produisent toute la journée, qui postent chaque semaine leurs exploits sur LinkedIn, participent à toutes sortes de clubs et cultivent avant tout la performance, encore ?

Maud Sarda, Eva Sadoun et Geneviève Ferone à la Convention des entreprises pour le climat Nouveaux imaginaires ©Thierry Mesnard

«La main invisible d’Adam Smith, c’est sa daronne»

La réponse nous arrive au panel suivant avec la lumineuse Eva Sadoun. Cette entrepreneuse, cofondatrice de la plateforme de financement participatif Lita, a lancé un podcast intitulé «Loin des yeux, loin du care», sur l’économie du soin. Elle rappelle que l’économie libérale théorisée par Adam Smith ne prend pas en compte le travail domestique invisible, essentiellement des femmes. «La main invisible d’Adam Smith, c’est sa daronne», lance-t-elle dans un rire contagieux – le théoricien vivait chez sa mère. Elle enjoint à accepter la vulnérabilité, travailler à partir de celle-ci et valoriser les récits du soin. Prendre soin, au lieu de produire. Réparer, au lieu de créer de nouveaux produits.

«Emmaüs, c’est l’économie du care depuis 80 ans», appuie Maud Sarda, directrice de la plateforme en ligne Label Emmaüs. Alors que l’Économie sociale et solidaire souffre, elle rappelle que justice sociale et climat sont liés et que les entreprises du futur sont celles qui incluent le partage du pouvoir et des richesses.

Au sortir de ces deux jours, je continue de m’interroger. Alors que nombre d’initiatives qui vont dans le bon sens existent déjà, et si les solutions venaient des ponts à tisser entre toutes les bonnes volontés, nouvelles et anciennes, qui œuvrent pour une économie plus sobre et plus juste ? Au fond, les clés ne sont-elles pas, déjà, entre nos mains ?