Récit

«On ne peut pas créer de nouveaux imaginaires» : à la Convention des Entreprises pour le Climat, des industries culturelles s’inspirent du vivant

C’est toujours pas assez. Mi-septembre s’est tenue la troisième session de la Convention des Entreprises pour le Climat (CEC) Nouveaux imaginaires, qui veut mettre le vivant au cœur des modèles d’affaires. Dans cette nouvelle chronique, la directrice de Vert, Juliette Quef - qui participe à l’intégralité du parcours - raconte «sa» CEC. Au programme : se reconnecter au vivant et s’interroger sur la finalité de son entreprise.
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Saint-Jean de Chépy, 17 sep­tem­bre 2024. Je vous écris depuis un écrin de ver­dure, au cœur de la Char­treuse, à quelques enca­blures de Voiron, en Isère. Les participant·es descen­dent du car, valise à la main, pour pass­er deux jours à la troisième ses­sion de la Con­ven­tion des Entre­pris­es pour le cli­mat (CEC) sur les Nou­veaux imag­i­naires. Celle-ci a débuté au mois d’avril dernier et doit nous per­me­t­tre, en six ses­sions de deux jours, d’accoucher d’un plan pour remet­tre le vivant au cœur de nos mod­èles économiques. À peine le temps de saluer quelques vis­ages con­nus, on nous attend déjà en plénière pour «(Re)lire le monde et s’inspirer du vivant».

Pre­mière minute. Devant une cen­taine de dirigeant·es de la pub, de la com­mu­ni­ca­tion et des médias — dont cer­tains mastodontes comme Net­flix, TF1, France Télévi­sions, Ubisoft, et Pub­li­cis -, le soci­o­logue des imag­i­naires, Michaël Dan­drieux, prof à Sci­ences Po, lance un pavé dans la mare : «on ne peut ni créer ni inven­ter de nou­veaux imag­i­naires». Bam ! Ça com­mence fort.

Une cen­taine de dirigeant·es d’industries cul­turelles s’est réu­nie près de Voiron (Isère) dans le cadre de la CEC Nou­veaux imag­i­naires, les 16 et 17 sep­tem­bre 2024 © Thier­ry Mesnard/CEC

L’imaginaire, nous dit-il, c’est le prisme au tra­vers duquel, quand le monde se présente à nous, celui-ci prend sens. Il est com­posé d’une sédi­men­ta­tion de 120 mil­lions d’années d’images. Par­mi ces images, nous reste à choisir celles que nous retenons et que nous voulons met­tre en réc­it. Ce serait ça, les «nou­veaux» réc­its : laiss­er émerg­er des his­toires qui passent sous les radars, des his­toires non-dom­i­nantes, alter­na­tives. Le chercheur pro­pose de renom­mer la CEC «Nou­veaux imag­i­naires» en CEC «Être atten­tif à ce qui est là. Pren­dre soin, répar­er, repris­er». C’est un peu long, un poil vague, mais j’aime bien l’idée.

Marcher le temps profond

Le lende­main, pour nous aider à nous «recon­necter au vivant», la CEC pro­pose une marche dite «du temps pro­fond». Le pre­mier pas cor­re­spond à la créa­tion de la Terre il y a 4,6 mil­liards d’années. Plus on avance, plus on par­court l’histoire de notre planète avec ses péri­odes de feu et de glace, les mil­lions d’années qu’il a fal­lu à l’algue et au champignon pour coopér­er et créer ensem­ble le lichen, à la vie pour se déploy­er, sor­tir de l’eau, aux mam­mifères pour sur­gir. Ver­tige d’appréhender le temps long : l’humain n’a existé que dans le dernier mètre et réus­si — bel exploit — à met­tre à mal la planète dans les derniers mil­limètres.

À la fin de la balade de trois heures pour deux kilo­mètres, les réac­tions fusent : «en fait, l’humain est le pro­duit de 3,8 mil­liards d’années de R&D», «grat­i­tude pour le vivant», «joie», «le vivant, c’est la coopéra­tion», «il faut remet­tre l’humain à sa juste place». Émer­veille­ment, émo­tion.

Un groupe de la CEC Nou­veaux imag­i­naires fait sa marche du temps pro­fond, près de Voiron (Isère) © Thier­ry Mesnard/CEC

Durant deux jours, soci­o­logues, anthro­po­logue, agricul­trice, entre­pre­neurs, biol­o­giste se relaient sur scène, ani­ment des ate­liers et s’attardent aux repas pour nous don­ner matière à penser. La plu­part vien­nent de la région. Le dessi­na­teur San­dro Pig­noc­chi et le soci­o­logue Frantz Gault martè­lent qu’il faut «désob­jec­ti­fi­er le vivant», c’est-à-dire cess­er de con­sid­ér­er la nature comme un super­marché, au ser­vice de l’humain. Je me réjouis que les sci­ences sociales irriguent cette ses­sion. «Envoyez vos créat­ifs faire des sci­ences sociales pour remet­tre en cause des évi­dences hégé­moniques», nous avait con­seil­lé Dan­drieux la veille. Mes­sage trans­mis.

S’inspirer des nuées et des marges

Alors, com­ment on va s’y pren­dre pour repris­er les imag­i­naires ? A quoi ressem­bleraient les réc­its vivants, vibrants de la sobriété ? Les ate­liers regor­gent d’inspirations : régénér­er l’humus à tra­vers la syn­tropie — une méth­ode agri­cole qui con­siste à max­imiser la pho­to­syn­thèse pour enrichir les sols -, portée par la pépiniériste Anaëlle Théry, fab­ri­quer de ses mains avec la low tech, inven­ter de nou­veaux mots avec les autri­ces Jeanne Hen­nin et Titiane Haton.

Dans l’agriculture régénéra­tive, la poésie, les alter­na­tives : voilà où sont les réc­its de la sobriété. Le biol­o­giste Olivi­er Hamant nous l’avait indiqué lors d’une précé­dente con­férence : dans une nuée, les oiseaux qui per­me­t­tent au groupe de chang­er de direc­tion se situent aux marges ; ils ont prise sur le paysage alors que ceux qui sont par­mi la nuée ne voient que les autres volatiles. Les réc­its vivants nais­sent dans les marges, les Zones à défendre (Zad), chez les peu­ples autochtones, dans l’entraide, la débrouille, ils sont dans les inter­stices où la société ther­moin­dus­trielle — l’économie mod­erne — les a relégués.

Dans les paus­es café, en «camp de base» — ces petits groupes où nous tra­vail­lons à con­cevoir un plan pour trans­former nos entre­pris­es -, je lis l’enthousiasme et l’envie de chang­er. Mais aus­si beau­coup de doutes. Une inter­ro­ga­tion abyssale sur­git : com­ment tout cela va-t-il pou­voir pren­dre corps dans ma boîte ?

Abandonner la boussole de la performance

Soudain, des dirigeant·es, habitué·es à une cer­taine assur­ance, se par­ent d’humilité, affichent leur mécon­nais­sance. La peur monte : «le défi est titanesque» me dit l’un d’eux, «ça va être dif­fi­cile d’embarquer les col­lab­o­ra­teurs», s’inquiète une autre, ou encore «mes con­cur­rents vont me pren­dre des parts de marché». Quelques idées tout de même revi­en­nent sur la table à plusieurs repris­es.

Louis Albert de Broglie, DG de Dey­rolles (à gauche) et Matthieu Brunet, d’Ar­cadie et Wind­coop témoignent de la façon dont ils met­tent le vivant au cœur de leur entre­prise © Thier­ry Mesnard/CEC

D’abord, chang­er notre rap­port au monde et cess­er de tout con­sid­ér­er comme une ressource à la libre dis­po­si­tion des humains — au hasard l’eau, l’air, la terre, le pét­role, les femmes, les pau­vres, les minorités.

Ensuite, aban­don­ner le logi­ciel qui nous incite à pro­duire et con­som­mer tou­jours plus. C’est ce que le biol­o­giste Olivi­er Hamant traduit par «pass­er de la per­for­mance à la robustesse». Cela veut dire, par exem­ple, par­tir des besoins essen­tiels, arrêter les pro­duits inutiles, faire avec moins. Un exem­ple à lui : nous pour­rions nous inspir­er du sys­tème immu­ni­taire du corps humain qui fonc­tionne de façon opti­male à 40°C. Pour­tant, la tem­péra­ture de notre corps se situe générale­ment à 37°C. Cela lui per­met de se boost­er lorsqu’il est malade, et de guérir. Morale de l’histoire : pour fonc­tion­ner au temps des crises écologiques, il va fal­loir se laiss­er des marges de manœu­vre et arrêter de tout surop­ti­miser.

Troisième­ment, revoir la façon dont les déci­sions sont pris­es au sein des entre­pris­es avec des mod­èles d’organisation, de déci­sion et de partage des richess­es comme chez l’en­tre­prise Arcadie qui pro­duit des épices bio et pro­jette de bas­culer en coopéra­tive. Son fon­da­teur Matthieu Brunet a van­té les mérites d’un sys­tème d’organisation appelé holacratie, qu’il met en place depuis sept ans et où chacun·e a des rôles et des mis­sions et en est entière­ment respon­s­able.

Val­oris­er les métiers du soin, le care, comme chez l’association Voisins-malins qui salarie des habi­tants de quartiers pop­u­laires pour leur redonner du pou­voir d’agir.

Enfin, coopér­er avec son écosys­tème pour être plus fort, ensem­ble. Parce que le prob­lème, c’est qu’on est tous pris dans un monde qui encour­age la destruc­tion de la planète — ça s’appelle la prime au vice — et que chang­er tout·e seul·e, c’est très com­pliqué.

Des dirigeant·es d’en­tre­pris­es de la pub, de la com­mu­ni­ca­tion et des médias réuni·es pour cette troisième ses­sion de la Con­ven­tion des entre­pris­es pour le cli­mat. © Thier­ry Mesnard/CEC

Quel style d’ancêtre j’aimerais être ?

Le per­son­nel et le pro­fes­sion­nel, aus­si, s’imbriquent parce que la CEC par­le beau­coup aux indi­vidus. Elle fait sur­gir les émo­tions, elle met en mou­ve­ment le corps. Ici, je ne suis pas seule­ment jour­nal­iste ou direc­trice de Vert. Je suis aus­si Juli­ette, une humaine qui s’interroge. Quel style d’ancêtre j’aimerais être ? Que diront mes proches à mon enter­re­ment ? Plusieurs intervenant·es nous pro­posent de jolies ques­tions pour se pro­jeter dans le change­ment.

Dis­ons-le fran­co, je n’arrive pas imag­in­er que des gross­es boîtes devi­en­nent, du jour au lende­main, des entre­pris­es qui font du bien à la planète, parce qu’elles sont pris­es dans tout un tas de con­traintes entre des action­naires qui veu­lent leurs div­i­den­des, des ban­quiers frileux, la crainte de per­dre des emplois. Mais je suis con­va­in­cue que la CEC est une expéri­ence sociale qui lais­sera une empreinte pro­fonde sur les gens qui l’ont suiv­ie.

En quit­tant la Char­treuse et l’Isère à l’issue de ces deux jours, une réflex­ion m’habite. L’attention sur le cli­mat nous fait dévi­er de notre route. Parce qu’il est phénomènes et élé­ments, le cli­mat est réservé aux mathématicien·nes et aux ingénieur·es. Cette vision tech­nique, froide, nous coupe de la beauté, de la poésie et de la com­mu­nion avec le monde. Avec le vivant, nous pou­vons rechauss­er les lunettes de l’émerveillement. Nous rede­venons la cel­lule Luca, la cel­lule pre­mière. Le vivant met à jour nos inter­dépen­dances, nos com­plé­men­tar­ités. Ici, cha­cune et cha­cun a sa place; chacun·e a un rôle, des com­pé­tences et des besoins. Le vivant redonne de la force et de la joie. Je pense à la biol­o­giste marine Rachel Car­son, au com­man­dant Cousteau ou à l’océanographe François Sara­no : des amoureux·ses du vivant, qui ont alerté sur la dégra­da­tion du monde et trans­mis l’amour, la beauté et le courage qu’il nous faut pour le défendre.