Saint-Jean de Chépy, 17 septembre 2024. Je vous écris depuis un écrin de verdure, au cœur de la Chartreuse, à quelques encablures de Voiron, en Isère. Les participant·es descendent du car, valise à la main, pour passer deux jours à la troisième session de la Convention des Entreprises pour le climat (CEC) sur les Nouveaux imaginaires. Celle-ci a débuté au mois d’avril dernier et doit nous permettre, en six sessions de deux jours, d’accoucher d’un plan pour remettre le vivant au cœur de nos modèles économiques. À peine le temps de saluer quelques visages connus, on nous attend déjà en plénière pour «(Re)lire le monde et s’inspirer du vivant».
Première minute. Devant une centaine de dirigeant·es de la pub, de la communication et des médias — dont certains mastodontes comme Netflix, TF1, France Télévisions, Ubisoft, et Publicis -, le sociologue des imaginaires, Michaël Dandrieux, prof à Sciences Po, lance un pavé dans la mare : «on ne peut ni créer ni inventer de nouveaux imaginaires». Bam ! Ça commence fort.
L’imaginaire, nous dit-il, c’est le prisme au travers duquel, quand le monde se présente à nous, celui-ci prend sens. Il est composé d’une sédimentation de 120 millions d’années d’images. Parmi ces images, nous reste à choisir celles que nous retenons et que nous voulons mettre en récit. Ce serait ça, les «nouveaux» récits : laisser émerger des histoires qui passent sous les radars, des histoires non-dominantes, alternatives. Le chercheur propose de renommer la CEC «Nouveaux imaginaires» en CEC «Être attentif à ce qui est là. Prendre soin, réparer, repriser». C’est un peu long, un poil vague, mais j’aime bien l’idée.
Marcher le temps profond
Le lendemain, pour nous aider à nous «reconnecter au vivant», la CEC propose une marche dite «du temps profond». Le premier pas correspond à la création de la Terre il y a 4,6 milliards d’années. Plus on avance, plus on parcourt l’histoire de notre planète avec ses périodes de feu et de glace, les millions d’années qu’il a fallu à l’algue et au champignon pour coopérer et créer ensemble le lichen, à la vie pour se déployer, sortir de l’eau, aux mammifères pour surgir. Vertige d’appréhender le temps long : l’humain n’a existé que dans le dernier mètre et réussi — bel exploit — à mettre à mal la planète dans les derniers millimètres.
À la fin de la balade de trois heures pour deux kilomètres, les réactions fusent : «en fait, l’humain est le produit de 3,8 milliards d’années de R&D», «gratitude pour le vivant», «joie», «le vivant, c’est la coopération», «il faut remettre l’humain à sa juste place». Émerveillement, émotion.
Durant deux jours, sociologues, anthropologue, agricultrice, entrepreneurs, biologiste se relaient sur scène, animent des ateliers et s’attardent aux repas pour nous donner matière à penser. La plupart viennent de la région. Le dessinateur Sandro Pignocchi et le sociologue Frantz Gault martèlent qu’il faut «désobjectifier le vivant», c’est-à-dire cesser de considérer la nature comme un supermarché, au service de l’humain. Je me réjouis que les sciences sociales irriguent cette session. «Envoyez vos créatifs faire des sciences sociales pour remettre en cause des évidences hégémoniques», nous avait conseillé Dandrieux la veille. Message transmis.
S’inspirer des nuées et des marges
Alors, comment on va s’y prendre pour repriser les imaginaires ? A quoi ressembleraient les récits vivants, vibrants de la sobriété ? Les ateliers regorgent d’inspirations : régénérer l’humus à travers la syntropie — une méthode agricole qui consiste à maximiser la photosynthèse pour enrichir les sols -, portée par la pépiniériste Anaëlle Théry, fabriquer de ses mains avec la low tech, inventer de nouveaux mots avec les autrices Jeanne Hennin et Titiane Haton.
Dans l’agriculture régénérative, la poésie, les alternatives : voilà où sont les récits de la sobriété. Le biologiste Olivier Hamant nous l’avait indiqué lors d’une précédente conférence : dans une nuée, les oiseaux qui permettent au groupe de changer de direction se situent aux marges ; ils ont prise sur le paysage alors que ceux qui sont parmi la nuée ne voient que les autres volatiles. Les récits vivants naissent dans les marges, les Zones à défendre (Zad), chez les peuples autochtones, dans l’entraide, la débrouille, ils sont dans les interstices où la société thermoindustrielle — l’économie moderne — les a relégués.
Dans les pauses café, en «camp de base» — ces petits groupes où nous travaillons à concevoir un plan pour transformer nos entreprises -, je lis l’enthousiasme et l’envie de changer. Mais aussi beaucoup de doutes. Une interrogation abyssale surgit : comment tout cela va-t-il pouvoir prendre corps dans ma boîte ?
Abandonner la boussole de la performance
Soudain, des dirigeant·es, habitué·es à une certaine assurance, se parent d’humilité, affichent leur méconnaissance. La peur monte : «le défi est titanesque» me dit l’un d’eux, «ça va être difficile d’embarquer les collaborateurs», s’inquiète une autre, ou encore «mes concurrents vont me prendre des parts de marché». Quelques idées tout de même reviennent sur la table à plusieurs reprises.
D’abord, changer notre rapport au monde et cesser de tout considérer comme une ressource à la libre disposition des humains — au hasard l’eau, l’air, la terre, le pétrole, les femmes, les pauvres, les minorités.
Ensuite, abandonner le logiciel qui nous incite à produire et consommer toujours plus. C’est ce que le biologiste Olivier Hamant traduit par «passer de la performance à la robustesse». Cela veut dire, par exemple, partir des besoins essentiels, arrêter les produits inutiles, faire avec moins. Un exemple à lui : nous pourrions nous inspirer du système immunitaire du corps humain qui fonctionne de façon optimale à 40°C. Pourtant, la température de notre corps se situe généralement à 37°C. Cela lui permet de se booster lorsqu’il est malade, et de guérir. Morale de l’histoire : pour fonctionner au temps des crises écologiques, il va falloir se laisser des marges de manœuvre et arrêter de tout suroptimiser.
Troisièmement, revoir la façon dont les décisions sont prises au sein des entreprises avec des modèles d’organisation, de décision et de partage des richesses comme chez l’entreprise Arcadie qui produit des épices bio et projette de basculer en coopérative. Son fondateur Matthieu Brunet a vanté les mérites d’un système d’organisation appelé holacratie, qu’il met en place depuis sept ans et où chacun·e a des rôles et des missions et en est entièrement responsable.
Valoriser les métiers du soin, le care, comme chez l’association Voisins-malins qui salarie des habitants de quartiers populaires pour leur redonner du pouvoir d’agir.
Enfin, coopérer avec son écosystème pour être plus fort, ensemble. Parce que le problème, c’est qu’on est tous pris dans un monde qui encourage la destruction de la planète — ça s’appelle la prime au vice — et que changer tout·e seul·e, c’est très compliqué.
Quel style d’ancêtre j’aimerais être ?
Le personnel et le professionnel, aussi, s’imbriquent parce que la CEC parle beaucoup aux individus. Elle fait surgir les émotions, elle met en mouvement le corps. Ici, je ne suis pas seulement journaliste ou directrice de Vert. Je suis aussi Juliette, une humaine qui s’interroge. Quel style d’ancêtre j’aimerais être ? Que diront mes proches à mon enterrement ? Plusieurs intervenant·es nous proposent de jolies questions pour se projeter dans le changement.
Disons-le franco, je n’arrive pas imaginer que des grosses boîtes deviennent, du jour au lendemain, des entreprises qui font du bien à la planète, parce qu’elles sont prises dans tout un tas de contraintes entre des actionnaires qui veulent leurs dividendes, des banquiers frileux, la crainte de perdre des emplois. Mais je suis convaincue que la CEC est une expérience sociale qui laissera une empreinte profonde sur les gens qui l’ont suivie.
En quittant la Chartreuse et l’Isère à l’issue de ces deux jours, une réflexion m’habite. L’attention sur le climat nous fait dévier de notre route. Parce qu’il est phénomènes et éléments, le climat est réservé aux mathématicien·nes et aux ingénieur·es. Cette vision technique, froide, nous coupe de la beauté, de la poésie et de la communion avec le monde. Avec le vivant, nous pouvons rechausser les lunettes de l’émerveillement. Nous redevenons la cellule Luca, la cellule première. Le vivant met à jour nos interdépendances, nos complémentarités. Ici, chacune et chacun a sa place; chacun·e a un rôle, des compétences et des besoins. Le vivant redonne de la force et de la joie. Je pense à la biologiste marine Rachel Carson, au commandant Cousteau ou à l’océanographe François Sarano : des amoureux·ses du vivant, qui ont alerté sur la dégradation du monde et transmis l’amour, la beauté et le courage qu’il nous faut pour le défendre.