Récit

Sauce secrète, camps de base, île aux trésors : récit embarqué à la Convention des entreprises pour le climat sur les Nouveaux imaginaires

Dans cette chronique, Juliette Quef raconte son expérience de la Convention des entreprises pour le Climat (CEC). Netflix, Ubisoft, Havas, TF1, Publicis et une soixantaine d’autres entreprises, dont Vert, ont embarqué pour neuf mois dans un parcours Nouveaux imaginaires qui veut mettre l’écologie au cœur des modèles d’affaires et opérer une «bascule culturelle». Entre enthousiasme et doutes, voyage au pays de la transformation concrète des entreprises.
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École du Breuil, Paris, 26 juin 2024. Alors que la vie poli­tique française s’est muée en une dystopie aux faux airs de Baron noir, je déam­bule, hors du temps, dans les jardins de l’école d’horticulture de la ville de Paris, au fin fond du bois de Vin­cennes. Allées de ros­es, grand bassin, car­rés paysagers de tous les endroits du monde : ici règne la beauté et l’harmonie.

Nous sommes 120 dirigeant·es d’entreprises cul­turelles réuni·es pour ce deux­ième sémi­naire de la Con­ven­tion des entre­pris­es pour le cli­mat (CEC) sur les Nou­veaux imag­i­naires. Créée en 2021 à l’issue de la Con­ven­tion citoyenne pour le cli­mat, l’association veut inciter le monde économique à définir une tra­jec­toire de développe­ment com­pat­i­ble avec les lim­ites de la planète. Après des par­cours thé­ma­tiques sur la finance et le con­seil, ce nou­veau cycle porte sur les imag­i­naires et regroupe des médias, des stu­dios de jeux vidéos, des pub­lic­i­taires, des indus­triels et des agences en tous gen­res. Avec cette soix­an­taine d’entreprises, nous nous retrou­vons lors de six ses­sions de deux jours, sur une durée de neuf mois.

Arrivée des participant·es de la CEC à l’Ecole du Breuil, à Paris, le 26 juin 2024 © Thier­ry Mesnard/CEC

Changer de cap

À l’issue de la pre­mière ses­sion du par­cours, en avril dernier, j’étais sor­tie pleine d’admiration pour la méth­ode, les intervenant·es, l’organisation, mais avec une inter­ro­ga­tion pro­fonde sur la final­ité. S’agissait-il seule­ment de verdir les indus­tries cul­turelles et la pub­lic­ité ? Neuf mois, douze jours, pour un coup de pein­ture, un change­ment de logo ? Com­ment pou­vait-on méta­mor­phoser nos imag­i­naires sans évo­quer les intérêts financiers, indus­triels, stratégiques, bref, les gros sous ? Ce jour-là, l’intention est posée d’entremêler réc­its et mod­èle d’affaires. Jérémie Viel, du cab­i­net de con­seil MySézame, vient présen­ter l’économie régénéra­tive, une économie qui respecterait les lim­ites physiques de la planète et les droits soci­aux, dans laque­lle les entre­pris­es met­traient le vivant au cœur de leur fonc­tion­nement.

Que veut vrai­ment dire «régénér­er le vivant» ? Pour un agricul­teur comme Christophe Durand, venu témoign­er de son pas­sage d’une usine de 1 200 bovins à une ferme en poly­cul­ture bio, je me le fig­ure. Il préserve les sols, plante des arbres, arrête les pes­ti­cides. Mais pour une entre­prise cul­turelle, ça donne quoi ? Com­ment Net­flix, TF1, ou les pub­lic­i­taires Havas et Pub­li­cis vont-ils pou­voir chang­er de mod­èle ? Le peu­vent-ils seule­ment ? Pour tout le monde — les gros pois­sons en par­ti­c­uli­er -, ce n’est plus un change­ment de cap, c’est une révo­lu­tion coper­ni­ci­enne.

Comme un flocon dans une avalanche

Quelques élé­ments sont jetés au vent par Jérémie Viel : partage de la valeur, robustesse, lien au ter­ri­toire, coopéra­tion. D’aucun·es par­lent d’éthique du care (le soin), d’élargir la com­mu­nauté des vivant·es aux non-humain·es. Entre les con­férences, Paul, le musi­cien, nous fait chanter et invite à «superé­couter» — com­pren­dre : écouter très loin, de manière très large. Pour porter, notre voix doit s’inscrire dans le bruit exis­tant. Métaphore.

D’autres encore, évo­quent la mod­estie néces­saire dans une démarche de trans­for­ma­tion, invi­tent à penser à celles et ceux qui nous ont précédé·es. Le réal­isa­teur de La ferme des Bertrand, Gilles Per­ret, veut raviv­er notre «pou­voir d’agir» : si le Con­seil Nation­al de la Résis­tance a réus­si à créer ce for­mi­da­ble planch­er de la Sécu­rité sociale en 1945, pourquoi nous ne parvien­dri­ons pas à con­cevoir des change­ments rad­i­caux ?

«Dans une avalanche, aucun flo­con ne se sent respon­s­able», rap­pelle Christo­pher Guérin, PDG de Nex­ans, une multi­na­tionale du câble élec­trique, citant Voltaire. Il dit la néces­sité absolue que cha­cune des entre­pris­es prenne sa part de respon­s­abil­ité, sans atten­dre que les autres bougent et dénonce cette «hyper­tro­phie du présent» qui empêche de se pro­jeter dans le temps long. Des séjours auprès du moine boud­dhiste Math­ieu Ricard, de feu l’agriculteur Pierre Rab­hi ou encore du cinéaste Cyril Dion, aux côtés de sa pro­pre fille ado­les­cente, l’ont aidé à ren­forcer ses con­vic­tions et per­mis de réin­ven­ter son entre­prise.

Sanaa Saitouli, cofon­da­trice de l’association Ban­lieues Cli­mat © Thier­ry Mesnard/CEC

Gilles Per­ret nous invite à aban­don­ner notre regard ana­ly­tique, dom­i­nant, pour don­ner la parole aux humain·es, tout sim­ple­ment. Sanaa Saitouli, cofon­da­trice de l’association Ban­lieues Cli­mat, requiert d’écrire les réc­its avec les premier·es concerné·es. Cela paraît évi­dent, mais qui le fait vrai­ment ?

Le lende­main, on ira chercher de la force du côté des fémin­istes. L’historienne des femmes Michelle Per­rot et la jour­nal­iste Anne-Cécile Genre nous par­lent de la bas­cule cul­turelle entre l’affaire DSK en 2011 et le mou­ve­ment MeToo quelques années plus tard. Qu’est-ce que l’écologie a à appren­dre des com­bats fémin­istes ? Michelle Per­rot rap­pelle que l’Histoire elle-même est une mise en réc­it des faits. Les anglo­phones font ain­si la dif­férence entre «sto­ry», les événe­ments, et «His­to­ry», le réc­it des événe­ments. Nous ne sommes pas des entre­pris­es comme les autres : nos his­toires façon­nent la société et c’est peut-être notre plus grand pou­voir col­lec­tif.

Autre his­toire. Une grande par­tie des asso­ci­a­tions, per­son­nal­ités de l’écologie et acteur·ices de la vie publique se bat depuis le 9 juin pour empêch­er l’arrivée au pou­voir de l’extrême droite. Mais le monde économique est beau­coup plus tim­o­ré, quand il n’est pas com­plaisant. La CEC n’échappe pas à ces ater­moiements et se dit «aparti­sane». «Nous sommes un écosys­tème, et non un mou­ve­ment. Nous nous inscrivons dans le temps long pour sor­tir du brouha­ha», explique Mar­guerite Labor­de, copi­lote de ce par­cours, qui affirme aus­si «s’inquiéter en tant que citoyenne et en tant que maman». Je me détends lorsqu’un défilé de mode qui met en lumière les exilé·es à Calais est pro­posé par l’association La voix des réfugiés. On danse con­tre la morosité ambiante. Les corps dis­ent : nous refu­sons le racisme et l’exclusion. Tout, pen­dant ces deux jours, tran­spire l’opposition à l’extrême droite, mais les mots ne seront pas pronon­cés.

L’Île aux trésors

L’après-midi, je retrou­ve Per­sée, mon petit groupe d’une quin­zaine de participant·es, qu’on appelle «camp de base» en lan­gage CEC. On vient s’y ressourcer et boss­er sur notre pro­pre cas. Il est ani­mé par des «cofa», des animateur·ices et facilitateur·ices. À deux, à trois, en groupe, allongé·es dans l’herbe ou lors d’une balade entre les plate­ban­des gar­nies, on planche. D’ici jan­vi­er prochain, il fau­dra livr­er un plan d’action pour faire bifur­quer nos boîtes. On n’est pas venu·es ici juste pour pren­dre du bon temps, qu’on fait ren­tr­er au chausse-pied dans un quo­ti­di­en effréné.

Je me sens un peu per­due : chez Vert, l’écologie est déjà au cœur de la ligne édi­to­ri­ale du média et du mod­èle économique — sans pub­lic­ité, nous sommes financés par les dons des lecteur·ices. Qu’est-ce que la CEC attend de moi ? Et moi, qu’est-ce que j’attends de la CEC ? Je fais l’exercice demandé : pro­jeter notre média dans dix ans dans sa ver­sion ambitieuse, comme une «île aux tré­sors» qu’on décou­vri­rait. Des images me vien­nent, un accéléra­teur de sobriété, un catal­y­seur de toutes les bonnes volon­tés. «Je vous attendais», glisse l’une de mes binômes de l’après-midi. Dans cet espace bien­veil­lant, ter­ri­ble­ment humain, je vois les doutes sur les vis­ages. Ils sont aus­si le reflet de mon pro­pre sen­ti­ment d’impuissance face à un sys­tème économique qui récom­pense ce qui détru­it.

La sauce secrète

L’animatrice Lorène Verdeil a annon­cé trois com­posantes de la «sauce secrète» de la CEC : de la méth­ode, des out­ils, des inspi­ra­tions. Ensuite, de l’audace et du courage. Enfin, la force du col­lec­tif et de l’écoute. «Faites-nous con­fi­ance», répète-t-elle. Trust the process.

Des participant·es de la CEC Nou­veaux imag­i­naires réalisent une Fresque des nou­veaux réc­its, ani­mée par Benoît Rol­land de Rav­el © Thier­ry Mesnard/CEC

«J’étais venue par­ler des nou­veaux réc­its, voilà qu’on nous dit qu’il faut chang­er de mod­èle économique, je ne sais plus très bien où je suis», me con­fie une par­tic­i­pante lors du déje­uner, sous les arbres majestueux du parc. Une autre : «La direc­tion générale n’est pas là, je ne suis pas déci­sion­naire». Ça frotte, ça grince. Pour moi, c’est le signe qu’on y est. On a touché le nœud, les nœuds, la pelote de laine, la matrice de toute trans­for­ma­tion écologique d’ampleur. Enfin, on va s’interroger sur la façon de pro­duire, pour qui, pour quoi. Revenir aux besoins essen­tiels, alors que bon nom­bre des entre­pris­es représen­tées ici con­tribuent plutôt au prob­lème qu’à la solu­tion. Et elles en ont con­science. De là à opér­er une trans­for­ma­tion rad­i­cale, il y a un monde, et beau­coup, beau­coup, de tra­vail.

C’est exci­tant. Je me demande si la CEC fait bifur­quer les entre­pris­es, ou bien les indi­vidus. Tous ces dirigeant·es vont-ils et elles faire séces­sion pour se tourn­er vers des struc­tures alter­na­tives, par exem­ple dans l’Économie sociale et sol­idaire (ESS) et les coopéra­tives ? Ain­si d’une com­parse qui me mur­mure : «Moi quand je me pro­jette dans dix ans, je ne me vois pas dans mon entre­prise actuelle». Cer­taines doivent-elles tout sim­ple­ment dis­paraître ? Pour l’heure, cet aspect déli­cat n’a pas été abor­dé.

Chang­er vrai­ment de cap va être chaud, mais pas plus que le cli­mat. Yam­i­na Saheb, autrice du Groupe d’experts inter­gou­verne­men­tal sur l’évolution du cli­mat (Giec), nous l’a rap­pelé lors de la dernière ses­sion d’avril : nos enfants risquent de vivre moins longtemps que nos grands-par­ents en rai­son de la dégra­da­tion des con­di­tions de vie sur Terre. Alors, de toute façon, nous n’avons d’autre choix que de tout chang­er.