École du Breuil, Paris, 26 juin 2024. Alors que la vie politique française s’est muée en une dystopie aux faux airs de Baron noir, je déambule, hors du temps, dans les jardins de l’école d’horticulture de la ville de Paris, au fin fond du bois de Vincennes. Allées de roses, grand bassin, carrés paysagers de tous les endroits du monde : ici règne la beauté et l’harmonie.
Nous sommes 120 dirigeant·es d’entreprises culturelles réuni·es pour ce deuxième séminaire de la Convention des entreprises pour le climat (CEC) sur les Nouveaux imaginaires. Créée en 2021 à l’issue de la Convention citoyenne pour le climat, l’association veut inciter le monde économique à définir une trajectoire de développement compatible avec les limites de la planète. Après des parcours thématiques sur la finance et le conseil, ce nouveau cycle porte sur les imaginaires et regroupe des médias, des studios de jeux vidéos, des publicitaires, des industriels et des agences en tous genres. Avec cette soixantaine d’entreprises, nous nous retrouvons lors de six sessions de deux jours, sur une durée de neuf mois.
Changer de cap
À l’issue de la première session du parcours, en avril dernier, j’étais sortie pleine d’admiration pour la méthode, les intervenant·es, l’organisation, mais avec une interrogation profonde sur la finalité. S’agissait-il seulement de verdir les industries culturelles et la publicité ? Neuf mois, douze jours, pour un coup de peinture, un changement de logo ? Comment pouvait-on métamorphoser nos imaginaires sans évoquer les intérêts financiers, industriels, stratégiques, bref, les gros sous ? Ce jour-là, l’intention est posée d’entremêler récits et modèle d’affaires. Jérémie Viel, du cabinet de conseil MySézame, vient présenter l’économie régénérative, une économie qui respecterait les limites physiques de la planète et les droits sociaux, dans laquelle les entreprises mettraient le vivant au cœur de leur fonctionnement.
Que veut vraiment dire «régénérer le vivant» ? Pour un agriculteur comme Christophe Durand, venu témoigner de son passage d’une usine de 1 200 bovins à une ferme en polyculture bio, je me le figure. Il préserve les sols, plante des arbres, arrête les pesticides. Mais pour une entreprise culturelle, ça donne quoi ? Comment Netflix, TF1, ou les publicitaires Havas et Publicis vont-ils pouvoir changer de modèle ? Le peuvent-ils seulement ? Pour tout le monde – les gros poissons en particulier -, ce n’est plus un changement de cap, c’est une révolution copernicienne.
Comme un flocon dans une avalanche
Quelques éléments sont jetés au vent par Jérémie Viel : partage de la valeur, robustesse, lien au territoire, coopération. D’aucun·es parlent d’éthique du care (le soin), d’élargir la communauté des vivant·es aux non-humain·es. Entre les conférences, Paul, le musicien, nous fait chanter et invite à «superécouter» – comprendre : écouter très loin, de manière très large. Pour porter, notre voix doit s’inscrire dans le bruit existant. Métaphore.
D’autres encore, évoquent la modestie nécessaire dans une démarche de transformation, invitent à penser à celles et ceux qui nous ont précédé·es. Le réalisateur de La ferme des Bertrand, Gilles Perret, veut raviver notre «pouvoir d’agir» : si le Conseil National de la Résistance a réussi à créer ce formidable plancher de la Sécurité sociale en 1945, pourquoi nous ne parviendrions pas à concevoir des changements radicaux ?
«Dans une avalanche, aucun flocon ne se sent responsable», rappelle Christopher Guérin, PDG de Nexans, une multinationale du câble électrique, citant Voltaire. Il dit la nécessité absolue que chacune des entreprises prenne sa part de responsabilité, sans attendre que les autres bougent et dénonce cette «hypertrophie du présent» qui empêche de se projeter dans le temps long. Des séjours auprès du moine bouddhiste Mathieu Ricard, de feu l’agriculteur Pierre Rabhi ou encore du cinéaste Cyril Dion, aux côtés de sa propre fille adolescente, l’ont aidé à renforcer ses convictions et permis de réinventer son entreprise.
Gilles Perret nous invite à abandonner notre regard analytique, dominant, pour donner la parole aux humain·es, tout simplement. Sanaa Saitouli, cofondatrice de l’association Banlieues Climat, requiert d’écrire les récits avec les premier·es concerné·es. Cela paraît évident, mais qui le fait vraiment ?
Le lendemain, on ira chercher de la force du côté des féministes. L’historienne des femmes Michelle Perrot et la journaliste Anne-Cécile Genre nous parlent de la bascule culturelle entre l’affaire DSK en 2011 et le mouvement MeToo quelques années plus tard. Qu’est-ce que l’écologie a à apprendre des combats féministes ? Michelle Perrot rappelle que l’Histoire elle-même est une mise en récit des faits. Les anglophones font ainsi la différence entre «story», les événements, et «History», le récit des événements. Nous ne sommes pas des entreprises comme les autres : nos histoires façonnent la société et c’est peut-être notre plus grand pouvoir collectif.
Autre histoire. Une grande partie des associations, personnalités de l’écologie et acteur·ices de la vie publique se bat depuis le 9 juin pour empêcher l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. Mais le monde économique est beaucoup plus timoré, quand il n’est pas complaisant. La CEC n’échappe pas à ces atermoiements et se dit «apartisane». «Nous sommes un écosystème, et non un mouvement. Nous nous inscrivons dans le temps long pour sortir du brouhaha», explique Marguerite Laborde, copilote de ce parcours, qui affirme aussi «s’inquiéter en tant que citoyenne et en tant que maman». Je me détends lorsqu’un défilé de mode qui met en lumière les exilé·es à Calais est proposé par l’association La voix des réfugiés. On danse contre la morosité ambiante. Les corps disent : nous refusons le racisme et l’exclusion. Tout, pendant ces deux jours, transpire l’opposition à l’extrême droite, mais les mots ne seront pas prononcés.
L’Île aux trésors
L’après-midi, je retrouve Persée, mon petit groupe d’une quinzaine de participant·es, qu’on appelle «camp de base» en langage CEC. On vient s’y ressourcer et bosser sur notre propre cas. Il est animé par des «cofa», des animateur·ices et facilitateur·ices. À deux, à trois, en groupe, allongé·es dans l’herbe ou lors d’une balade entre les platebandes garnies, on planche. D’ici janvier prochain, il faudra livrer un plan d’action pour faire bifurquer nos boîtes. On n’est pas venu·es ici juste pour prendre du bon temps, qu’on fait rentrer au chausse-pied dans un quotidien effréné.
Je me sens un peu perdue : chez Vert, l’écologie est déjà au cœur de la ligne éditoriale du média et du modèle économique – sans publicité, nous sommes financés par les dons des lecteur·ices. Qu’est-ce que la CEC attend de moi ? Et moi, qu’est-ce que j’attends de la CEC ? Je fais l’exercice demandé : projeter notre média dans dix ans dans sa version ambitieuse, comme une «île aux trésors» qu’on découvrirait. Des images me viennent, un accélérateur de sobriété, un catalyseur de toutes les bonnes volontés. «Je vous attendais», glisse l’une de mes binômes de l’après-midi. Dans cet espace bienveillant, terriblement humain, je vois les doutes sur les visages. Ils sont aussi le reflet de mon propre sentiment d’impuissance face à un système économique qui récompense ce qui détruit.
La sauce secrète
L’animatrice Lorène Verdeil a annoncé trois composantes de la «sauce secrète» de la CEC : de la méthode, des outils, des inspirations. Ensuite, de l’audace et du courage. Enfin, la force du collectif et de l’écoute. «Faites-nous confiance», répète-t-elle. Trust the process.
«J’étais venue parler des nouveaux récits, voilà qu’on nous dit qu’il faut changer de modèle économique, je ne sais plus très bien où je suis», me confie une participante lors du déjeuner, sous les arbres majestueux du parc. Une autre : «La direction générale n’est pas là, je ne suis pas décisionnaire». Ça frotte, ça grince. Pour moi, c’est le signe qu’on y est. On a touché le nœud, les nœuds, la pelote de laine, la matrice de toute transformation écologique d’ampleur. Enfin, on va s’interroger sur la façon de produire, pour qui, pour quoi. Revenir aux besoins essentiels, alors que bon nombre des entreprises représentées ici contribuent plutôt au problème qu’à la solution. Et elles en ont conscience. De là à opérer une transformation radicale, il y a un monde, et beaucoup, beaucoup, de travail.
C’est excitant. Je me demande si la CEC fait bifurquer les entreprises, ou bien les individus. Tous ces dirigeant·es vont-ils et elles faire sécession pour se tourner vers des structures alternatives, par exemple dans l’Économie sociale et solidaire (ESS) et les coopératives ? Ainsi d’une comparse qui me murmure : «Moi quand je me projette dans dix ans, je ne me vois pas dans mon entreprise actuelle». Certaines doivent-elles tout simplement disparaître ? Pour l’heure, cet aspect délicat n’a pas été abordé.
Changer vraiment de cap va être chaud, mais pas plus que le climat. Yamina Saheb, autrice du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), nous l’a rappelé lors de la dernière session d’avril : nos enfants risquent de vivre moins longtemps que nos grands-parents en raison de la dégradation des conditions de vie sur Terre. Alors, de toute façon, nous n’avons d’autre choix que de tout changer.
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