Entretien

Yann Woodcock, pilote d’avion démissionnaire à cause de la crise climatique : «Je ne me vois pas dire à mes enfants que j’ai continué à voler plutôt que de bifurquer»

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L’avion vert n’est pas mûr. Il y a un mois, Yann Woodcock décidait de mettre fin à 13 années de carrière en tant que pilote de ligne en raison de l’impact climatique de son métier. Entretien avec ce pilote suisse qui détaille à Vert les motivations de sa démission après avoir fait le buzz sur les réseaux sociaux.

Comment êtes-vous devenu pilote ?

J’ai 35 ans et j’habite en Suisse, vers Genève. Devenir pilote a toujours été un rêve de gosse, je ne saurais même pas dire quel a été l’élément déclencheur qui m’a donné envie de voler. Après le gymnase [l’équivalent du lycée en Suisse, NDLR] et un petit passage par le service militaire obligatoire, j’ai suivi une formation de pilote de ligne et j’ai exercé pendant presque treize ans dans une grande compagnie dont je tairais le nom.

J’ai effectué plus ou moins 7 000 heures de vol au cours de ma carrière. C’est moins que la plupart de mes collègues, car j’ai travaillé à temps partiel pendant plusieurs années. En général, les pilotes à temps plein effectuent environ 800 heures de vol par an. J’ai travaillé trois ans sur du court courrier [moins de 1 000 kilomètres, NDLR] et dix ans sur du long [plus de 3 500 kilomètres].

Qu’est-ce qui vous a poussé à démissionner ?

En 2017, pour le plaisir, j’ai repris les études à côté de mon travail et suivi des cours de droit, que j’ai finies l’année dernière. En parallèle, au fil des cinq dernières années au cours desquelles je me suis beaucoup renseigné sur l’état de la planète et sur la catastrophe climatique, j’ai commencé à me dire que je ne pouvais pas continuer comme ça. Mais attention, au vu de ma situation, je ne suis pas en train de prétendre faire un grand sacrifice en bifurquant. Ma prise de décision a été très liée au fait que mon plan B, devenir avocat, se concrétisait.

Je prends plutôt la réflexion dans l’autre sens : je ne me vois pas dans 15 ans devoir dire à mes enfants qu’en ayant un plan B qui me plaisait tout autant, j’ai continué à voler plutôt que de bifurquer. Je n’érige pas la cohérence en valeur absolue, mais vu le contexte actuel de dépassement des limites planétaires et les conséquences désastreuses que cela entraîne, ce n’est plus possible de ne rien faire. Mon message n’est pas un appel à bifurquer pour toutes les personnes qui travaillent dans une industrie polluante, car la plupart des gens ne le peuvent pas pour un tas de raisons, notamment financières.

Yann Woodcock a exercé pendant treize ans en tant que pilote de ligne. © DR

Avez-vous toujours été sensible aux enjeux environnementaux ?

Je dirais que ma prise de conscience a été un cheminement chronologique. J’ai grandi dans un contexte qui n’était ni vraiment politisé, ni engagé et à l’abri de tout besoin. Mais la considération écologique a toujours été là. En Suisse, si on ne se penche pas activement sur la question environnementale, on entend souvent la petite musique qui dit que tant qu’on recycle nos déchets et que l’on voit de belles prairies et une nature abondante, tout ira bien.

«L’innovation c’est bien, mais qu’elle ne nous permettra absolument pas de maintenir notre rythme de vie actuel»

C’est plus tard, quand on s’intéresse aux faits scientifiques, qu’on cerne la gravité de la situation et qu’on analyse les options qu’on essaye de nous vendre (dont l’aviation verte ou les voitures électriques), que l’on se rend compte que l’innovation c’est bien, mais qu’elle ne nous permettra absolument pas de maintenir notre rythme de vie actuel. Cette réflexion-là est venue avec le temps.

Ne croyez-vous pas au changement du secteur de l’aéronautique depuis l’intérieur ?

De nombreuses actions sont prises pour consommer moins de carburant et gagner en efficience dans le secteur de l’aviation. En tant qu’équipage, on est très sensibilisés sur ces questions et on peut avoir un impact sur les économies d’échelle. Mais si on prend conscience de l’ampleur nécessaire du changement, on se rend compte que cela reste un impact cosmétique : même si chaque gramme de CO2 en moins est un pas dans la bonne direction, cela ne permet pas du tout d’être à la hauteur pour résoudre le problème.

«Une grande majorité de collègues m’ont félicité»

En Suisse, chaque personne émet l’équivalent de treize tonnes de CO2 par an, et le but est d’arriver à deux tonnes en 2050 [pour espérer contenir le réchauffement climatique en dessous de 2°C, voire à 1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle, NDLR]. Les changements systémiques à réaliser sont beaucoup plus larges que ces petits gains d’efficience à gauche à droite. J’ai l’impression que le plus gros obstacle au changement, en particulier dans l’aviation, est le mythe de l’aviation verte. Cette croyance dans un technosolutionisme qui nous sauverait nous pousse à l’inaction.

Comment avez-vous vécu cette décision ?

C’est difficile à dire pour le moment, car cela reste quelque chose de récent. La passion reste, l’aviation demeure quelque chose qui me fascine. C’est juste que ce n’était plus dans le champ des possibles pour moi de continuer de cette manière.

Mon entourage a très bien pris ma décision, tout comme une grande majorité de collègues, qui m’ont félicité à la fois pour la cohérence du choix et aussi pour ma réflexion autour des nécessaires changements systémiques. En revanche, certains collègues l’ont mal pris et ont jugé que je crachais dans la main qui m’a nourri pendant des années – mais c’est vraiment une minorité. Enfin, j’ai reçu énormément de soutien de gens que je ne connaissais pas du tout via les réseaux sociaux, dont plusieurs pilotes qui ont arrêté pour des raisons similaires. C’était très touchant.

Quels sont vos projets de reconversion ?

Je commence un stage d’avocat dans une étude cet été, avec pour objectif de passer le barreau par la suite. Deux membres fondateurs des Avocats pour le climat, une association d’avocats qui s’attaquent à des gouvernements ou à des grosses entreprises polluantes, font partie de cette étude et cela m’intéresserait beaucoup par la suite. J’ai aussi une fibre très sociale et l’envie de défendre ce qu’on appelle les «parties faibles au contrat», c’est-à-dire les locataires, les travailleurs précaires, etc. Je me vois travailler dans ces deux domaines, et l’un n’empêchera pas l’autre de toute façon.

Que diriez-vous à des gens qui sont dans une situation similaire à la vôtre et qui n’osent pas passer le cap ?

Si quelqu’un est en mesure de bifurquer, qu’il le fasse. C’est un énorme privilège, et j’en ai conscience, et l’infime minorité d’entre nous qui dispose de ce privilège doit l’utiliser. Mais il ne faut surtout pas culpabiliser si on ne peut pas, car ce n’est pas la responsabilité individuelle qui fait que l’on s’en sortira. Pour la plupart des gens, qui n’ont pas ce privilège, il est possible de s’engager pour le climat de mille autres façons à travers des partis, des associations, des collectifs… Il faut se mobiliser collectivement.

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