«La manif de gauche classique, pour nous, c’est vraiment ennuyant». Parmi tous les gens qui auraient pu prononcer cette phrase, on n’aurait pas misé sur un groupe de militants allemands qui enflammaient une ZAD en 2008 avec de la techno bien crade, dans un trou paumé entre Hambourg et Berlin. Décryptage de la genèse du techno-activisme, né entre Birkenstocks, coupes mulet et déchets radioactifs.
Nos voisins germaniques, de réputation si portés sur l’ordre et la discipline, sont bel et bien les précurseurs du techno-activisme. C’est en tout cas là-bas qu’est né le «Wegbassen», sympathique mélange entre open air électro, rave crado et sit-in à l’ancienne. Le terme est tiré de «weg», de l’allemand «dégager», et «bassen», pour «basses». Dégager à coup de basses, en somme : Outre-Rhin, on ne fait pas dans la dentelle. Depuis les années 2000, le jeu de mot est devenu un nouveau cri de ralliement politique, une nouvelle manière de mêler fête et protestation. Devant un mur d’enceintes costaud, de préférence.
D’un micro-état à la méga fiesta
L’histoire commence en 1977, avant que la musique électronique ne fasse danser le monde entier, au cœur d’une Allemagne coupée en deux. Dans une forêt à deux pas de la frontière Est-Ouest, non loin du village de Gorleben, le pépiement des oiseaux se retrouve perturbé par un forage massif. C’est là que vont les déchets radioactifs de la RFA, malgré une farouche résistance de militants anti-nucléaire vite rejoints par les agriculteurs du coin. En mars, un rassemblement à grande échelle sur le futur chantier de Wendland réunit 20 000 participants. Les occupations illégales et les coups de boutoir de la police se succèdent, jusqu’en 1980 où un groupuscule déclare la zone occupée en tant que nation indépendante : la République libre de Wendland est née. Elle est évacuée un mois plus tard, ne laissant pas assez de temps à la micro-nation pour imprimer des passeports. Dommage.

Il faudra attendre 2008 pour qu’une auto-proclamée «internationale hédoniste» s’installe dans le camp avec des systèmes son massifs et projecteurs de toutes les couleurs. «Nous sommes convaincus que la politique et l’action peuvent être amusantes», peut-on lire dans un manifeste publié sur internet. Au feu les séances plénières de la vieille école militante, reléguées au rang d’antiquités. Des DJ de la scène underground berlinoise viennent user des platines chromées pour faire danser sous les saules. «Sans nous, de nombreuses personnes de la scène des grandes villes, par exemple, ne seraient pas venues à Gorleben», explique à l’époque Luther Blissett, 33 ans, à l’influent magazine Der Spiegel qui couvre spécialement la teuf. Une manière «d’utiliser la protestation créative pour faire réfléchir les gens». Cette fiesta se termine chaque soir à trois heures du matin, car «les gens doivent être bien reposés pour la manifestation du lendemain», explique poliment Blissett. Nous voilà rassurés pour leurs voisins de camping.
La bande originale de la paix
Le style musical qui file des migraines à nos grands-parents est bien celui de la paix et de l’amour, si on en croit les livres d’histoire. Avec ses basses sourdes et ses boucles lancinantes, la techno a servi de bande originale à l’un des événements politiques les plus marquants du XXe siècle: la réunification de l’Allemagne, et par là de l’Europe. «En Allemagne de l’Est, on vivait sous le contrôle de l’État, se rappelle le DJ berlinois Mijk Van Dijk au micro d’Arte (avril 2023). Dans les fêtes publiques, il fallait limiter l’influence de la musique occidentale décadente. La règle fixait la limite à 40% de musique occidentale.» Dans le chaos suivant la chute du mur, les ruines de Berlin Est deviennent en effet un terrain de jeu pour partager une utopie de fraternité, de liberté de penser et de circuler. Les magasins et entrepôts vides, laissés à l’abandon par les pouvoirs soviétiques, deviennent autant de boîtes de nuit sauvages.

C’est au milieu de l’euphorie collective que se lance la mythique Love Parade. «Il faut rappeler que l’arrivée de la techno dans l’espace public a toujours été liée à des idées politiques, explique Tobias Trommer, militant berlinois de la première heure. Quand le Dr. Mottel [alors un DJ berlinois inconnu du grand public] a créé la Love Parade en 1989, il la pensait comme une manifestation politique. Il promouvait l’unification des deux Allemagne, un message de paix.» Le défilé réunissait à l’origine une centaine de personnes autour d’une camionnette sonorisée. Elle passe la barre du million de personnes huit ans plus tard et devient une gigantesque scène ouverte, avec des dizaines de chars qui diffusent pendant une journée entière des basses bien grasses devant une foule bariolée.
Convergence des clubs
Depuis, le Wegbassen frappe régulièrement l’actualité allemande. En 2018, quand le parti d’extrême-droite AfD appelle à une grande manifestation à Berlin, une foule de 25 000 personnes se rassemble devant la Porte de Brandebourg, pour une protestation à coup de basses en bonne et due forme. Un défilé d’enceintes massives décorées de couleurs vives, de foule pailletée et de danses tribales. Le quotidien Die Zeit parle d’une seconde Love Parade, l’originale ayant dû s’arrêter en 2010 pour des raisons de sécurité.

L’été dernier, le syndicat des clubs de Berlin (Club Commission) a fait péter les décibels pour lutter contre l’extension de l’autoroute A100, qui menace de destruction une dizaine de boites techno de la capitale. Une manière d’occuper l’espace qui rappelle le Berlin de l’époque : «Il y avait une forte culture du squat dans les années 1990, raconte Emiko Gejic, membre du conseil d’administration de la commission des clubs. Il suffisait d’occuper un espace et de le décorer, d’inviter les gens du quartier pour créer des occasions de fête. Les gens partageaient un mode de vie alternatif, souvent anti-capitaliste ou anarchiste.»
Murs d’enceintes en guise de tambours
Pour Emiko, le côté entêtant de la musique électronique facilite la danse de groupe. «Il y a quelque chose de tribal, on devient une seule et même unité. C’est une manière de réinventer les rythmes des tambours qu’on utilise en manif’ à travers le monde», poursuit d’un air enthousiaste la berlinoise pur jus, que sa mère emmenait enfant en « rave de manifestation». «On a aussi eu des exemples de manif’ arrêtées par la police car elles dégénéraient en fêtes collectives. La majorité des gens n’étaient clairement pas là pour militer», tempère Emiko.
«Je pense que toute manifestation politique doit être joyeuse», acquiesce pour sa part Tobias Trommer, coordinateur d’un groupe d’action contre l’extension de l’A100. «Mais parfois, certains Wegbassen ramènent des personnes qui veulent juste faire la fête. Ça dépolitise l’occupation de l’espace, c’est dommage», soupire le quinquagénaire. À l’heure où l’Allemagne sort du nucléaire, l’écologie reste une belle raison de montrer aux décideurs politiques ce que la ville a dans le ventre : des boîtes de nuit. Et ses DJ n’hésiteront pas une seule seconde à venir cracher des basses agressives et joyeuses pour éloigner les bulldozers.
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