Entretien

Vladimir Poutine répondra-t-il un jour de crimes contre l’environnement devant un tribunal international ?

Aux larmes citoyens. Le 24 février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine. Deux ans après, les dommages humains et environnementaux sont gigantesques. Le président russe pourrait-il être poursuivi pour atteintes aux écosystèmes causées par la guerre ? Éléments de réponse avec Marie-Ange Schellekens, spécialiste en droit de l’environnement.
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En novembre 2023, l’écocide – qui désigne tout acte causant des dommages graves et étendus, durables ou irréversibles à l’environnement – a été reconnu comme infraction aggravée dans le droit européen. Cette avancée peut-elle avoir des effets dans le conflit russo-ukrainien, démarré il y a deux ans ?

Une telle avancée ne peut faire de dif­férence dans ce con­flit pour plusieurs raisons. Déjà, parce que le crime d’écocide n’est pas encore recon­nu en droit inter­na­tion­al, et qu’une telle recon­nais­sance vis­erait prin­ci­pale­ment les sit­u­a­tions d’atteinte à l’environnement en temps de paix. En sit­u­a­tion de con­flit armé, la pro­tec­tion de l’environnement est règle­men­tée par le droit de la guerre. Ensuite, parce que cela con­cerne l’Union européenne, dont ni la Russie ni l’Ukraine ne sont mem­bres. Enfin, parce que cette recon­nais­sance n’est pas rétroac­tive : elle ne peut porter sur des faits passés.

Pourrait-on envisager des sanctions dans des juridictions mondiales, à l’image de la Cour pénale internationale (la CPI) qui poursuit des individus ?

Au niveau de la CPI, si l’on s’en réfère à l’arti­cle 8b du Statut de Rome, texte fon­da­teur de cette juri­dic­tion, il per­met en effet de pour­suiv­re des indi­vidus ayant dirigé inten­tion­nelle­ment une attaque en sachant qu’elle causerait à l’en­vi­ron­nement naturel des «dom­mages éten­dus, durables et graves et qui seraient man­i­feste­ment exces­sifs par rap­port à l’a­van­tage mil­i­taire atten­du».

La prin­ci­pale dif­fi­culté con­cerne ici la qual­i­fi­ca­tion de ces dom­mages «éten­dus, durables et graves» qui n’est tout sim­ple­ment pas définie ! Autre point : si l’on prend l’exemple de la destruc­tion, en juin 2023, du bar­rage ukrainien de Kakhov­ka (notre arti­cle) qui a pro­fondé­ment mar­qué les esprits pour engager la respon­s­abil­ité indi­vidu­elle de Vladimir Pou­tine, il faudrait aus­si être en mesure de rassem­bler les preuves matérielles mon­trant sa respon­s­abil­ité… Mais com­ment établir con­crète­ment cela ?

En plus de prou­ver le car­ac­tère éten­du, durable et grave de cette atteinte aux écosys­tèmes, il faudrait égale­ment prou­ver que ces dom­mages étaient man­i­feste­ment exces­sifs par rap­port à l’avantage mil­i­taire atten­du. À la lumière de ces dif­férents élé­ments, on com­prend qu’établir une con­damna­tion sur la base du crime de guerre envi­ron­nemen­tal est, en pra­tique, extrême­ment dif­fi­cile, voire impos­si­ble.

Le 11 juin 2023, quelques jours après la destruc­tion du bar­rage de Kakhov­ka en Ukraine, des manifestant·es défi­lent à Cracrovie en Pologne. © Bea­ta Zawrzel/AFP

Vous avez parlé de certaines dispositions qui concernent l’environnement dans le droit des conflits armés. Quelles sont-elles ?

En temps de guerre, l’environnement est notam­ment pro­tégé par la Con­ven­tion ENMOD, adop­tée en 1976, qui inter­dit les tech­niques de mod­i­fi­ca­tions de l’environnement et son util­i­sa­tion comme moyen de com­bat. Est donc inter­dite la guerre dite géo­physique, qui a par exem­ple don­né lieu à des pra­tiques d’ensemencement des nuages pen­dant la guerre du Viet­nam. Il y a aus­si le pro­to­cole addi­tion­nel adop­té en 1977 aux Con­ven­tions de Genève de 1949, qui inter­dit d’utiliser des moyens de guerre pou­vant causer des atteintes «éten­dues, durables et graves» à l’environnement naturel.

Ces dispositions sont-elles appliquées ?

Si le con­tenu du droit existe, que des dis­po­si­tions inter­dis­ent des actes néfastes à l’environnement en temps de guerre, on fait face à une faib­lesse générale du droit inter­na­tion­al. C’est avant tout un «droit de gen­tle­man» qui s’applique si on le veut bien ! Prenez la Cour inter­na­tionale de jus­tice, organe judi­ci­aire prin­ci­pal des Nations unies : ces déci­sions ne sont applic­a­bles qu’aux États qui recon­nais­sent sa com­pé­tence, ce que ne fait pas la Russie.

Des réparations ont-elles déjà été versées à un pays pour destruction de son environnement suite à un conflit armé ?

Cela n’est arrivé qu’une seule fois, pour le Koweït dont tous les puits de pét­role avaient été détru­its au cours de la guerre du Golfe de 1991, entraî­nant une pol­lu­tion mas­sive des sols et des eaux.

Comment mieux garantir la protection de l’environnement ?

Là où il faut vrai­ment faire avancer la réflex­ion, c’est au moment des négo­ci­a­tions de paix, de la recon­struc­tion. Que ce soient les Ukrainiens ou les Gaza­ouis, si ce qu’il leur reste c’est de l’eau pol­luée et des gra­vats, il s’agit du meilleur fer­ment pour les con­flits à venir. Il est essen­tiel d’introduire dans les accords de paix des claus­es envi­ron­nemen­tales per­me­t­tant la ges­tion con­jointe de ces enjeux et une admin­is­tra­tion durable pour réduire les caus­es futures de con­flits. C’est le cas pour la ges­tion de l’eau, que ce soit au Proche-Ori­ent ou en Crimée. On le voit, l’environnement est à la fois une cause poten­tielle de con­flits, puisqu’il s’agit d’avoir accès à des ressources indis­pens­ables à la survie humaine, une vic­time col­latérale de ces con­flits et poten­tielle­ment une arme de guerre. Mais c’est aus­si un sujet apoli­tique per­me­t­tant l’entrée en négo­ci­a­tion.