En novembre 2023, l’écocide – qui désigne tout acte causant des dommages graves et étendus, durables ou irréversibles à l’environnement – a été reconnu comme infraction aggravée dans le droit européen. Cette avancée peut-elle avoir des effets dans le conflit russo-ukrainien, démarré il y a deux ans ?
Une telle avancée ne peut faire de différence dans ce conflit pour plusieurs raisons. Déjà, parce que le crime d’écocide n’est pas encore reconnu en droit international, et qu’une telle reconnaissance viserait principalement les situations d’atteinte à l’environnement en temps de paix. En situation de conflit armé, la protection de l’environnement est règlementée par le droit de la guerre. Ensuite, parce que cela concerne l’Union européenne, dont ni la Russie ni l’Ukraine ne sont membres. Enfin, parce que cette reconnaissance n’est pas rétroactive : elle ne peut porter sur des faits passés.
Pourrait-on envisager des sanctions dans des juridictions mondiales, à l’image de la Cour pénale internationale (la CPI) qui poursuit des individus ?
Au niveau de la CPI, si l’on s’en réfère à l’article 8b du Statut de Rome, texte fondateur de cette juridiction, il permet en effet de poursuivre des individus ayant dirigé intentionnellement une attaque en sachant qu’elle causerait à l’environnement naturel des «dommages étendus, durables et graves et qui seraient manifestement excessifs par rapport à l’avantage militaire attendu».
La principale difficulté concerne ici la qualification de ces dommages «étendus, durables et graves» qui n’est tout simplement pas définie ! Autre point : si l’on prend l’exemple de la destruction, en juin 2023, du barrage ukrainien de Kakhovka (notre article) qui a profondément marqué les esprits pour engager la responsabilité individuelle de Vladimir Poutine, il faudrait aussi être en mesure de rassembler les preuves matérielles montrant sa responsabilité… Mais comment établir concrètement cela ?
En plus de prouver le caractère étendu, durable et grave de cette atteinte aux écosystèmes, il faudrait également prouver que ces dommages étaient manifestement excessifs par rapport à l’avantage militaire attendu. À la lumière de ces différents éléments, on comprend qu’établir une condamnation sur la base du crime de guerre environnemental est, en pratique, extrêmement difficile, voire impossible.
Vous avez parlé de certaines dispositions qui concernent l’environnement dans le droit des conflits armés. Quelles sont-elles ?
En temps de guerre, l’environnement est notamment protégé par la Convention ENMOD, adoptée en 1976, qui interdit les techniques de modifications de l’environnement et son utilisation comme moyen de combat. Est donc interdite la guerre dite géophysique, qui a par exemple donné lieu à des pratiques d’ensemencement des nuages pendant la guerre du Vietnam. Il y a aussi le protocole additionnel adopté en 1977 aux Conventions de Genève de 1949, qui interdit d’utiliser des moyens de guerre pouvant causer des atteintes «étendues, durables et graves» à l’environnement naturel.
Ces dispositions sont-elles appliquées ?
Si le contenu du droit existe, que des dispositions interdisent des actes néfastes à l’environnement en temps de guerre, on fait face à une faiblesse générale du droit international. C’est avant tout un «droit de gentleman» qui s’applique si on le veut bien ! Prenez la Cour internationale de justice, organe judiciaire principal des Nations unies : ces décisions ne sont applicables qu’aux États qui reconnaissent sa compétence, ce que ne fait pas la Russie.
Des réparations ont-elles déjà été versées à un pays pour destruction de son environnement suite à un conflit armé ?
Cela n’est arrivé qu’une seule fois, pour le Koweït dont tous les puits de pétrole avaient été détruits au cours de la guerre du Golfe de 1991, entraînant une pollution massive des sols et des eaux.
Comment mieux garantir la protection de l’environnement ?
Là où il faut vraiment faire avancer la réflexion, c’est au moment des négociations de paix, de la reconstruction. Que ce soient les Ukrainiens ou les Gazaouis, si ce qu’il leur reste c’est de l’eau polluée et des gravats, il s’agit du meilleur ferment pour les conflits à venir. Il est essentiel d’introduire dans les accords de paix des clauses environnementales permettant la gestion conjointe de ces enjeux et une administration durable pour réduire les causes futures de conflits. C’est le cas pour la gestion de l’eau, que ce soit au Proche-Orient ou en Crimée. On le voit, l’environnement est à la fois une cause potentielle de conflits, puisqu’il s’agit d’avoir accès à des ressources indispensables à la survie humaine, une victime collatérale de ces conflits et potentiellement une arme de guerre. Mais c’est aussi un sujet apolitique permettant l’entrée en négociation.
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