Entretien

Vipulan Puvaneswaran : « Animal m’a fait passer d’environnementaliste à écologiste »

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Vip­u­lan Puvaneswaran a 16 ans lorsqu’il est choisi par le réal­isa­teur de Demain, Cyril Dion, pour devenir le héros de son nou­veau doc­u­men­taire, Ani­mal (tou­jours en salles). Aux côtés de la mil­i­tante anglaise Bel­la Lack, il par­court le monde pen­dant six mois à la ren­con­tre de penseur·ses, éleveurs et agriculteur·ices pour com­pren­dre la réal­ité de l’extinction de masse, l’urgence de préserv­er les écosys­tèmes et de s’émer­veiller du monde naturel. Mil­i­tant de Youth for cli­mate à Paris — le mou­ve­ment ini­tié par Gre­ta Thun­berg en 2019 — il racon­te à Vert la poli­ti­sa­tion de ses engage­ments et sa ren­con­tre avec le vivant. 

Comment as-tu été amené à jouer dans Animal ?

Je pense que Cyril [Dion, réal­isa­teur du film, ndlr] m’a choisi parce qu’avec Bel­la, nous étions très com­plé­men­taires. Elle était plus « nature sauvage » alors que je venais d’un milieu urbain. Par ailleurs, je viens d’un milieu pop­u­laire — ma mère est femme de ménage —  alors que Bel­la est d’un milieu plus aisé. 

Je n’y con­nais­sais rien au vivant. J’avais con­fi­ance en Cyril et je pen­sais que sa réal­i­sa­tion, la con­struc­tion de l’histoire, pou­vait chang­er des gens. Pas en mode « éco­gestes », mais plus pro­fondé­ment. Un film, ça peut touch­er le grand pub­lic. Aujourd’hui, on fait des pro­jec­tions devant des sco­laires, ça touche sans dis­tinc­tion tous les élèves. L’autre jour, j’ai eu un mes­sage d’un habi­tant de Fréjus — dont le maire est au Rassem­ble­ment nation­al (RN) — qui vit dans une cité et qui dis­ait que le film lui avait fait entrevoir plein de pos­si­bil­ités. 

L’enjeu, c’était de ne pas faire un film trop com­plexe et en même temps de soulever la com­plex­ité. On a fait comme on a pu, il y aurait telle­ment à dire sur ce sujet. J’aime bien l’idée de l’historienne de l’art Estelle Zhong Men­gal, celle de cass­er le grand partage de l’enchantement qui exis­terait entre d’un côté la sci­ence, qui serait tou­jours objec­tive et déter­min­iste et voit le vivant comme une matière inerte, et l’art qui don­nerait peut-être un car­ac­tère vivant aux choses et qui serait pure imag­i­na­tion, affab­u­la­tion. Le ciné­ma per­met de cass­er ce grand partage de l’enchantement. 

Quel a été ton parcours avant ce film ? 

Mes pre­miers engage­ments mil­i­tants se sont déroulés au sein de Youth [for cli­mate, ndlr]. Pour moi, ça a été un vecteur de poli­ti­sa­tion, de ren­con­tres, de dis­cus­sions et, aujourd’hui, mes meilleurs potes vien­nent de Youth. Tout se pas­sait à Paris : les man­i­fs, les réu­nions. C’est aux grèves pour le cli­mat que j’ai ren­con­tré Cyril.

J’avais enten­du par­ler du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, je savais que c’était impor­tant. Mais je ne reli­ais pas for­cé­ment ça aux luttes sociales. Je dis sou­vent que je suis passé d’un envi­ron­nemen­tal­iste à un écol­o­giste. L’environnementalisme con­siste à voir la nature comme une entité extérieure aux humains, de manière essen­tial­isée et qui, pour repren­dre les ter­mes de Pierre Bour­dieu, est une « adver­saire com­plice » de l’idéologie et du sys­tème cap­i­tal­iste qui envis­age la nature comme une sim­ple matière inerte à exploiter. La man­i­fes­ta­tion la plus con­tem­po­raine de l’environnementalisme, c’est la hiérar­chi­sa­tion des luttes. On con­sid­ère que la lutte con­tre le change­ment cli­ma­tique et la pro­tec­tion de la nature seraient supérieures aux autres luttes alors qu’il y a des gens qui meurent des fémini­cides, des vio­lences au tra­vail, des vio­lences poli­cières. 

L’écologie permet de relier toutes ces luttes ? 

L’écologie, intrin­sèque­ment, prend en compte ces ques­tions-là. His­torique­ment, c’est une sci­ence qui étudie les rela­tions à l’intérieur du monde vivant, et entre le vivant et son milieu de vie. L’écologie en tant que lutte vise à repenser et à acter les rela­tions qui seraient nou­velles, libérées et libéra­tri­ces, entre le vivant et le vivant humain, mais aus­si à l’intérieur du vivant humain. Ce qui implique de défaire toutes les formes de rela­tions alié­nantes qui peu­vent exis­ter à l’intérieur des sociétés. 

Dans le film, je représente plutôt la par­tie « change­ment cli­ma­tique » de l’environnementalisme et Bel­la la par­tie « nature sauvage ». En France, on a la chance d’avoir un grand héritage des luttes et le mou­ve­ment Youth s’est poli­tisé très rapi­de­ment de ce fait.

Qu’est-ce que t’a apporté cette aventure ? 

A la fin du film, il y a cette séquence-bilan où je dis un peu de la merde. C’était il y a deux ans et j’avais moins de recul. Je suis vrai­ment devenu un écol­o­giste. La ren­con­tre la plus mar­quante pour moi, c’est celle avec Bap­tiste Mori­zot. Mon coup de cœur n’a pas for­cé­ment eu lieu pen­dant le tour­nage, mais la lec­ture de ses livres m’a fait chang­er com­plète­ment de per­spec­tive. Je dirais même que la lec­ture des livres de Bap­tiste Mori­zot m’a plus changé que le film dans son entièreté. Je les ai lus après, sinon j’aurais dit moins de con­ner­ies dans le film. 

Bel­la Lack et Vip­u­lan Puvaneswaran dans un champ de maïs; image tirée d’An­i­mal.

Il y a deux ans, je n’y con­nais­sais rien au vivant. Par exem­ple, je ne savais pas ce que c’était que la per­ma­cul­ture, que j’ai décou­verte à la ferme du Bec-Hel­louin [située dans l’Eure, ndlr]. Avant ça, j’entendais les dis­cours dans les médias qui dis­aient : soit on fait de l’agriculture avec des pes­ti­cides mais on ne laboure pas, soit on fait du bio mais à ce moment-là on laboure. Le voy­age au Cos­ta Rica aus­si m’a inter­pel­lé car le pays a aboli son armée. Sur le long terme, c’est l’expérience avec les loups dans le Jura qui m’a mar­quée. Aus­si parce que j’ai lu Les diplo­mates de Bap­tiste [Mori­zot, ndlr]. Au début, je voulais plutôt faire de la cli­ma­tolo­gie. Main­tenant, j’aimerais tra­vailler dans la cohab­i­ta­tion inter-espèces au sens large, aus­si bien avec les grands pré­da­teurs, que de réfléchir à la manière dont on pour­rait renou­vel­er nos formes de rela­tions avec les ani­maux domes­tiqués. C’est un domaine entre la phi­lo du vivant et l’écologie sci­en­tifique mais avec une per­spec­tive évo­lu­tion­niste. 

C’est très précis…

Oui. Pour l’instant, je fais une licence qui s’appelle Sci­ences pour un monde durable à Paris Sci­ences et Let­tres. 

Tu continues à échanger avec Bella et avec les gens que tu as rencontrés sur le tournage ? 

Avec Bel­la, on s’est surtout par­lé pen­dant la pro­mo du film. Des gens du tour­nage, je suis encore en lien avec Bap­tiste, avec Cyril évidem­ment, avec l’agriculteur Paul François qui a été coupé au mon­tage, avec Lau­rent Helaine, l’éleveur de lap­ins. La séquence dans l’élevage était là pour mon­tr­er que tant qu’il y a de l’aliénation envers les humains, on ne pour­ra pas sor­tir de l’aliénation envers les non-humains. Les con­di­tions matérielles d’existence créent de l’insensibilité. La ques­tion aujourd’hui c’est de savoir com­ment on peut sor­tir de la crise de la sen­si­bil­ité, qui est une pro­duc­tion du sys­tème économique actuel mais aus­si du mythe du dual­isme nature-cul­ture — l’idée qu’on serait la seule espèce intéres­sante, unique, prodigieuse alors qu’en fait toutes les formes de vie sont uniques et prodigieuses. Bap­tiste pose le prob­lème sous la forme d’une crise de la sen­si­bil­ité. Aujourd’hui, on a per­du toute trace d’affects, de con­cepts, d’histoires, d’anecdotes, pour appréhen­der le vivant. Face à ça, il faut créer une nou­velle alliance entre les luttes dont on hérite en grande par­tie en France et une cul­ture du vivant, qui reste à créer.

Bella et Vipulan en visite dans un élevage intensif de lapins, dans la région de Nantes
Image de la scène — sur­réal­iste — de la ren­con­tre entre les jeunes adultes et l’éleveur de lap­ins Lau­rent Helaine, dans son exploita­tion.

Que faut-il faire pour que l’écologie gagne ? 

Il faut chang­er nos pra­tiques mil­i­tantes. Au début on fai­sait une grève — ça ne mar­chait pas. Avec du recul, les grèves pour le cli­mat n’ont eu aucun impact poli­tique, si ce n’est le change­ment cul­turel que ça a per­mis. Main­tenant, le but c’est de créer des espaces écologiques, c’est-à-dire des espaces où on peut avoir des types var­iés de rela­tions libérées et libéra­tri­ces : per­ma­cul­ture, libre évo­lu­tion, espaces de sol­i­dar­ité en ville, ou jardins ouvri­ers comme à Aubervil­liers — même s’ils les ont béton­nés pour bâtir un cen­tre de bron­zage pour les JO 2024. ça a une effi­cac­ité directe et pra­tique. 

A long terme, je suis par­ti­san du munic­i­pal­isme lib­er­taire qui a été théorisé par Mur­ray Bookchin. Il pos­tule qu’il faut s’organiser à l’échelle locale autour d’assemblées pop­u­laires en ayant plus d’autonomie ali­men­taire. Et si on en a besoin, on fait des assem­blées à des échelles plus impor­tantes avec des man­dats révo­ca­bles, des tirages au sort, etc. Ce qui s’en rap­proche le plus actuelle­ment, c’est le mod­èle du Roja­va, au Kur­dis­tan syrien.

Comment envisages-tu la campagne présidentielle ?

Je sais que j’irai vot­er dans tous les cas. Je me défi­nis comme une per­son­ne de gauche. Pour moi, il faut sor­tir du dual­isme qui fait croire, d’un côté, que le vote serait le seul out­il poli­tique pour faire chang­er les choses et de l’autre, que le vote ne sert à rien. 

Quels sont tes projets pour le futur ? 

J’aimerais appro­fondir la ques­tion de l’élevage. On en a par­lé avec Lau­rent Helaine [un éleveur de lap­ins instal­lé dans les Pays de la Loire, ndlr] et son col­lègue, qu’on voit juste un peu à l’écran lorsque la lap­ine est inséminée : plein d’éleveurs en inten­sif veu­lent en sor­tir. Ils ne le font pas car ils n’en ont pas les moyens. Lui a 200 000 euros de dettes. Ils seraient prêts à faire de la per­ma­cul­ture et plein de trucs, mais ils doivent rem­bours­er leur dette. J’aimerais bien les aider, en pas­sant peut-être par de gross­es asso­ci­a­tions, comme Green­peace.