Décryptage

« Sobriété heureuse », « abondance frugale » : pensées alternatives pour vivre joyeux sans casser la planète

Surconsommation, creusement des inégalités, effondrement du vivant, réchauffement climatique… Face aux maux de nos sociétés contemporaines, des philosophes ont tenté de penser l’autolimitation joyeuse. Introduction à une notion-clé.
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« Fin de l’abondance », « de l’insouciance » et « des évidences » : à la rentrée du conseil des ministres, fin août 2022, Emmanuel Macron ouvrait l’ère de la « sobriété » (énergétique) et semblait sonner la fin de la récré. Pourtant, la sobriété – au sens de baisse de la consommation dans tous les domaines – n’est pas nécessairement accompagnée d’un imaginaire de renoncement aux plaisirs.

« On ne sort de l’addiction qu’avec un contrepoids positif », avance le philosophe Patrick Viveret auprès de Vert. Face à une « situation d’ébriété, de démesure, qu’on peut constater dans le monde économique et politique », le philosophe pense une sobriété « heureuse ». « “Heureuse” car si l’on veut que cette sobriété soit effective et non une bascule vers des logiques autoritaires, la notion de bonheur – au sens de bien vivre -, est essentielle ».

Si le philosophe a sorti un court ouvrage en 2009 sur ce sujet, c’est celui de Pierre Rabhi, paru l’année suivante et intitulé « Vers la sobriété heureuse » qui a popularisé le concept. Dans cet essai, l’agriculteur et philosophe, décédé en 2021, remet au goût du jour la critique de la société de consommation moderne, qu’il considère inutile et préjudiciable pour la planète, et prône le retour à la terre. « C’est une forme de mythe du bon sauvage. L’humanité aurait été au contact de la nature auparavant, contact qu’elle aurait perdu dans la modernité », analyse pour Vert l’enseignant-chercheur en sciences politiques Yannick Rumpala, enseignant-chercheur en sciences politiques, qui évoque la transmission de valeurs spirituelles « quasi-religieuses » dans cet ouvrage.

Pierre Rabhi en 2018. © Fadel Senna/AFP

Mais l’idée de sobriété ne vient pas de Pierre Rabhi. L’Antiquité grecque était déjà habitée par une volonté de tempérance face à la démesure, qu’elle nommait « ubris ». Dans les années 70, les penseurs de l’écologie politique reprennent l’idée d’autolimitation, comme le prêtre-philosophe Ivan Illich avec sa « conviviale » austérité et le philosophe André Gorz, qui veut limiter les besoins par rapport à une « norme du suffisant ». Ce dernier se pose en faveur d’une « simplicité volontaire », un mouvement qui connaît un certain succès, et défend que la surconsommation des uns conduit nécessairement à la pauvreté des autres. On retrouve l’équivalent dans le monde anglo-saxon sous le terme de « sufficiency » qui pourrait être traduit par « suffisance ».

Mais alors, pourquoi introduire la notion de bonheur avec le terme de sobriété « heureuse » ? « Si on ne prend en compte que le volet négatif sans prendre en compte le volet émancipatif et positif, on est condamnés à une logique décliniste qui ne suscite pas un imaginaire positif », remarque Patrick Viveret. Dans son essai La colère et la joie, il défend le pouvoir de la joie pour transformer la société, dans les pas du Hollandais Baruch Spinoza qui, au 17ème siècle, prônait la joie contre les « passions tristes ».

À travers la formule bien connue « moins de biens, plus de liens », les penseur·ses de la sobriété mettent en avant l’accès à d’autres sources de plaisir que les biens matériels, notamment les relations humaines, qui permettraient à l’individu un épanouissement réel. C’est aussi le credo de la philosophe britannique Kate Soper, à l’origine de l’« hédonisme alternatif ». Elle défend que l’on peut trouver les formes de satisfaction et de plaisir « à faire du vélo, ressentir le contact avec le vent, plutôt que d’être dans un habitacle d’un véhicule, séparé de l’environnement », souligne Yannick Rumpala. Dans cette logique, la sobriété n’est pas seulement destinée à préserver les ressources de notre planète, mais aussi à trouver des formes d’épanouissement personnel en dehors de la consommation. Toutefois, Patrick Viveret prévient : « la sobriété n’est acceptable que pour les groupes sociaux ou les personnes qui ont déjà suffisamment de biens au sens des besoins vitaux. »

Cette pensée se retrouve dans le mouvement de la décroissance, le mouvement des Colibris initié par Pierre Rabhi ou le réseau international des convivialistes. Pour Yannick Rumpala, ce courant a « peu d’influence dans la sphère publique ». Pourtant, une enquête des instituts d’études Destin commun et YouGov, parue en août 2022, a montré que « 72% des Français considèrent que la sobriété, qui implique une moindre consommation, est une solution souhaitable pour protéger l’environnement et lutter contre le changement climatique ».