Le petit groupe marche d’un pas lent et léger dans les sous-bois, scrutant en silence les environs, à l’affût d’un signe ou d’un bruit. Jumelles autour du cou, Mateï Miculescu et Mirrela Fenes avancent en tête. Près d’un petit cours d’eau, les deux rangers de WWF Roumanie s’arrêtent net devant une marque au sol, reconnaissable uniquement par un œil aguerri.
«C’est une trace de pas fraîche, les bisons sont venus ici dernièrement. Avec un peu de chance, nous pourrons les rattraper», assure Mirrela. Un peu plus loin, un arbre cassé, à l’écorce grignotée, atteste lui aussi du passage récent du troupeau. Les recherches se poursuivent hors des sentiers, sur des passages escarpés et glissants, mais les trois touristes allemand·es qui participent à l’excursion en ont l’habitude. C’est la troisième fois que ces passionné·es de biodiversité se rendent dans cette partie des Carpates, au sud-ouest de la Roumanie, pour observer les majestueux herbivores réintroduis ici il y a dix ans.
Cette fois-ci, la traque ne sera pas fructueuse, malgré plusieurs heures de marche en forêt. Un échec qui n’est pas une si mauvaise chose, comme l’explique Mateï : «Ça veut dire que les bisons craignent de plus en plus les humains, et qu’ils s’enfoncent toujours plus loin dans les montagnes. Ils sont véritablement sauvages, donc ça signifie que la réintroduction fonctionne.»
Un retour après 200 ans d’absence
«Il y avait une responsabilité éthique à les ramener ici. Nous avons causé leur disparition, nous devions donc être à l’origine de leur réintroduction», estime Adrian Grancea, responsable du projet bison pour le WWF Roumanie, l’une des deux associations porteuses de l’initiative, avec Rewilding Romania, branche roumaine de Rewilding Europe. Comme d’autres pays du continent, la Roumanie comptait jusqu’au 19ème siècle une population importante de bisons. Mais, en raison d’une chasse intensive, ceux-ci avaient entièrement disparu du territoire il y a deux siècles.
Plusieurs lieux avaient été envisagés pour accueillir les hardes, mais ce sont les monts Tarcu qui ont été retenus. Vaste territoire mixte, entre forêts et prairies, peu habité et préservé grâce à une zone Natura 2000 et deux parcs nationaux, le périmètre de 150 000 hectares semblait offrir un cadre de vie parfait aux ruminants. Un premier groupe est arrivé en 2014, le temps de convaincre les différentes autorités, nationales et locales. Depuis, plusieurs transports ont été organisés pour augmenter progressivement le nombre de bisons.
Ces derniers proviennent de différentes réserves en Europe. «Principalement de Pologne et d’Allemagne, mais aussi de France, de Suède, d’Italie ou encore de Belgique. Nous cherchons à créer du brassage génétique et à renforcer les lignées de bisons», détaille Adrian. Les transferts jusqu’aux monts Tarcu s’effectuent quand les herbivores ont entre deux et trois ans, suffisamment vieux pour se débrouiller seuls, mais encore assez jeunes pour s’adapter à une vie sauvage. Après une période d’acclimatation et de surveillance, sans interaction humaine, les bisons sont relâchés dans la nature.
Si d’autres troupeaux vivent en liberté en Europe – notamment en Pologne – dans les monts Tarcu, ils n’ont accès à aucune nourriture fournie par les humains ou par les cultures, et doivent donc se débrouiller seuls. Grâce aux collectes et aux observations des huit rangers chargé·es de les surveiller, on estime que près de 200 bisons vivent actuellement dans cette région roumaine, dont près de la moitié est née dans la nature. Les transferts de bisons vont se poursuivre dans les années à venir, pour atteindre au moins 250 individus.
De puissants alliés pour le climat
«Les bisons sont incroyables, de vrais architectes paysagistes», s’enthousiasme Sebastian Ursuta, chargé de communication chez Rewilding Romania. Au-delà de son aspect éthique, la réintroduction a été envisagée pour ses nombreuses conséquences positives sur la biodiversité.
Plus grands herbivores d’Europe – deux mètres au garrot et en moyenne 800 kilogrammes pour un mâle – les bisons ouvrent de nouveaux chemins en forêt pour les autres animaux. «Certaines grenouilles utilisent par exemple leurs traces de pas pour se déplacer de flaque en flaque, précise Sebastian. Ils remuent aussi le sol, permettant aux insectes d’y construire leur habitat. Ils répandent des graines, et créent une flore plus diversifiée. Des oiseaux se servent de leur fourrure pour construire leur nid… Il y a tellement d’espèces qui bénéficient de leur présence». Face au déclin du pâturage domestique dans la région, dû à la baisse du nombre d’éleveur·ses, ces grands herbivores assurent également cette fonction et aident à conserver la végétation variée des prairies d’altitude.
Ces architectes paysagistes sont aussi de puissants alliés pour le climat, selon une étude étonnante menée par des scientifiques de la Yale School of the Environment, aux États-Unis. Citée par le média britannique The Guardian, l’étude rapporte que les ruminants sauvages des monts Tarcu aideraient à capturer 54 000 tonnes de CO2 par an, ce qui correspond à la quantité annuelle de CO2 libérée par 123 000 voitures européennes. «Il s’agit d’une étude préliminaire et qui comporte de nombreuses hypothèses, nous collectons encore des données, nuance Gabriele Retez, directeur scientifique du projet bison chez WWF et doctorant à l’Université de Berlin, détaché à Yale pour travailler sur cette étude. Les chiffres correspondent donc à des estimations. Toutefois, ce travail montre que les bisons ont bien un impact positif sur le stockage et la capture du carbone.»
Pour accomplir ce prodige, les bisons s’y prennent de différentes manières : via leurs selles et leur carcasse, ils recyclent les nutriments présents dans le sol et aident à sa fertilisation ; ils compactent la terre, empêchant que celle-ci ne libère dans l’atmosphère le CO2 qu’elle stocke ; ils dispersent lors de leurs lointains déplacements d’énormes quantités de graines, enrichissant les écosystèmes. Enfin, ils maintiennent ouverts certains espaces de végétation : «En piétinant les sols, les bisons cassent des petits arbres qui, sans leur action, auraient poussé et fait de l’ombre. Ces ouvertures au sein de la forêt assurent une diversité végétale beaucoup plus grande, ce qui permet, à long terme, un stockage de carbone plus important», expose Gabriele Retez. Des résultats très prometteurs, qui doivent encore être affinés, et qui seront également comparés avec ceux d’autres zones accueillant des bisons, comme la forêt de Białowieża, en Pologne, où vivent près de 1 000 individus.
Développement de l’éco-tourisme
Les effets de la réintroduction des bisons sur la biodiversité et le climat apportent un argument de poids en faveur du réensauvagement en Europe. Cependant, selon les associations porteuses du projet, pour que l’adhésion à ces initiatives soit totale, l’impact doit aussi être positif pour les communautés humaines locales. Le campus WeWilder, première entreprise sociale de WWF, a été créé dans le village d’Armenis afin de répondre à cet objectif. Trois tiny houses (micromaisons, en français) modernes et confortables, offrant une magnifique vue panoramique sur les montagnes, accueillent des groupes de touristes désireux de connaître et d’observer les bisons, mais aussi de découvrir la région rurale et préservée des monts Tarcu, très éloignée des circuits touristiques roumains.
«Avant les bisons, personne ne venait à Armenis, constate la ranger Mirella. Maintenant, on voit des Américains, des Allemands, des Français. Encore peu de Roumains, mais on espère que ça viendra». L’idée n’est pas de transformer la région en un parc d’attraction géant dédié aux herbivores sauvages, mais de promouvoir un écotourisme limité et respectueux des écosystèmes. «Souvent, les gens viennent ici pour trouver une forme d’espoir, voir un projet de réintroduction qui fonctionne à de nombreux niveaux», raconte Alina Floroi, coordinatrice de la culture et des opérations chez WeWilder.
Une quarantaine de familles d’agriculteur·ices et d’artisan·nes des environs travaillent avec WeWilder, fournissant de la nourriture et divers produits aux touristes qui logent au campus. Avec la vente de légumes, Maria Miculescu, qui possède une petite ferme dans le village de Sat-Bătrân, gagne en moyenne 250 lei en plus par mois, l’équivalent de 50 euros. Elle participe également à des ateliers organisés au campus, pour apprendre à valoriser différemment ses produits.
«Si la région est aussi bien préservée, c’est aussi grâce au mode de vie traditionnel de ses habitants. Avec WeWilder, nous voulons mettre cela à l’honneur et rendre en quelque sorte aux locaux ce qu’ils font pour la nature», explique Oana Mondoc, responsable de la communauté et de l’innovation au WWF Roumanie. En plus de leur impact sur les écosystèmes et sur le climat, les bisons des hauteurs d’Armenis peuvent s’enorgueillir d’avoir permis de revitaliser toute une région. Les acteur·ices du projet espèrent que leur exemple inspirera d’autres initiatives de réintroduction pour venir en aide aux animaux vertébrés sauvages, dont les effectifs se sont effondrés de 73% depuis 1970, selon un dernier rapport de WWF.
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