Seul sur la proue, les yeux dans l’eau, les dauphins étaient trop beaux… Non, cette scène ne se déroule pas à un concert de Roch Voisine, mais au beau milieu de la Manche. Sans se préoccuper de savoir s’ils nageaient en eaux britanniques ou françaises, les cétacés ont offert un spectacle virevoltant aux passager·es du catamaran Echoes, dont nous faisions partie mi-mars.

Avant de voguer sur d’éventuelles nouvelles routes à l’avenir (Dieppe-Newhaven ou Dunkerque-Ramsgate), ce navire de l’entreprise SailLink enchaînera les traversées quotidiennes de 24 milles (39 kilomètres) entre Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) et Douvres (Angleterre), à partir du 5 avril prochain, à des horaires variables selon la marée. Et les réservations sont déjà ouvertes !
En proposant un nouveau service transmanche de transport de passager·es – le premier à la voile –, la jeune compagnie peut embarquer douze personnes par traversée. Une goutte d’eau, au regard des millions de voyageur·ses qui transitent chaque année entre la France et le Royaume-Uni en ferry. Mais une promesse d’aventure et de bilan carbone moins lourd.

Douze personnes, c’est la capacité maximale définie par les règles maritimes internationales pour un transport de passager·es aux contraintes allégées (pas de contrôle douanier à l’embarquement, ni d’embarquement et de débarquement dans une grande gare maritime potentiellement éloignée du centre-ville). «Quand ils voyagent écologiquement, les passagers ont besoin d’une liaison d’un cœur de ville à l’autre, afin d’accéder à la gare à pied, notamment», justifie Andrew Simons, fondateur de SailLink. Il a donc fait le choix d’un Lagoon 57, un catamaran de près de 17 mètres qui peut s’amarrer dans les ports de plaisance, souvent plus proches du centre-ville.
Ça n’est pas le modèle idéal pour une utilisation commerciale, concède toutefois Andrew Simons, qui est aussi notre capitaine du jour. Mais il fallait bien commencer quelque part, montrer l’exemple. Il s’est inspiré de ce qu’a fait Sailcoop, une société coopérative de transport de personnes à la voile qui propose depuis trois ans des boucles de Calvi (Haute-Corse) à Saint-Raphaël (Var).
Piétons et cyclotouristes visés
Avant de se lancer, le patron de SailLink a d’abord mis ses compétences au service d’entreprises de fret à la voile. Et c’est lors d’un trajet en ferry pour rejoindre son pays natal en famille qu’il a eu l’idée. Au-delà du coût environnemental, que nous vous détaillions dans cet article, embarquer sur des ferrys sans être véhiculé est bien peu pratique et confortable : arrivée en avance, débarquement tardif, après voitures et vélos.

Mais la bonne idée ne suffit pas. C’est bien connu, c’est à la réalisation que ça se complique. SailLink n’a pas échappé aux difficultés depuis le lancement du projet en 2019 : «Je me suis renseigné sur ce qui existait déjà, les réglementations… Il n’y avait pas grand-chose ; Iliens [entreprise de transport à la voile entre Quiberon et Belle-Île-en-Mer (Morbihan), NDLR] et Sailcoop n’existaient pas encore. Ma première idée a été un système de petites annonces de location de voiliers de particuliers, mais ça me paraissait compliqué de convaincre des propriétaires de bateaux, qui n’ont pas l’habitude de prendre des étrangers. La seule solution était de faire comme les ferrys, avec un bateau et une équipe commerciale.»
D’autant plus que les voiliers de plaisance pour s’essayer au bateau-stop sont très peu nombreux à naviguer sur ce bras de mer dangereux, où transitent 600 cargos chaque jour (20% du trafic mondial de marchandises). Ce qui n’empêche pas nombre d’exilé·es à la recherche d’une vie meilleure de prendre place sur des embarcations de fortune (37 000 personnes ont rallié le Royaume-Uni en 2024, et au moins 76 se sont noyé·es, selon les chiffres du ministère de l’intérieur britannique et la préfecture du Pas-de-Calais).

Débarqué·es à Douvres sans encombres en fin d’après-midi, nous suivons le ballet des départs de ferrys, depuis la grande plage de galets. Avec 31 transbordeurs par jour et 210 par semaine, ici, l’horizon n’existe pas, il se confond avec des immeubles flottants émergeant comme des mirages. Il n’empêche, la ville et le comté de Kent ont d’autres atouts à faire valoir, que nos 24 heures sur place ne nous ont guère laissé le temps de découvrir.
«La meilleure route pour naviguer au maximum à la voile»
Andrew Simons accueille volontiers les cyclotouristes. Qu’ils arrivent de la Vélomaritime, de la Via Francigena ou de la Véloroute de la mer du Nord, elles et ils peuvent poursuivre leurs efforts sur cette dernière pour une longue ride jusqu’au nord, ou bien bifurquer vers Londres et la route des capitales. Connaisseur des voyages en multimodalité, le fondateur de SailLink se fait un plaisir de prodiguer des conseils à ses passager·es, lui qui ne voyage jamais en train sans embarquer son vélo pliant.

«Pour SailLink, je ne base pas mon argumentaire sur le côté écologique, car je ne l’ai pas encore calculé et ne peux pas le garantir. D’autant plus que je dois quand même allumer un moteur thermique – que je souhaite convertir rapidement en moteur électrique. En attendant, nous avons choisi la meilleure route pour naviguer au maximum à la voile, grâce aux courants et aux vents dominants favorables», concède, prudent, le capitaine de 48 ans, qui estime indispensable le verdissement des ferrys en parallèle.
Après un voyage aller difficile, dans la grisaille et le vent faible, le retour en France, le lendemain, s’est fait sous le soleil. Grand-voile et foc (voile d’avant) n’ont laissé place au moteur que pour l’entrée dans le plus grand port de pêche français, éden de goélands railleurs. Une vitesse sous voiles jusqu’à neuf nœuds (environ 17 kilomètres/heure) qui a permis à Echoes de rallier le continent en seulement 3h45, contre 5h30 la veille.

Si le catamaran est réputé comme la gamme de voilier la plus confortable, naviguer à la voile demeure sportif et comporte une part de risque. Aussi, l’équipage britannique s’est appliqué à transmettre les consignes de sécurité, dans un français parfois balbutiant (port du gilet, du harnais de sécurité, comportement en cas de chute à l’eau).
Pour le mal de mer, aucun risque, en revanche, avec le thé à la menthe ! C’est du moins l’avis de Catherine Selby, amie d’Andrew et équipière bénévole pour ces traversées inaugurales. Servi à discrétion, avec biscuits et fruits, il permet de se sentir déjà Anglais·e, avant même de poser le pied sur cette nouvelle terre.
Un terme employé à dessein, tant l’arrivée en voilier dans un nouveau pays donne une sensation exaltante d’être explorateur·ice, pirate ou viking. Mais la bataille n’est qu’administrative à l’arrivée, avec passeport – et désormais ETA – exigés par les douanier·es pour pouvoir poser pied à terre. Les Britanniques, eux, doivent faire tamponner leur document d’identité… à Calais (30 minutes en train depuis Boulogne), thank you Brexit !

Andrew Simons, yeux perçants lui donnant de faux airs de Hugh Grant, se félicite de proposer «le premier service de transport de passagers à la voile avec des horaires». Il laisse de côté, avec ses précautions de langage, la longue histoire maritime qui lie nos deux pays, où les navires à voile transportaient des passager·es, certes, mais aussi animaux et biens en tous genres. Le 20ème siècle et le début des congés payés ont vu l’essor des traversées touristiques, au moment où les navires ont troqué leurs mâts pour des cheminées.
Trois fois plus cher que le ferry
Comptez 100 euros l’aller simple (soit le prix d’un véhicule sur le ferry, où le tarif piéton tourne autour des 35 euros), 80 euros pour les moins de 25 ans et 60 euros pour les mineurs. Le transport d’un vélo est facturé 18 euros. Il n’y a pas de réduction, pour le moment, pour l’achat d’un aller-retour, mais 10% sur l’entrée à Nausicaa, curieux bâtiment sur le front de mer boulonnais. Le plus grand aquarium d’Europe, par essence contestable, se veut être «un centre de découverte et de préservation de l’environnement marin». Vous nous donnerez votre avis ?
Réservations ouvertes sur le site de SailLink.
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