Grand entretien

Nina Fasciaux : «Le journalisme a un rôle à jouer face à l’IA, la polarisation du débat et la dictature de l’audience»

Écoute que coûte. Dans son ouvrage «Mal entendus» (éditions Payot), la journaliste Nina Fasciaux explore de nouvelles pratiques pour renouveler le lien entre les médias et leur public. Au cœur de son livre : l'importance d’écouter les citoyen·nes pour repenser une information plus constructive et connectée aux réalités du terrain.
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On apprend aux étudiant·es en journalisme à poser des questions, mais rarement à écouter. Pourtant, pour Nina Fasciaux, l’écoute est essentielle pour instaurer une vraie relation de confiance, aller au-delà des réponses superficielles, et éviter la polarisation du débat.

Pour cette spécialiste du journalisme de solutions, qu’elle développe en Europe, le journalisme ne devrait pas seulement se mesurer en chiffres d’audience, mais aussi en impact : l’information éclaire-t-elle vraiment les débats ? Rapproche-t-elle les gens plutôt que de les opposer ? Dans un monde de plus en plus polarisé, elle défend une vision du journalisme comme un «métier du lien», capable de retisser du dialogue partout où il s’effiloche.

La journaliste Nina Fasciaux le 11 février 2025 à Paris © Juliette Quef/Vert

Juliette Quef : Vous publiez «Mal entendus» aux éditions Payot, un ouvrage qui invite les journalistes à renouer avec l’écoute. Comment est né ce livre ?

Nina Fasciaux : Ce livre est le fruit de mes réflexions sur le journalisme après avoir vécu en Russie : je me suis demandé comment éviter de réduire un pays ou une population à des clichés. Entre 2010 et 2015, j’ai travaillé pour Le Courrier de Russie, un journal destiné à la communauté francophone en Russie. Son objectif était de proposer une vision plus nuancée du pays, au-delà des stéréotypes sur la guerre, Vladimir Poutine ou la misère.

«Nous ne comprenons pas assez ce qui se passe dans la tête des personnes qui se sentent invisibilisées, reléguées au rang de citoyens de seconde zone»

En 2016, l’élection de Donald Trump aux États-Unis a été un gros choc dans la profession. Cela a donné lieu à une grande remise en question collective, portée notamment par Amanda Ripley. Cette journaliste américaine a publié un article sur son propre échec à anticiper le vote massif en faveur de Trump. Le succès de cet article a mené à des discussions avec d’autres journalistes, notamment de la BBC en Angleterre. Nous avons cherché comment intégrer ces réflexions aux sujets clivants. Cela nous a conduits vers les experts en médiation de conflits et vers une approche appelée «Complicating the Narratives» [Complexifier les récits, NDLR], qui a profondément changé notre manière de travailler.

La deuxième élection de Donald Trump en octobre dernier vous a-t-elle surprise ?

Après sa première élection, nous avons réalisé qu’il n’y avait pas suffisamment de place pour les récits de solutions, ceux qui permettent de mieux saisir la complexité des dynamiques en jeu. Mais c’est sa réélection qui m’a vraiment surprise.

Mal entendus, Les français, les médias et la démocratie, Nina Fasciaux, Payot, Février 2025, 256 p., 19€

Cela a confirmé un constat essentiel : nous ne comprenons pas assez ce qui se passe dans la tête des personnes qui se sentent invisibilisées, reléguées au rang de citoyens de seconde zone. Il faut leur donner la parole non pas pour offrir à ces gens une tribune, mais pour analyser les mécanismes qui façonnent ces opinions. Comment en arrive-t-on là ? Quels facteurs nourrissent ce sentiment d’exclusion ?

Que peuvent faire les journalistes pour s’adresser à des catégories de personnes qui se sentent laissés pour compte et éloignés des médias ?

Écouter, c’est le point de départ, la clé pour établir une relation de confiance. C’est une évidence : pour créer cette confiance, les gens doivent se sentir entendus. Moins on se sent écouté, plus la frustration grandit, et moins on est enclin à écouter l’autre en retour. Dans une société de plus en plus polarisée, l’écoute est le premier pas essentiel. Lorsqu’on se sent entendu, notre niveau de tension diminue immédiatement, ce qui nous rend plus réceptifs à l’échange et mieux préparés à appréhender la complexité des sujets.

«On n’apprend pas à écouter en école de journalisme»

Beaucoup de personnes ont l’impression que les interviews journalistiques sont trop cadrées, qu’elles ne leur permettent pas d’exprimer ce que ces personnes ont réellement envie de dire. Quand j’ai appelé le directeur de l’ISCPA à Lyon [une école de journalisme, NDLR] pour lui demander si l’écoute faisait partie de la formation en école de journalisme, sa réponse a été frappante. Il m’a dit que non, l’écoute n’était pas une compétence évaluée pour entrer en école de journalisme. On y apprend à construire un entretien, à poser des questions, à parler dans un micro… mais personne ne semble avoir envisagé l’importance d’apprendre à écouter et de savoir recevoir une parole.

Pourtant, sur des sujets sensibles comme les violences sexistes et sexuelles, les journalistes prennent des précautions pour recueillir des témoignages, non ?

Pendant l’écriture du livre, plusieurs personnes m’ont alerté sur l’importance de l’écoute dans le traitement de sujets sensibles, comme l’inceste ou les violences sexistes et sexuelles. Dans ces contextes, il existe une véritable démarche d’accompagnement pour créer du lien et instaurer un climat de confiance. Ce que je regrette, c’est que cette approche ne soit souvent réservée qu’à ces thématiques.

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Or, il n’est pas toujours nécessaire de suivre une formation intensive de trois jours ou d’apprendre à faire taire sa voix intérieure. Parfois, il suffit d’un simple geste, d’une question posée au bon moment, à la fin d’un entretien. Il existe des outils accessibles qui permettent d’améliorer l’écoute, quel que soit le sujet abordé.

Par exemple la méthode du «looping». Comment ça fonctionne ?

Le looping repose sur une véritable curiosité pour l’autre. C’est contre-intuitif, car nous avons tous tendance à vouloir imposer notre point de vue sans même nous en rendre compte. Beaucoup réalisent ainsi qu’ils ne savent pas vraiment écouter. Être à l’écoute, c’est adopter une posture d’ouverture et poser des questions larges.

La journaliste Nina Fasciaux le 11 février 2025 à Paris © Juliette Quef/Vert

Cette technique est particulièrement utile sur des sujets sensibles ou clivants. Elle permet d’aller au-delà des réponses superficielles. Il s’agit d’abord d’exprimer une volonté sincère de comprendre, en posant une question avec attention, en regardant la personne dans les yeux. Puis, on reformule ce qu’on a compris, car nos biais cognitifs et notre langage filtrent naturellement les informations. Cette reformulation permet à l’autre de préciser sa pensée, de rectifier ou de nuancer ses propos. Enfin, en demandant s’il y a autre chose à ajouter, on ouvre souvent la porte à des réflexions inattendues, des informations plus profondes et authentiques.

J’ai illustré cette méthode en formation après le meurtre de George Floyd [un homme noir américain tué lors d’un contrôle de police en mai 2020, NDLR]. Un collègue m’avait confié que le racisme le préoccupait. Dans une interview classique, il serait resté sur des généralités. En utilisant le looping, j’ai découvert qu’il était en couple avec une personne immigrée et que ce sujet était source de tensions dans son foyer. Ce qui nous préoccupe le plus et nos opinions les plus fortes sont toujours liées à notre vécu personnel.

Votre spécialité, c’est le journalisme qu’on appelle de «solutions». De quoi s’agit-il ?

C’est une approche qui consiste à ne pas seulement exposer les problèmes, mais aussi à analyser les réponses qui leur sont apportées. Trop souvent, l’information est perçue de façon binaire : soit positive, soit négative. Pourtant, il ne s’agit pas d’ignorer les difficultés, mais de les traiter autrement.

Le journalisme de solutions pose une démarche claire : identifier un problème, chercher les initiatives mises en place pour y répondre, analyser leur fonctionnement, évaluer si elles sont reproductibles, ainsi que leurs limites. Ce n’est en aucun cas du «journalisme positif», mais une manière rigoureuse et approfondie d’aborder l’information.

Le journalisme de solutions peut-il permettre de répondre à la désinformation massive ?

Depuis des années, beaucoup de gens se détournent de l’actualité parce qu’ils la trouvent trop anxiogène, trop déprimante. Mais le journalisme de solutions ne peut pas être la seule réponse à ce problème.

«La vraie valeur du journalisme, ce sont des qualités profondément humaines : une capacité à créer du lien, à connecter les faits et donner des perspectives»

Avec les réseaux sociaux, l’information circule en continu, souvent guidée par l’opinion, l’émotion et une vision binaire des choses. C’est justement là que le journalisme peut avoir une vraie valeur ajoutée : au lieu de suivre ces dynamiques, il peut apporter de la nuance, de la profondeur et du contexte. Pourtant, on observe souvent l’inverse : plutôt que de se démarquer, beaucoup de médias finissent par adopter les mêmes logiques que les réseaux sociaux, ce qui contamine toute la société.

Face à ces évolutions, on peut voir une menace ou une opportunité, comme avec l’intelligence artificielle. Mais ce qui donne sa vraie valeur au journalisme, ce sont des qualités profondément humaines : une capacité à créer du lien, à décrypter la complexité, à connecter les faits et donner des perspectives.

Cela n’est-il pas à rebours de la vision d’un journalisme dit «objectif» ?

L’objectivité pure n’existe pas : chaque journaliste a ses opinions, choisit ses sujets, ses angles, ses intervenants. On oppose souvent cette subjectivité aux faits, alors qu’il ne s’agit pas d’un dilemme. Il faut, au contraire, l’assumer avec honnêteté et transparence, tout en restant rigoureux sur les faits. Ce n’est pas une question de choix entre les deux.

S’intéresser aux expériences personnelles des individus, ce n’est pas céder au simple ressenti – comme sur X [ex-Twitter, NDLR]. C’est comprendre comment des trajectoires individuelles révèlent des mécanismes systémiques, comment elles façonnent les opinions. C’est cette mise en perspective qui permet de prendre du recul et d’éclairer les faits avec plus de profondeur.

Les journalistes ont-ils le temps pour la nuance alors que le métier est de plus en plus précaire, rapide et polyvalent ?

Non, effectivement. Ce n’est pas un choix délibéré de ne pas écouter, mais une contrainte imposée par le système médiatique et capitaliste. Pris par le rythme de production, il devient difficile de prendre le temps d’écouter réellement. Pourtant, il est essentiel de repenser la manière dont on évalue la valeur d’un contenu journalistique.

«Les gens aspirent à une information qui les rapproche les uns des autres. Le journalisme devrait être un métier du lien, presque du soin.»

On continue à produire, mais en étudiant l’impact du journalisme, il devient évident que d’autres critères sont nécessaires. L’enjeu n’est pas seulement l’audience, mais aussi l’effet sur le débat public. Chez Radio Canada, l’intelligence artificielle est utilisée pour poser des questions de manière non binaire sur les réseaux sociaux et recueillir le ressenti du public.

De nombreuses études montrent que les gens aspirent à une information qui les rapproche les uns des autres. Il est temps de redéfinir la valeur du journalisme face à l’intelligence artificielle, à la polarisation du débat et à la dictature de l’audience. Tout reste à faire pour réinventer une information qui ait un véritable impact.

Le journalisme devrait être un métier du lien, presque du soin. Une étude de Reuters [une agence de presse, NDLR] de novembre 2024 révèle que le journalisme divise aujourd’hui plus que les réseaux sociaux, alors que ces derniers sont souvent désignés comme les principaux responsables de la polarisation. Pourtant, cela pourrait être autrement. En repensant le journalisme comme un vecteur de lien, c’est toute la posture et l’impact de ce métier qui pourraient être transformés.

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