Entretien

Nature sacralisée, fin du monde, figures prophétiques… l’écologie est-elle une religion ?

Il était une foi (4/5). C’est une question qui obnubile certains éditorialistes sur les plateaux télé : l’écologie serait-elle devenue une nouvelle forme de religion ? Pour y répondre, Vert a interrogé la philosophe Laurence Hansen-Love et la chercheuse en philosophie et en écologie politique Céline Marty.
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🔥 À l’occasion des dix ans de l’encyclique du pape François Laudato Si’ sur l’écologie, Vert s’associe au journal La Croix pour un partenariat inédit qui a débuté mercredi 21 mai avec une grande soirée commune à l’Académie du climat, à Paris, autour de cette question : «Les spiritualités, un nouvel élan pour l’écologie ?»

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Pendant un mois, Vert publiera chaque semaine un reportage ou une enquête autour des spiritualités et de l’écologie. Voici le quatrième article de cette série.

L’écologie peut-elle être considérée comme une religion ?

Laurence Hansen-Love : L’écologie n’est pas une religion, même si certains traits peuvent en donner l’apparence. Une religion suppose une transcendance, une autorité sacrée, des dogmes fixes, des institutions comme une Église. Rien de tout cela ne s’applique à l’écologie, qui s’appuie sur des connaissances scientifiques, philosophiques, sur des débats ouverts, souvent contradictoires. Il n’y a pas de «parole sacrée», ni de vérité intangible. L’écologie moderne s’inscrit dans la rationalité, dans une dynamique de savoirs partiels et falsifiables, loin d’un bloc de certitudes religieuses.

Laurence Hansen-Love. © DR

Céline Marty : L’écologie en soi n’est pas une religion, mais certains corpus de l’écologie, comme celui de Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, Simone Weil ou Ivan Illich ont une origine spirituelle dans leur critique de la modernité. Ils peuvent donner lieu à une écologie conservatrice, souvent hostile au féminisme et aux droits LGBTQIA+, plaçant sur le même plan pilule et arme nucléaire. À l’inverse, la partie émancipatrice de l’écologie politique, portée par des auteurs comme André Gorz, articule valeurs émancipatrices et savoirs scientifiques pour penser une rupture avec le capitalisme.

Certains avancent qu’il y a un aspect quasi religieux dans le rapport à la nature des écologistes…

Laurence Hansen-Love : Il est vrai que certains éléments évoquent des aspects religieux : le respect quasi sacré de la nature, l’inquiétude face à la fin du monde, des figures médiatiques perçues comme prophétiques, des appels à une conversion des comportements. On parle de Gaïa, certains mouvements comme l’écoféminisme font référence aux sorcières. Mais ces traits relèvent davantage d’une expression symbolique, émotionnelle, voire politique, que d’une foi organisée. C’est une recherche de sens et de lien, comme on en trouve aussi en politique ou dans d’autres mouvements sociaux.

Céline Marty : La force de la religion, c’est la foi, et donc la croyance dans un système de valeurs. Féodalisme, monarchisme, socialisme : tout projet politique est un système de valeurs, et cela implique d’adopter des comportements spécifiques – ça n’est pas spécifique à la religion. L’écologie politique – par différence de l’écologie scientifique – est un projet… politique.

Céline Marty. © Welcome to the jungle

Peut-on parler de dogmes écologistes, comme dans une religion ?

Laurence Hansen-Love : L’écologie ne fonctionne pas sur un modèle dogmatique. Il existe une pluralité d’idées, de pratiques, de stratégies parfois opposées, par exemple sur l’emploi de la violence dans le militantisme. Contrairement à une religion, il n’y a pas de consensus imposé ni de ligne doctrinale unique. Des figures comme Jean-Marc Jancovici, qui défend le nucléaire, sont respectées même s’il désapprouve beaucoup d’écologistes. Ce débat permanent prouve l’absence d’autorité centrale ou sacrée.

Céline Marty : Ce besoin d’incarner des idées dans des figures inspirantes n’est pas propre à la religion. Tout projet politique a ses figures inspirantes. Bill Gates et Elon Musk sont les gourous du capitalisme, Louis XIV du monarchisme, et Karl Marx et Proudhon du mouvement ouvrier. Mais on pourrait dire que l’écologie est le moins religieux de tous les courants politiques, car elle s’appuie sur des faits scientifiques.

Là encore, l’extrême droite compare les rapports du Giec à une «Bible» des écologistes. Quelle est la différence entre ces deux textes ?

Laurence Hansen-Love : Le Giec n’énonce pas de vérités absolues, mais des scénarios fondés sur des hypothèses vérifiables. Son discours est scientifique, hypothético-déductif, conforme au critère de Karl Popper : il est falsifiable, donc réfutable. Il ne dicte pas une vérité gravée dans le marbre, mais propose des cadres d’analyse en évolution permanente. Cela s’oppose radicalement au discours religieux, qui repose sur des vérités intemporelles et irréfutables.

Les croyants traditionnels trouvent souvent du réconfort dans une entité protectrice. Beaucoup de militants écologistes sont habités par l’inquiétude, l’angoisse, l’instabilité. L’écologie, elle, met en lumière les risques, les incertitudes, les limites de notre modèle, sans promesse de salut. Elle pousse à l’action, à la lucidité, non à la consolation.

Alors pourquoi cette accusation de religiosité revient-elle si souvent ?

Céline Marty : Il s’agit d’une rhétorique anti-écologiste, destinée à discréditer le mouvement en le présentant comme une dérive sectaire ou irrationnelle. Ce procédé repose sur un mélange volontaire entre faits, opinions et arguments scientifiques, dans le but de semer la confusion et de fragiliser la légitimité du discours écologique. Cette confusion est amplifiée par un certain journalisme d’opinion et par les logiques de l’éditorialisation médiatique, qui favorisent le choc des idées au détriment de la rigueur intellectuelle.

Cela en dit long sur l’état du débat politique : la façon dont le discours écologiste est perçu reflète les tensions contemporaines autour de la vérité, de la science et de l’autorité du savoir. La désinformation devient un instrument au service d’agendas politiques, contribuant à brouiller les repères entre croyance et connaissance.

Fait notable, dans les années 1970-1980, on ne décrédibilisait pas les sources scientifiques de l’écologie – on y opposait des arguments technosolutionnistes : «On va trouver d’autres sources de pétrole ou de métaux, on va produire plus pour nourrir l’humanité grandissante.» Pourtant, l’écologie n’est ni un culte, ni une foi, mais bien une manière rationnelle, informée et politique de penser notre rapport au monde vivant. Néanmoins, en tant que projet politique, elle appelle un choix de valeurs et d’adhésion subjective à ces valeurs – comme tout projet politique.