Le vert du faux

L’intelligence artificielle va-t-elle donner le coup de grâce au climat ?

L’essor de ChatGPT n’est que la face émergée de l’Intelligence artificielle (IA), qui s’insère un peu partout dans nos vies. En créant de nouveaux usages et en permettant aux grandes entreprises d’accélérer encore leur croissance, l’IA sera-t-elle le dernier clou à notre cercueil ?
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Ces dernières années, des formes d’Intelligences arti­fi­cielles (IA) plus ou moins sophis­tiquées se sont dis­crète­ment incrustées partout (ou presque) dans nos vies : logi­ciels de tra­duc­tion ou de prise de note, algo­rithmes de recom­man­da­tion de musiques ou de films, assis­tants virtuels tels que Siri ou Alexa, GPS, etc.

Mais l’IA est dev­enue bien plus réelle pour le grand pub­lic depuis que l’entreprise Ope­nAi a lancé, en mars 2022, Chat­G­PT 3.5, son robot qui fait de meilleures dis­ser­ta­tions qu’un lycéen et donne l’illusion de con­ver­sa­tions avec des humains. Son explo­sion (Ope­nAI revendique 100 mil­lions d’utilisateur·ices heb­do­madaires) s’est accom­pa­g­née de craintes quant à la men­ace que l’IA pour­rait représen­ter pour le cli­mat. Qu’en est-il ?

L’opacité des géants de la tech sur l’énergie, le carbone et l’eau

Les géants de la tech sont très peu dis­erts au sujet de l’impact envi­ron­nemen­tal de leurs créa­tions. Aus­si, il existe peu de don­nées fiables sur le sujet. Pour fonc­tion­ner, les out­ils d’IA néces­si­tent la fab­ri­ca­tion et l’emploi de très nom­breuses cartes graphiques, gour­man­des en ressources et en énergie. Idem pour les vastes dat­a­cen­ters, dont l’électricité peut être issue de sources fos­siles, comme le char­bon, et qui deman­dent des quan­tités phénomé­nales d’eau pour être refroidis.

Une étude en pré-pub­li­ca­tion menée par des chercheurs de l’Université de Cal­i­fornie a estimé que l’entraînement de Chat­G­PT 3 dans des dat­a­cen­ters améri­cains pour­rait avoir néces­sité 5,4 mil­lions de litres d’eau douce, et que chaque con­ver­sa­tion pour­rait en con­som­mer 50 cen­til­itres de plus.

«Voici l’il­lus­tra­tion d’une entre­prise d’in­tel­li­gence arti­fi­cielle qui refuse de révéler publique­ment le bilan car­bone de son intel­li­gence arti­fi­cielle», créée à notre demande par Chat­G­PT 4.

L’entraînement de la plu­part des mod­èles d’IA émet entre 1 et 20 tonnes de CO2-équiv­a­lent, selon Théo Alves da Cos­ta, chargé de l’unité Développe­ment durable et cli­mat chez Eki­met­rics. Pour Chat­G­PT 3, ce chiffre grimpe à 552 tonnes. Soit ce qu’émet­tent 55 Français·e en un an. Pour un out­il d’une telle enver­gure, ce chiffre paraît rel­a­tive­ment mod­este.

En revanche, Ope­nAI a refusé de pub­li­er des don­nées sur l’entraînement de la dernière ver­sion (payante) de son IA généra­tive (qui crée du texte ou des images), Chat­G­PT 4, sor­tie au print­emps 2023. «Depuis novem­bre dernier, les entre­pris­es du numérique ont arrêté de pub­li­er des don­nées qu’elles trans­met­taient aupar­a­vant comme la con­som­ma­tion énergé­tique des dat­a­cen­ters ou le temps de cal­cul des entraîne­ments», a expliqué à Noveth­ic Sasha Luc­cioni, spé­cial­iste de l’empreinte car­bone de l’IA pour la start­up Hug­ging face.

Des usages voués à se démultiplier

Une sim­ple requête sur Chat­G­PT est rel­a­tive­ment peu gour­mande en énergie. Cepen­dant, «avec une forte crois­sance d’utilisateurs, ça peut rapi­de­ment devenir énorme, explique Théo Alves da Cos­ta. Là où ça me fait peur, c’est que l’IA est en train d’être instal­lée partout». Dès mars 2024, les nou­veaux PC de Win­dows seront équipés d’une touche, qui lancera Copi­lot, une IA capa­ble d’assister les utilisateur·rices dans toutes leurs tâch­es.

L’IA sert (surtout) à accélérer la production de vêtements, de pétrole, et du reste

Dans un rap­port paru à l’été 2023, le géant du con­seil McK­in­sey avait estimé que l’IA généra­tive allait entraîn­er une forte crois­sance dans le secteur de la tech, mais aus­si celui de la banque ou de l’industrie phar­ma­ceu­tique.

L’IA sert notam­ment à amélior­er les algo­rithmes de recom­man­da­tion de pro­duits sur les sites de ventes. L’ogre de la fast fash­ion Shein s’en sert pour ven­dre tou­jours plus de pièces, mais aus­si pour design­er des vête­ments qui imi­tent les dernières ten­dances (ce qui lui vaut des procès en con­tre­façon de la part de styl­istes améri­cains) et qui seront ses best-sell­ers de demain.

Un sweat-shirt «ten­dance et élé­gant» créé par Chat­G­PT 4, «conçu pour être un best-sell­er sur le marché de la mode d’au­jour­d’hui». Bien­tôt à la fash­ion week ?

L’IA prof­ite aus­si aux rois du pét­role. En 2019, Exxon­mo­bil avait annon­cé s’allier avec Microsoft pour aug­menter sa pro­duc­tion dans le Bassin per­mien, au Texas. La com­pag­nie prévoit d’ex­traire quo­ti­di­en­nement 50 000 bar­ils de plus d’ici à 2025, soit env­i­ron 20 000 tonnes de CO2 sup­plé­men­taires par jour. «En un jour, c’est autant que Chat­G­PT 3 en deux mois», illus­tre Théo Alves da Cos­ta, se bas­ant sur les cal­culs de l’as­so­ci­a­tion Data for good, qui estime que cette IA génère 10 000 tonnes de CO2-équiv­a­lent par mois. Sur un an, Exxon­mo­bil alour­di­rait son bilan car­bone de plus de sept mil­lions de tonnes de CO2, soit les émis­sions annuelles de 700 000 Français·es. Comme l’avait rap­porté Green­peace, les pétroliers Shell, BP ou Chevron se sont aus­si tournés vers les géants de la tech que sont Google, Ama­zon et Microsoft pour pro­duire tou­jours plus.

Le prin­ci­pal risque de l’IA n’est peut-être pas tant celui des émis­sions de ses robots con­ver­sa­tion­nels, que le fait qu’elle serve à accélér­er la pro­duc­tion et la con­som­ma­tion dans les domaines les plus pol­lu­ants.

«Voici une illus­tra­tion représen­tant une intel­li­gence arti­fi­cielle aidant une com­pag­nie pétrolière à extraire plus de pét­role dans un puits de pét­role du Bassin per­mien», faite par Chat­G­PT 4.

Sciences, industrie… Ce que peut l’IA pour le climat

L’intelligence arti­fi­cielle est un remède en même temps qu’un poi­son. Elle per­met aus­si de dévelop­per des out­ils puis­sants pour servir de nobles caus­es. Alliée à des satel­lites, elle sert à observ­er et inven­to­ri­er les émis­sions de gaz à effet de serre de mil­lions de sites pol­lu­ants à tra­vers le globe : c’est le pro­jet Cli­mate trace. Ou à repér­er automa­tique­ment des navires de pêche qui opèrent illé­gale­ment dans des aires marines pro­tégées, grâce aux out­ils dévelop­pés par l’association Data for good pour l’ONG Bloom.

Elle peut aus­si opti­miser les réseaux élec­triques et réduire les émis­sions de car­bone des sys­tèmes énergé­tiques ; détecter les fuites de méthanes de l’industrie fos­sile ; opti­miser le fret mar­itime, ou la con­struc­tion, etc. Autant de poten­tial­ités — plus ou moins tech­noso­lu­tion­nistes — décrites dans une vaste étude écrite par une quin­zaine d’universitaires et d’expert·es de la tech (dont Google), mem­bres du col­lec­tif Cli­mate change AI.

Cap­ture d’écran de la carte inter­ac­tive de Cli­mate trace.

Côté recherche, «l’IA enri­chit beau­coup la cli­ma­tolo­gie ; elle per­met de généralis­er beau­coup de choses qu’on envis­ageait de faire sans en avoir les moyens», racon­te Pas­cal Yiou, chercheur en sta­tis­tiques au Lab­o­ra­toire des sci­ences du cli­mat et de l’en­vi­ron­nement (LSCE). Dans le cadre du pro­jet Xai­da, il coopère avec de nom­breux autres lab­o­ra­toires européens pour utilis­er l’IA afin de détecter les événe­ments météorologiques extrêmes et de savoir s’ils sont liés au dérè­gle­ment cli­ma­tique : ce sont les sci­ences de l’attribution.

L’IA leur per­met d’interroger les bases de don­nées pour savoir si les événe­ments sont excep­tion­nels ou non, d’identifier les fac­teurs qui en sont la cause, de simuler des événe­ments de manière beau­coup plus rapi­de. C’est ain­si que le lab­o­ra­toire de Pas­cal Yiou a pu déter­min­er qu’une vague de chaleur plus intense encore que la canicule de 2003 pou­vait se repro­duire pen­dant les Jeux olympiques de Paris en juil­let prochain (Nature). «J’ai dévelop­pé une méth­ode d’IA super sim­ple pour émuler cha­cun des mod­èles cli­ma­tiques du rap­port du Giec», racon­te-t-il à Vert. Autant d’outils puis­sants, rapi­des et peu coû­teux, qui per­me­t­tent de prévoir l’évolution du cli­mat et d’adapter nos sociétés.

L’IA aide aus­si les sci­en­tifiques à faire des recherch­es beau­coup plus effi­caces. Pas­cal Yiou cite en exem­ple l’outil Cli­mate Q&A, dévelop­pé par Théo Alves da Cos­ta, qui per­met d’interroger facile­ment les rap­ports du Giec (notre arti­cle).

Le chercheur con­vient toute­fois que ses moyens sont «sans com­mune mesure» avec ceux de Google ou de Microsoft : «Ce qui nous sauve, c’est qu’on con­naît la physique».

Alors, on va tous mourir ou pas ?

Les intel­li­gences arti­fi­cielles du futur seront-elles moins gour­man­des en ressources ? Per­me­t­tront-elles de réduire les émis­sions de secteurs très pol­lu­ants ? Ou aggraveront-elles encore un peu plus la crise cli­ma­tique ?

«Voici l’il­lus­tra­tion de l’apoc­a­lypse sur Terre causée par l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle», par Chat­G­PT 4.

Impos­si­ble de tir­er des juge­ments défini­tifs dans un secteur qui mute aus­si rapi­de­ment. Ce qui est sûr, c’est que l’IA offre aux géants de la tech (et des autres indus­tries), peu sus­pects de con­vic­tions écologiques, une puis­sance tou­jours plus colos­sale.

Pas­cal Yiou est «très opti­miste» et estime qu’il faut «encore plus d’IA». «Si les GAFAM sont en con­cur­rence les unes avec les autres, ça peut sta­bilis­er l’utilisation de l’IA, faire qu’elle soit neu­tre. Mais s’ils s’entendent pour la biais­er, ou si un sys­tème domine tous les autres : c’est pra­tique­ment la fin de l’humanité».

Pour Théo Alves da Cos­ta, «en util­isant le bull­doz­er de l’IA pour enfon­cer un clou dans le mur, on va sûre­ment enfon­cer le clou, mais on risque surtout de faire écrouler le mur. Dans ce cas, autant pren­dre un marteau».

Cet arti­cle est issu de notre rubrique Le vert du faux. Idées reçues, ques­tions d’actualité, ordres de grandeur, véri­fi­ca­tion de chiffres : chaque jeu­di, nous répon­drons à une ques­tion choisie par les lecteur·rices de Vert. Si vous souhaitez vot­er pour la ques­tion de la semaine ou sug­gér­er vos pro­pres idées, abon­nez-vous à la quo­ti­di­enne de Vert juste ici.