Tribune

«L’intelligence artificielle met notre économie ultra-carbonée sous stéroïdes»

En démultipliant les capacités de certaines des industries les plus polluantes, l’Intelligence artificielle est une menace potentielle pour le climat. Mais cela n’a rien d’inéluctable, estiment Lou Welgryn et Théo Alves da Costa, spécialistes de l'IA et coprésidents de l’association Data for good, dans cette tribune à Vert.
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L’Intelligence artificielle (IA) est souvent décrite comme un outil révolutionnaire censé transformer l’humanité, et dont les bénéfices dépasseraient largement ses aspects négatifs. La sortie de ChatGPT il y a un an a marqué un nouveau tournant dans sa démocratisation. Mais quels sont les impacts écologiques réels de l’IA ?

Il y a urgence à mieux les comprendre, et mettre en lumière un sujet essentiel, remarquablement absent du débat public : la question de la finalité. Sans prétendre à l’exhaustivité, voici quelques ordres de grandeur et des clés de lecture pour mieux comprendre ces technologies qui envahissent progressivement nos vies.

Les impacts ne se limitent pas à l’entrainement des algorithmes

Voilà un chiffre qui revient souvent : l’entraînement de ChatGPT 3 a émis 550 tonnes de CO2, soit au moins autant que 500 vols en aller simple entre Paris et New York.

550 tonnes. Ce chiffre est martelé dans les médias, comme la preuve d’un impact monumental de l’Intelligence artificielle : soyons clairs, ce chiffre est important, mais il est largement sous-estimé si on prend en compte l’intégralité de la chaîne de valeur. Le domaine de l’Intelligence artificielle est apparu il y a 80 ans, et pourtant il n’existe toujours pas de méthodologie robuste pour calculer son impact sur l’intégralité de son cycle de vie, ni de données fiables pour le mesurer.

La quasi-totalité des études sur la question de l’empreinte environnementale de l’intelligence artificielle se concentrent uniquement sur les émissions de carbone dans la phase d’apprentissage, c’est-à-dire la consommation électrique des data centers pour fabriquer l’algorithme – ou l’entraînement. Elles sont principalement dépendantes de l’intensité carbone de l’électricité utilisée par le data center, et de la durée totale du calcul.

D’autres étapes contribuent pourtant à générer des impacts néfastes. La fabrication du matériel nécessaire – les data centers et les cartes graphiques de calculs (appelées aussi GPUs) – n’est jamais calculée, ni prise en compte.

Mais surtout, il existe un seuil à partir duquel les impacts de l’utilisation d’un algorithme deviennent prédominants, en particulier pour les IA récentes dites «génératives», celles qui, comme ChatGPT, génèrent notamment du texte ou des images : Sasha Luccioni, scientifique et experte des questions environnementales de l’IA pour la startup Hugging Face, chiffre autour de 200 à 600 millions d’utilisations (selon de la taille du modèle), le point de bascule à partir duquel l’utilisation devient plus gourmande que l’entraînement. Un chiffre atteint en une semaine seulement sur ChatGPT (180 millions d’utilisateurs actifs au compteur).

«La prise en compte de la matérialité de ce monde virtuel devient cruciale»

Dans le livre blanc de l’association Data for Good sur l’IA générative, nous avons ainsi évalué la consommation électrique et son équivalent en émissions carbone pour la phase d’utilisation de ChatGPT 3.5 autour de 100 000 tonnes de CO2, soit 200 fois plus que l’entraînement de l’algorithme lui-même. Une estimation pour ChatGPT4 pourrait donner un chiffre bien supérieur, notamment à cause de la nouvelle fonctionnalité de génération d’images, beaucoup plus énergivore.

À l’heure de l’adoption exponentielle de ces technologies, favorisée par l’empressement du monde de la tech à embarquer ces méga-algorithmes obèses dans un maximum de produits, la prise en compte de la matérialité de ce monde virtuel devient cruciale.

L’éléphant dans la salle serveur : les applications et la finalité de l’IA

Mais ces impacts (fabrication du matériel, consommation d’énergie en phase d’entraînement et d’usage) ne sont encore que la partie émergée de l’iceberg. L’intelligence artificielle, en tant qu’outil, est mise au service de notre économie ultra-carbonée dans le but de la servir et de l’optimiser activement – en somme, de la mettre sous stéroïdes. Une récente étude performative du géant du conseil McKinsey lui attribue une augmentation potentielle de 2,5 à 4% de PIB supplémentaire par année dans de nombreuses industries. Selon nos calculs, cela pourrait générer l’émission d’au moins un milliard de tonnes de CO2 supplémentaires par an – l’équivalent de 2% des émissions annuelles mondiales.

Par les gains de productivité qu’elle génère, l’IA permet d’augmenter la production des biens existants. Dans l’industrie fossile par exemple, ExxonMobil a annoncé pouvoir produire 50 000 barils de pétrole de schiste supplémentaires par jour dans le bassin Permien (la plus grosse bombe carbone au monde) grâce à l’amélioration de ses techniques d’extraction permises par l’intelligence artificielle. Cela représente environ 20 000 tonnes de CO2 supplémentaire par jour. C’est l’équivalent d’un an d’émissions carbone liées à la consommation électrique de ChatGPT – en seulement cinq jours de forage. Et d’écouler cette production par l’hyper-personnalisation et le ciblage par le biais par exemple d’algorithmes hyper-addictifs, comme celui de TikTok, ou de mannequins 100% made in IA qui produisent du contenu toujours plus vite.

Mais elle crée aussi pléthores de nouveaux usages et produits manufacturés, dont une large majorité est superflue – il suffit d’aller faire un tour au CES 2024, le forum de la technologie de Las Vegas, pour s’en convaincre : entre des nouvelles lunettes Rayban connectées, les jumelles Swarovski à 4 800 dollars pour identifier les oiseaux, une nouvelle gamme de vêtements «intelligents» The Kooples, des toilettes avec qui échanger sur la cuvette ou des poussettes qui se poussent toutes seules.

«Son adoption n’est ni inévitable, ni automatique. Elle est éminemment politique.»

Bien sûr, il existe des finalités utiles dans la médecine, la modélisation climatique, l’efficacité ou l’optimisation des ressources … mais elles sont si peu nombreuses au regard des autres applications. Et les effets rebonds ont toutes les chances d’effacer des gains énergétiques potentiels par une intensification des usages.

Développer sans limite une technologie qui permet de mener à la marge des projets «verts» tout en augmentant massivement le «brun» – aura un impact net largement négatif sur le monde.

Soyons techno-lucides : pensons les fins avant les moyens

Nous sommes au début d’un changement de paradigme. D’une technologie amplificatrice de contenus créés par des humains, nous passons à l’ère d’une technologie capable de générer du contenu, de nous recommander (Spotify, GPS, etc.), voire de nous commander des comportements, à l’image de ces travailleurs Amazon qui doivent suivre la cadence dictée par des IA dans les entrepôts de la firme. Cette technologie n’est pas neutre : elle s’inscrit dans un cadre socio-technique et doit être appréhendée à l’aune du monde capitaliste dans lequel elle est pensée. De ce qu’elle contribue à tisser, amplifier, consolider et verrouiller en son sein.

À rebours des grands discours sur ses prétendus impacts dans la lutte contre le changement climatique, la nouvelle vague de l’IA nous oriente vers une marchandisation toujours accrue. Bien plus qu’un simple algorithme, elle incarne une vision du monde. Un monde ultra-technologique dans lequel l’optimisation et la productivité sont poussées jusqu’au vertige.

Mais son adoption n’est ni inévitable, ni automatique. Elle est éminemment politique.

Nous pouvons et devons questionner ses usages et leur intégration dans notre quotidien.

En tant que professionnels du secteur, nous pouvons déserter les usages inutiles – et refuser d’être les artisans d’IA gadgets qui spolient des ressources en conflit d’usages.

En tant que citoyens, nous devons nous interroger sur notre propre rapport à ces technologies et nous mobiliser pour décider collectivement des usages qui doivent être maintenus et ceux qui doivent être abandonnés. Nous devons exiger ce choix.

Nous devons penser les fins avant les moyens.

Nous devons être techno-lucides.

Lou Welgryn et Théo Alves da Costa, co-président·es de Data for Good et membres du collectif Eclaircies