Reportage

Le monde du jazz peut-il cesser de faire swinger le climat ?

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L’usine à jazz. Depuis peu, le célèbre club de jazz parisien du Sun­set-Sun­side organ­ise des con­certs à la bougie, sans élec­tric­ité et en acous­tique. Un geste sym­bol­ique dans une indus­trie dont la dépen­dance à l’avion pose ques­tion.

What a won­der­ful world («Quel monde mer­veilleux»)… Plus de 50 ans après sa paru­tion, dans le con­texte de la Guerre du Viet­nam, la célèbre chan­son de Louis Arm­strong se teint dif­férem­ment, à l’époque du dérè­gle­ment cli­ma­tique et des dis­pari­tions indénom­brables d’espèces vivantes. Elle a aus­si servi de point d’orgue au pianiste Pierre-Yves Plat lors d’une presta­tion assez par­ti­c­ulière don­née un soir de févri­er 2023 au Sun­set-Sun­side, rue des Lom­bards, à Paris.

Le musi­cien quadragé­naire s’est pro­duit dans le cadre des «con­certs à la bougie» ; une série lancée par le club de jazz quelques semaines plus tôt avec le clav­iériste Pierre de Beth­mann. Sans élec­tric­ité — donc en acous­tique — devant une salle comble de 100 spectateur·rices jeté·es dans une semi-pénom­bre, Pierre-Yves Plat a notam­ment inter­prété Hal­lelu­jah (Leonard Cohen), Sun­ny (Bob­by Hebb) et des com­po­si­tions de Georg Gersh­win. Ces mélodies jouées au piano perçaient le silence respectueux et atten­tif d’un pub­lic plongé dans une intro­spec­tion provo­quée par la coupure volon­taire du courant (pas de sonori­sa­tion, très peu de lumières). «Un moment planant», selon une auditrice ravie à l’issue du set.

L’ambition de ce nou­veau ren­dez-vous men­su­el : met­tre «le jazz au ser­vice de la planète». Même si de l’électricité sub­sis­tait afin de main­tenir la ven­ti­la­tion et des mar­ques de sécu­rité lumineuses, le directeur du Sun­set-Sun­side, Stéphane Portet, entend ain­si «réduire l’empreinte car­bone» de son étab­lisse­ment, sans toute­fois présen­ter des mesures pré­cis­es des économies d’énergie réal­isées. «Atten­tif au tri des déchets et à leur traite­ment», le respon­s­able cherche à «répon­dre à l’urgence cli­ma­tique».

«Extrême­ment posi­tif» à la suite du lance­ment des con­certs à la bougie, dont les deux pre­mières édi­tions ont affiché com­plet, au point de songer à les ren­dre heb­do­madaires, Stéphane Portet espère sus­citer des événe­ments sim­i­laires portés par d’autres organ­isa­teurs. Il pense, par ailleurs, «ouvrir une nou­velle voie dans l’écoute» de la musique live. Car, «au-delà de l’aspect écologique», ce con­cept amène le pub­lic à ressen­tir «très intérieure­ment» et les musi­ciens à «jouer dif­férem­ment» et à se mon­tr­er «très créat­ifs». Une impres­sion con­fir­mée par Pierre-Yves Plat, qui ne s’est «jamais sen­ti aus­si bien» sur scène et vante la lib­erté et l’amusement per­mis par le dis­posi­tif. Les con­traintes d’ordre écologique sem­blent con­duire à une forme de renou­velle­ment artis­tique. Toute­fois, ce type d’initiatives est loin de répon­dre à tous les prob­lèmes écologiques posés par l’industrie du jazz.

Bougies versus réacteurs d’avion

Il con­vient de se pencher sur les «injonc­tions con­tra­dic­toires» ressen­ties par les artistes, pro­duc­teurs et pro­fes­sion­nels du jazz sig­nataires de la tri­bune «Pour une écolo­gie de la musique vivante» — par­mi lesquel·les Leïla Mar­tial, Thomas De Pour­query, Fred Pallem et le Sacre du tym­pan : d’un côté, «les exhor­ta­tions à mul­ti­pli­er les représen­ta­tions, notam­ment à l’international», donc à voy­age sou­vent en avion. De l’autre, «les exhor­ta­tions des cli­ma­to­logues à lim­iter les émis­sions de car­bone». Appelant à «trans­former les usages de [leurs] métiers», ces artistes pro­posent notam­ment de «s’efforcer de se lim­iter à un vol long-cour­ri­er par an» et d’éviter «les dates [de con­cert] isolées à l’étranger», for­mant le vœu d’une «relo­cal­i­sa­tion de [leur] art». Des con­sid­éra­tions en phase avec la pro­gram­ma­tion du Sun­set-Sun­side, for­mée «à 70 % d’instrumentistes locaux, de Paris ou de la région», qui néces­site donc peu de trans­ports, selon Stéphane Portet.

Hélas, certain·es musicien·es, notam­ment les jeunes professionnel·les, vivent dans la pré­car­ité, voire dans la pau­vreté. Dans ce con­texte, «si on te pro­pose un con­trat de con­cert aux États-Unis, tu vas le pren­dre si tu con­nais des dif­fi­cultés à vivre de ton méti­er», indique à Vert Pierre-Yves Plat. Il déplore à cet égard la diminu­tion du nom­bre de clubs de jazz en France depuis un demi-siè­cle. L’opposition entre la fin du monde et la fin du mois acquiert ain­si le statut de stan­dard de jazz…

Un arti­cle de Valentin Chomi­enne