« La forêt primaire, c’est le plus haut niveau de biodiversité possible »

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Botaniste renom­mé, il a par­cou­ru le monde depuis les canopées des plus belles forêts. Désor­mais à la tête d’une asso­ci­a­tion qui porte son nom, Fran­cis Hal­lé œuvre aux côtés de sci­en­tifiques, de pho­tographes et de citoyen·ne·s, pour recréer une forêt pri­maire en Europe (Vert). Son man­i­feste Pour une forêt pri­maire en Europe de l’Ouest est paru aux édi­tions Actes Sud la semaine passée. Dans un entre­tien accordé à Vert, il racon­te les nom­breux défis posés par ce réjouis­sant pro­jet.

Qu’est-ce qui dis­tingue une forêt pri­maire des autres forêts ?

C’est une forêt qu’on n’a pas détru­ite ni exploitée. Ou si on l’a fait, ça s’est passé à une époque suff­isam­ment éloignée pour que le car­ac­tère pri­maire soit revenu. C’est la plus belle de toutes les forêts et la plus haute bio­di­ver­sité de la région. C’est la plus grande fer­til­ité des sols et l’infiltration des pluies la plus effi­cace. Ça fait des sols sta­bles et qui ne glis­sent pas, con­traire­ment à ce que l’on a vu en Alle­magne et en Bel­gique il y a quelques semaines.

C’est aus­si celle qui capte le plus de car­bone, puisque les arbres sont les plus hauts et les plus grands. En effet, l’ar­bre n’y arrête jamais de pouss­er – sauf en hiv­er bien enten­du – et plus il est vieux, plus il a de feuilles donc plus il capte de gaz car­bonique. A une époque pas si reculée, on dis­ait qu’il fal­lait abat­tre les vieux arbres et les rem­plac­er par des jeunes. C’est com­plète­ment idiot.

La forêt pri­maire pos­sède la plus grande var­iété d’e­spèces ani­males et végé­tales. Ce n’est pas for­cé­ment le plus mag­nifique, car il y a des ani­maux dégoû­tants.

Lesquels, par exem­ple ?

Avez-vous déjà vu une araignée fan­tôme ? Ou des phrynes ? Il y a plein d’an­i­maux qui ne sont pas beaux, c’est comme ça.

Une phryne (ou Amblypyge) en Equa­teur © Geoff Gal­lice

Dans votre pro­jet de recréer une forêt pri­maire en Europe de l’Ouest, avez-vous déjà iden­ti­fié des forêts can­di­dates ? Quels sont les critères pour le choix de l’emplacement de cette forêt ?

Nous sommes en train de chercher le site. Nous avons déjà fait un essai dans les Vos­ges. C’est char­mant, mais je crois que ça ne va pas con­venir pour notre pro­jet parce que c’est trop haut. Je voudrais que l’on refasse une forêt pri­maire de plaine parce que c’est de là qu’elle a dis­paru en pre­mier et c’est là qu’on en a besoin. La prochaine fois, nous allons dans les Ardennes entre France et Bel­gique. Nous choisirons sans doute le site en 2022.

Pour les critères, c’est un pro­jet européen. Il faut donc que la forêt soit trans­frontal­ière entre la France et l’un de ses voisins. Ensuite, il faudrait que la forêt soit la plus vieille pos­si­ble car on gag­n­era du temps [il faut dix siè­cles pour qu’une forêt pri­maire émerge depuis un sol nu, NDLR]. Dans les Vos­ges, on avait une forêt de deux-cents ans. Mais je pense que l’on peut trou­ver plus vieux. En France, cer­taines forêts ont qua­tre-cents ans. Mal­heureuse­ment, elles ne sont pas trans­frontal­ières.

Nous avons un pro­jet de forêt en libre évo­lu­tion, c’est-à-dire qu’on n’en­lève rien et qu’on n’in­tro­duit rien. Il ne faut pas que ce soit clô­turé, sinon les ani­maux ne peu­vent pas entr­er tous seuls. Le feu sera un gros prob­lème, même dans le nord de l’Eu­rope, désor­mais. Il fau­dra prévoir des pare-feux suff­isam­ment larges et suff­isam­ment bien entretenus.

Dans votre livre, vous utilisez l’argument de la beauté des paysages pour con­va­in­cre de votre pro­jet. Vous vous référez par exem­ple à ce mys­térieux « sen­ti­ment océanique » dont ont par­lé de nom­breux écrivains. Pourquoi la sci­ence et l’écologie doivent-elles s’ouvrir au sens esthé­tique, selon vous ?

Mon but n’est pas de con­va­in­cre de l’in­térêt de la forêt pri­maire, mais sim­ple­ment d’expliquer les choses telles que je les vois. Il y a des gens qui ne voient pas la beauté. Je suis très choqué que, par­mi mes col­lègues biologiques, écol­o­gistes, per­son­ne ne dise un mot sur la beauté.

Je crois que l’en­seigne­ment uni­ver­si­taire nous a détourné de la beauté. Je me rap­pelle d’un prof, lorsque j’é­tais étu­di­ant, qui nous dis­ait : « Méfiez-vous de la beauté car l’ad­mi­ra­tion va cor­rompre vos juge­ments. C’est bon pour les enfants, les artistes, les ama­teurs, mais ce n’est pas digne des sci­en­tifiques. » C’est un lan­gage com­plète­ment idiot et je ne suis absol­u­ment pas d’ac­cord. La biolo­gie dans son ensem­ble doit être réc­on­cil­iée avec la beauté. Prenez l’é­colo­gie : une végé­ta­tion pri­maire est beau­coup plus belle qu’une végé­ta­tion sec­ondaire. La végé­ta­tion sec­ondaire est dégradée, c’est-à-dire qu’elle pos­sède beau­coup moins d’e­spèces ani­males et végé­tales. Le critère de la beauté est très val­able, encore faut-il y être sen­si­ble. La beauté c’est tout à fait objec­tif mais ce n’est pas mesurable.

Votre forêt pri­maire sera-t-elle un sanc­tu­aire, une forêt qu’on ne peut plus ni approcher ni vis­iter ?

Surtout pas ! Quelques jour­nal­istes mal inten­tion­nés ou mal infor­més l’ont dit, mais c’est l’in­verse que nous voulons faire. Nous tra­vail­lons pour les généra­tions qui vien­nent donc les vis­ites seront non seule­ment autorisées mais favorisées. Avec des exi­gences bien sûr : ne rien cueil­lir, ne rien touch­er, ne rien arracher, ne rien tuer. Être respectueux, en somme. Il ne fau­dra pas non plus que les gens marchent sur le sol parce que dans une forêt pri­maire le sol est très mou. Si vous marchez dessus, le sol se tasse autour des racines et cela peut faire mourir les arbres. Il y a beau­coup de parcs nationaux dans le monde entier où vous marchez sur des petits pas­sages en bois à trente cen­timètres de haut.

Pourquoi avoir choisi ce pro­jet en par­ti­c­uli­er ? Est-il, selon vous, le meilleur pro­jet pour sauve­g­arder le vivant ?

Comme c’est là qu’il y a le max­i­mum de bio­di­ver­sité, je ne vois pas ce qu’on pour­rait trou­ver de mieux.

Fran­cis Hal­lé © Actes Sud

Avez-vous des adver­saires dans ce pro­jet ?

Ah oui, j’en ai beau­coup ! Les chas­seurs : ils ne sup­por­t­ent pas qu’on les empêche de chas­s­er. Les forestiers : beau­coup trou­vent que la libre évo­lu­tion est un mode de ges­tion qui con­duit, excusez l’ex­pres­sion, à « un bor­del infâme ». J’en déduis qu’ils n’ont jamais vu de forêt pri­maire et le con­traire m’au­rait éton­né.

On a des adver­saires mais on a aus­si beau­coup de par­ti­sans. C’est assez sur­prenant car les gens ne con­nais­sent pas la forêt pri­maire puisqu’on n’en a plus en Europe. Je ne m’at­tendais pas à ce qu’il y ait un tel mou­ve­ment de sym­pa­thie et d’en­t­hou­si­asme.

On dit sou­vent qu’il n’y a jamais eu autant de sur­faces boisées en France que de nos jours, mais ces sur­faces sont-elles vrai­ment des forêts ?

Non, il ne faut pas mélanger les forêts et les plan­ta­tions d’arbres. Je n’ai rien con­tre les plan­ta­tions, on en a besoin. Mais si vous faites une plan­ta­tion d’ar­bres d’une seule espèce, il n’y a pas de diver­sité dans les espèces végé­tales, ni dans les her­bi­vores puisqu’il n’y a qu’une espèce à manger. De plus, les plan­ta­tions sont faites pour être exploitées donc le stock­age de car­bone ne sera pas durable. La plan­ta­tion, c’est presque l’in­verse de la forêt.

Les autorités con­fondent les deux, ce qui leur per­met de dire que la forêt, en France, se porte bien. On nous dit qu’il y en a plus qu’a­vant mais c’est faux ! Il y en a moins qu’a­vant. Sou­vent, on met des plan­ta­tions après avoir détru­it la forêt car, sur le plan économique, une plan­ta­tion est beau­coup plus rentable qu’une forêt. Les sur­faces de plan­ta­tions com­men­cent à dépass­er les sur­faces de vraies forêts, sans par­ler des forêts pri­maires, puisqu’il n’y en a plus.

Qu’at­ten­dez-vous pour la suite ?

Je voudrais que mon pro­jet marche mais je voudrais surtout qu’il soit imité. S’il marche en France, les pays voisins vont se dire : « c’est facile, il suf­fit d’attendre ». C’est une ques­tion de patience et ce n’est pas coû­teux. La par­celle qu’on va essay­er de chang­er en forêt pri­maire ne suf­fi­ra pas à elle seule ni pour rétablir la bio­di­ver­sité, ni pour arranger le cli­mat. C’est beau­coup trop petit. Donc tout ce qu’on peut espér­er, c’est que ce pro­jet devi­enne sorte de mod­èle. A ce moment-là, j’ex­pli­querai à qui veut com­bi­en c’est facile. Il suf­fit de laiss­er la nature tra­vailler.

Fran­cis Hal­lé, Pour une forêt pri­maire en Europe de l’Ouest, Actes Sud, 64p., 8€.