Entretien

Justine Sène de Minuit 12 : «La danse ramène de l’incarnation et de la chaleur dans l’écologie, qui peut paraître froide avec plein de chiffres»

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En corps. Jus­tine Sène est danseuse et cofon­da­trice du col­lec­tif Minu­it 12, qui met la danse au ser­vice du cli­mat. Dans cet entre­tien à Vert, elle assure que l’art et la joie sont essen­tiels à la tran­si­tion écologique, enjoint les artistes à ral­li­er cette révo­lu­tion éco-cul­turelle et annonce une grande marche artis­tique le 11 juin à Paris.

C’est quoi Minuit 12 ?

C’est un col­lec­tif pluridis­ci­plaire d’artistes, prin­ci­pale­ment âgés de 19 à 30 ans, fondé par des danseuses, qui met­tent leur art au ser­vice des enjeux écologiques. Il est né il y a un an au cours d’un pro­jet de créa­tion sur notre rap­port à l’eau. Au fur et à mesure de nos dis­cus­sions, on s’est aperçu qu’il man­quait un espace d’expression pour les artistes qui voulaient s’engager. À tra­vers le col­lec­tif, nous invi­tons les artistes à sor­tir des salles de spec­ta­cle et à s’engager, car la tran­si­tion écologique doit se faire dans la forme et la pra­tique de la cul­ture, mais aus­si dans les réc­its. Par exem­ple, nous avons fait une action avec Camille Eti­enne en avril 2022 devant le siège de Total pour pro­test­er con­tre la con­struc­tion du pipeline EACOP.

© Avant l’or­age

Ce qui nous intéresse, ce n’est pas unique­ment de faire du beau pour faire plaisir, mais mon­ter un tra­vail pro­fes­sion­nel, car l’écologie ne doit pas se lim­iter à grat­ter la gui­tare autour du feu de camp — même si c’est très bien. Il y a des danseurs pro­fes­sion­nels, qui ont tra­vail­lé dans des com­pag­nies comme celle de Mourad Mer­zou­ki, qui nous ont dit qu’ils aimeraient utilis­er leur art au ser­vice d’une cause. Le col­lec­tif per­met de créer cet espace d’expression pour les artistes et d’inviter d’autres gens à se mobilis­er.

En ce moment, nous tra­vail­lons au pro­jet «Mag­ma» qui sera l’af­fir­ma­tion du mes­sage qu’on porte avec Minu­it 12. Nous mon­tons une per­for­mance dans la forêt de Nemours avec l’Orchestre curieux — ceux qui sont sur le glac­i­er dans le court-métrage de Camille Eti­enne et la com­positrice Inès Ram­dane de Ara­bicfla­vor Music.

© Avant l’or­age

Nous aurons une semaine d’événements à l’Académie du cli­mat à Paris avec des con­férences, des ate­liers et des spec­ta­cles. Nous tra­vail­lons avec des écoles d’art sur les scé­nar­ios de tran­si­tion de l’Ademe [l’Agence de la tran­si­tion écologique]. Et nous appelons à la mobil­i­sa­tion des artistes et du secteur cul­turel avec une grande marche artis­tique le 11 juin. Nous voulons que ce soit le sym­bole d’une révo­lu­tion artis­tique.

Comment est né le collectif et pourquoi «Minuit 12»?

Nous sommes trois cofon­da­tri­ces avec Jade et Pauline. Nous nous sommes ren­con­trées à Sci­ences Po, nous étions toutes danseuses. Pauline est for­mée au clas­sique depuis toute petite, Jade est gym­naste, elle a fait de la danse con­tem­po­raine, moi du hip hop et du waack­ing [une danse de club, ndlr]. On a com­mencé à créer ensem­ble. Des gens qui font des dis­cours, il y en a plein. On ne voulait pas refaire ce qui est déjà fait. C’est le pre­mier moyen qui nous soit venu. Puis, il y a eu la volon­té de pour­suiv­re en dehors du cadre de nos études. Le col­lec­tif a com­mencé par un zoom pen­dant le con­fine­ment.

Minu­it 12 parce qu’on tra­vaille beau­coup les soirs, la nuit. On aimait l’idée de dead­line avec minu­it, une date butoir qui serait un peu dépassée… Mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas rat­trap­er les choses et qu’il faut aban­don­ner.

Jus­tine Sene, col­lec­tif Minu­it 12 © Flo­rent Mahi­ette

La danse permettrait de renouveler les formes de lutte ?

Nous invi­tons cha­cune et cha­cun à être plus créatif dans la manière de penser la tran­si­tion et le «monde d’après». La danse est un moyen de sen­si­bilis­er les gens d’une autre façon. Nous ne sommes pas tous sen­si­bles aux chiffres, sinon nous nous seri­ons réveil­lés au pre­mier rap­port du Giec. Par ailleurs, on ne peut pas avoir envie de pro­téger quelque chose si on n’a pas d’attachement émo­tion­nel. On a besoin du sen­si­ble, d’avoir ces autres canaux pour par­ler d’écologie. Nous voulons voir com­ment on peut utilis­er le mil­i­tan­tisme dans notre créa­tion et com­ment notre créa­tion peut apporter de nou­veaux out­ils de lutte. On organ­ise des ate­liers, on a envie d’inviter les gens à utilis­er large­ment ces moyens de lutte là.

La danse a un grand pou­voir pour touch­er les gens. Notre société est con­cen­trée sur l’image donc c’est très effi­cace. Par ailleurs, la bar­rière de la langue dis­paraît avec la danse. C’est un rap­port plus direct qui passe par le corps. Le corps est le pre­mier out­il avec lequel on fait face à tous les dérè­gle­ments cli­ma­tiques. On souf­fre avec le corps quand il fait chaud, quand nous avons faim…. La danse ramène de l’incarnation et de la chaleur dans l’écologie qui peut paraître froide avec plein de chiffres et de don­nées.

Votre public est-il sensible à vos performances ?

Nous avons des retours très posi­tifs et des mes­sages touchants. Nous avons mon­té une pièce qui s’appelle «Réc­its». Ce sont trois réc­its croisés de Pauline, Jade et moi qui ren­con­trons cha­cune un milieu naturel : l’orage, l’arbre de l’enfance dérac­iné, la mer par un voy­age en voili­er. Une per­son­ne qui a vu la représen­ta­tion a dit que cela l’avait inspirée et qu’elle avait fait son pro­pre voy­age en voili­er. Des gens sont très touchés. On a suivi le fil : ce qu’on fait plaît, les gens ont besoin d’avoir une forme de joie. Pas for­cé­ment de la légèreté, mais de respir­er dans un cli­mat de mil­i­tan­tisme qui peut être anx­iogène.

Cer­taines cri­tiques nous reprochent de pren­dre les choses à la légère, mais nous ne sommes pas là que pour nous amuser. La danse et la joie ont tou­jours fait par­tie des mou­ve­ments soci­aux.

© Minu­it 12

Cela fait écho à la vidéo de Mathilde Caillard, alias «MC danse pour le climat», qui a fait le tour des réseaux sociaux…

Oui, nous dan­sons avec elle sur la vidéo. Il y a eu beau­coup de com­men­taires négat­ifs, mais nous soutenons que l’on peut revendi­quer des choses tout en étant dans la joie et l’envie de porter ces reven­di­ca­tions. C’est génial de voir des gens man­i­fester et être heureux de le faire dans un con­texte de répres­sion des man­i­fs. Cela per­met aux gens de con­tin­uer à man­i­fester, de lut­ter con­tre le cli­mat de peur et d’anxiété voulu. On est là pour partager un truc tous ensem­ble.

Moi, je viens du waack­ing, une danse née dans les années 70 aux Etats-Unis, sur de la dis­co. C’est une danse sociale, de boîte. Je viens de l’univers de la fête dans la danse. Mes meilleurs potes, je les ai ren­con­trés en soirée à tra­vers la danse. Je ne peux pas danser si je ne suis pas heureuse et que je n’ai pas cet univers. Au sein de Minu­it 12, nous avons envie de garder cette dimen­sion con­viviale, de ne pas se sen­tir tous seuls dans les com­bats, ce qui mèn­erait à un sen­ti­ment de décourage­ment.

Avoir cette force du groupe est puis­sante. On a envie d’inviter d’autres artistes à nous rejoin­dre, notam­ment cer­tains qui ne sont pas dans les codes d’une cul­ture priv­ilégiée. Nous avons envie de pou­voir par­ler aux gens, peu importe leur back­ground. De créer un nou­veau lan­gage com­mun con­tem­po­rain, uni­versel et de faire ressen­tir les indi­vid­u­al­ités de chacun·e à tra­vers la danse.