Décryptage

Exploitation des fonds marins : la destruction du vivant et du climat au nom de la transition écologique

Pour la première fois, une entreprise minière s’apprête à exploiter les fonds marins pour y collecter des roches riches en métaux à destination des batteries de voitures électriques. Une pratique qui promet de détruire des écosystèmes encore inexplorés et qui pourrait constituer une « bombe climatique » à retardement.
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Au beau milieu du Paci­fique, entre Hawaï et le Mex­ique, un engin d’un genre nou­veau s’apprête à plonger 4 000 mètres sous la sur­face de l’eau. À mi-chemin entre la moisson­neuse bat­teuse et l’aspirateur géant, cette machine devrait col­lecter 3 600 tonnes de nod­ules polymé­talliques d’i­ci à la fin de l’année. Rich­es en cobalt, nick­el, cuiv­re et man­ganèse, ces roches de la taille d’une pomme de terre dor­ment au fond de l’océan depuis des mil­lions d’années, « comme des balles sur un ter­rain de golf », aime à com­par­er Ger­ard Bar­ron, prési­dent et directeur général de The met­als com­pa­ny (TMC), l’une des com­pag­nies minières les plus en avance sur la prospec­tion de ces gise­ments de métaux en vue de leur exploita­tion, notam­ment pour con­stru­ire des bat­ter­ies de voitures élec­triques. Depuis le 3 octo­bre, les don­nées satel­lites mon­trent une sta­bil­i­sa­tion du bateau, lais­sant penser que l’ex­ploita­tion a com­mencé.

Mais l’accès aux nod­ules est com­pliqué. Un peu plus de la moitié du sous-sol de l’océan est sous la super­vi­sion de l’Autorité inter­na­tionale des fonds marins (AIFM), seule à pou­voir en autoris­er l’exploration — et, désor­mais, l’exploitation. Fondé sous l’égide des Nations unies en 1994, cet organ­isme a pour mem­bres 167 États et l’Union européenne. Le 5 sep­tem­bre, pour la pre­mière fois, il a autorisé TMC à tester son sys­tème de col­lecte dans l’une des régions les plus rich­es en nod­ules du monde : la zone de Clar­i­on-Clip­per­ton, dans le Paci­fique.

Les nod­ules polymé­talliques sont par­ti­c­ulière­ment rich­es en cobalt, nick­el, cuiv­re et man­ganèse. © The met­als com­pa­ny

Vers une généralisation de l’exploitation

Une autori­sa­tion délivrée dans des con­di­tions décriées par les asso­ci­a­tions de défense de l’environnement. « Les procé­dures habituelles ont été enjam­bées, ça a été fait dans une pré­cip­i­ta­tion immense. Nor­male­ment, la demande doit pass­er par un vote des mem­bres de l’AIFM », s’indigne Anne-Sophie Roux, représen­tante française de l’ONG Sus­tain­able ocean alliance, qui plaide pour un mora­toire con­tre le deep sea min­ing, l’exploitation minière des fonds marins. « Ça ouvre encore un peu plus la voie à l’autorisation de l’exploitation à une échelle indus­trielle », regrette la mil­i­tante. Car, si c’est la pre­mière fois qu’une entre­prise est autorisée à min­er les fonds marins, la pra­tique pour­rait se généralis­er très bien­tôt.

En juin 2021, l’État insu­laire de Nau­ru, dans le Paci­fique, a par­rainé une demande de TMC, enclen­chant ain­si un mécan­isme juridique qui laisse deux ans à l’AIFM pour établir un cadre légal à l’exploitation. À par­tir de juin 2023, les pre­miers per­mis pour­raient donc être délivrés. Mais cette pre­mière autori­sa­tion-test fait déjà du cauchemar des opposants au deep sea min­ing une réal­ité. Neuf jours après avoir reçu le feu vert, « Hid­den Gem » (ou gemme cachée), le bien nom­mé vais­seau de TMC, a quit­té le port vers la zone de Clar­i­on-Clip­per­ton. « C’est évidem­ment une mau­vaise nou­velle. Mais on espère qu’elle peut faire pren­dre con­science de l’urgence de la sit­u­a­tion à des pays comme la France, qui n’ont pas claire­ment pris posi­tion pour un mora­toire », souligne Anne-Sophie Roux.

« On ne maîtrise pas les conséquences »

Les sci­en­tifiques tirent la son­nette d’alarme. Les abysses sont l’écosystème le moins bien con­nu de la planète et l’on dis­pose de trop peu d’éléments pour mod­élis­er les impacts qu’aurait une exploita­tion à l’échelle indus­trielle. Alors que douze astro­nautes ont déjà foulé la sur­face de la lune, seul·es qua­tre plongeur·ses se sont aventuré·es dans les grands fonds marins, à plus de 200 mètres de pro­fondeur. « Et chaque fois que l’on explore une plaine abyssale, 70 à 90% des espèces que l’on échan­til­lonne sont incon­nues », indique à Vert Raphaël Seguin, chercheur en biolo­gie marine à l’université de Mont­pel­li­er.

Le véhicule col­lecteur de nod­ules s’apprête à plonger au fond de la zone de Clar­i­on Clip­per­ton, dans le Paci­fique. © The met­als com­pa­ny

La con­quête indus­trielle de cet écosys­tème jusqu’ici préservé de l’homme aurait un effet dévas­ta­teur. Toute espèce sur le chemin du col­lecteur de nod­ules serait pul­vérisée. En sup­p­ri­mant ces pré­cieuses roches, c’est aus­si un habi­tat qui dis­paraitrait. Des éponges y sont par­fois accrochées depuis plus de 10 000 ans, sur lesquelles des ani­maux pon­dent leurs œufs. Sans compter la pol­lu­tion sonore et lumineuse émise par les machines. « Le bruit pour­rait ray­on­ner jusqu’à 500 kilo­mètres autour de la zone exploitée. L’industrie aura des impacts au-delà de la zone minée, touchant des espaces pro­tégés, des routes migra­toires ou des zones économiques exclu­sives, avec notam­ment des réper­cus­sions sur la pêche. On ne maîtrise pas les con­séquences », analyse Raphaël Seguin.

Ces con­séquences seraient d’ailleurs irréversibles. « Il n’y a aucune chance que ces écosys­tèmes récupèrent. Depuis que l’espèce humaine existe, les nod­ules polymé­talliques ont pris l’épaisseur d’un cheveu. C’est une échelle tem­porelle qui dépasse notre enten­de­ment », insiste Raphaël Seguin. En 1989, le Pérou a procédé à un test grandeur nature pour éval­uer les impacts de l’exploitation minière des fonds marins, en raclant le planch­er océanique. 26 ans plus tard, les traces étaient tou­jours vis­i­bles. Et en 2017, un rap­port com­mandé par le gou­verne­ment bri­tan­nique aver­tis­sait que l’ex­ploita­tion minière des fonds marins pour­rait entraîn­er « l’ex­tinc­tion d’e­spèces uniques qui for­ment le pre­mier éch­e­lon de la chaîne ali­men­taire ».

« Une bombe climatique à retardement »

Inter­rogée par Vert, TMC recon­nait qu’il « n’existe pas d’in­dus­tries extrac­tives à impact zéro ». Pour autant, exploiter les nod­ules est la seule manière de se libér­er de la dépen­dance aux éner­gies fos­siles, jure la com­pag­nie. « Nous sommes con­va­in­cus qu’ils peu­vent con­sid­érable­ment réduire l’im­pact de l’ap­pro­vi­sion­nement en métaux essen­tiels pour la fab­ri­ca­tion des bat­ter­ies, sur la planète comme sur les per­son­nes », souligne un porte-parole de la com­pag­nie, qui affiche d’ailleurs sur son site que « les nod­ules polymé­talliques sont la voie la plus pro­pre vers les véhicules élec­triques ». Pour­tant, plusieurs multi­na­tionales, comme Google, Renault, BMW ou encore Sam­sung, ont déclaré qu’elles n’utiliseraient pas de métaux issus des fonds marins.

Pour de nom­breux sci­en­tifiques, exploiter les fonds marins pour sauver le cli­mat est une fausse bonne idée. Les océans sont le pre­mier puits de car­bone du monde. Ils absorbent 93 % de l’excès de chaleur induit par les activ­ités humaines, et en « retourn­er les fonds, c’est ris­quer d’altérer leur capac­ité de cap­tage du CO2 tout en faisant remon­ter celui qui y est stocké », alerte Raphaël Seguin. En somme, ça pour­rait « créer une sorte de bombe cli­ma­tique à retarde­ment pour les généra­tions futures ».