Analyse

Le double jeu du gouvernement sur les océans, entre protection de la biodiversité et exploitation des ressources

Quelques jours à peine après avoir répété la nécessité de protéger le grand bleu lors du One ocean summit à Brest (Finistère), le gouvernement annonce le développement massif de nouvelles technologies pour explorer et « maîtriser les fonds marins ».
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On se fait l’abysse ? Ven­dre­di, à Brest, Emmanuel Macron clô­tu­rait son som­met de la mer en déplo­rant que l’océan soit « la pre­mière vic­time de ce que nous n’avons pas su faire » pour le pro­téger. Lun­di, les fonds marins deve­naient, cette fois selon les mots de la min­istre des armées, Flo­rence Par­ly, « un nou­v­el espace de com­péti­tion stratégique ». Un grand revire­ment qui illus­tre le numéro d’équilibrisme auquel s’adonne la France, qui veut en même temps se pos­er en pro­tec­trice de la planète et en grande puis­sance géopoli­tique. 

Accom­pa­g­née du chef d’état-major des armées, le général Thier­ry Burkhard, Flo­rence Par­ly a présen­té, lun­di, les grandes lignes de la toute nou­velle « stratégie min­istérielle de maîtrise des fonds marins ». L’armée française prévoit de se dot­er de tech­nolo­gies pour explor­er les grands fonds — à savoir des robots et des drones sous-marins qui seront capa­bles d’atteindre 6 000 mètres de pro­fondeur. L’opération n’a pas été chiffrée pour le moment.

L’objectif affiché de ce pro­jet est de mieux con­naître les abysses : les fonds marins représen­tent 60% de la sur­face de la planète mais seuls 2% d’entre eux sont quadrillés avec une pré­ci­sion métrique. Comme le souligne la min­istre sur Twit­ter, la pro­fondeur moyenne des fonds marins est de 3 800 mètres, tan­dis que les forces armées ne sont pas en capac­ité d’explorer au-delà de 2 000 mètres. 

Un argu­ment sur lequel s’appuie Emmanuel Macron pour jus­ti­fi­er les mis­sions exploratoires : « On ne peut pas pro­téger ce qu’on ne con­naît pas », a‑t-il défendu au One ocean sum­mit la semaine dernière. Sur le papi­er, l’intention sem­ble louable, mais elle n’est pas la seule moti­va­tion de la France. 

Asseoir la souveraineté française et explorer les ressources minières

L’intérêt est avant tout stratégique. La « maîtrise » des fonds marins est une ques­tion géopoli­tique de haute impor­tance. Avec le cyber et le spa­tial, l’océan est devenu un nou­veau champ de con­flit inter­na­tion­al, prin­ci­pale­ment car la sou­veraineté des États y est encore peu établie. 

Par exem­ple, 99% des flux mon­di­aux sur Inter­net tran­si­tent par plus de 450 câbles sous-marins. L’absence de gou­ver­nance con­crète en haute mer est alors une porte ouverte aux actes de sab­o­tage ou d’espionnage. En novem­bre dernier, la Norvège a subi l’arrachage sus­pect d’un câble ser­vant aux ser­vices de ren­seigne­ment, un acte attribué aux forces russ­es. Pour la France, mieux con­trôler les fonds marins est une manière d’affirmer sa sou­veraineté et de pro­téger ses intérêts dans sa zone économique exclu­sive (ZEE), la deux­ième plus grande au monde.

La carte des câbles sous-marins de l’In­ter­net © La Terre est bleue, atlas de la mer au XXIème siè­cle

De plus, le prési­dent n’a jamais caché son appétit pour les ressources sous-marines. Les pro­fondeurs regor­gent de minéraux tels que le zinc, le nick­el ou le cuiv­re. Plus pré­cieux encore, les métaux rares (notam­ment le lithi­um, le titane ou le cobalt) foi­son­nent sur le planch­er océanique. Des élé­ments jugés indis­pens­ables au développe­ment des tech­nolo­gies numériques ou du secteur des éner­gies renou­ve­lables. 

En octo­bre 2021, Emmanuel Macron a fait de l’exploration des grands fonds une des pri­or­ités de son pro­gramme d’investissement « France 2030 » en expli­quant qu’il s’agissait, non seule­ment, d’« un levi­er extra­or­di­naire de com­préhen­sion du vivant », mais aus­si « d’accès à cer­tains métaux rares ». Tout en pré­cisant, à plusieurs repris­es, qu’il par­lait bien d’exploration et non d’exploitation. 

Des risques pour la biodiversité

Or, l’Union inter­na­tionale pour la con­ser­va­tion de la nature (UICN) craint un glisse­ment entre ces deux notions. Ven­dre­di, son comité français a alerté « sur les dan­gers d’une per­spec­tive d’exploration et d’exploitation des grands fonds marins » par les autorités français­es. Destruc­tion des habi­tats marins, mod­i­fi­ca­tion de la mor­pholo­gie des fonds et des sédi­ments qui les com­posent, pol­lu­tion sonore, tox­ique et lumineuse… L’ONG dédiée à l’inventaire et la pro­tec­tion du vivant détaille, sans détour, les « dom­mages et per­tur­ba­tions très préoc­cu­pants et irréversibles » pour les écosys­tèmes marins qui pour­raient découler des activ­ités d’exploitation. 

D’autant que les sig­naux envoyés par la France ne sont guère ras­sur­ants. En sep­tem­bre 2021, l’U­nion inter­na­tionale pour la con­ser­va­tion de la nature (UICN) a adop­té un mora­toire sur l’exploitation minière des grands fonds à l’occasion de son con­grès mon­di­al, qui s’est tenu à Mar­seille. La France a décidé de s’abstenir.
Par ailleurs, la stratégie d’exploration présen­tée cette semaine emploie un champ lex­i­cal fort guer­ri­er. On y par­le de « ter­res de con­quête », de « guerre des drones » ou de « guerre des abysses », de « pira­terie sous-marine » qui « pille et détru­it les richess­es ». Un vocab­u­laire sur­prenant, juge François Charti­er, chargé de la cam­pagne océan de Green­peace. « On a l’impression de faire un bond de plusieurs siè­cles en arrière », indique-t-il auprès de Vert. Comme une manière de con­sid­ér­er l’océan comme un ter­ri­toire à colonis­er plutôt qu’à pro­téger.