Grand reportage

En Colombie, l’opposition au “fracking” est une lutte pour les droits humains

Au nord du pays, les habitant·es de Puerto Wilches s’opposent depuis deux ans à l’implantation de deux projets d’extraction de pétrole de schiste par fracturation hydraulique. Menaces et attentats se multiplient contre les leaders communautaires qui osent élever leur voix.
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« No al frack­ing en Puer­to Wilch­es ! » Repris par la cinquan­taine de participant·es présent·es le 8 octo­bre à l’assemblée, le slo­gan résonne sous le toit de tôle du cen­tre syn­di­cal de Puer­to Wilch­es. Porté par la clameur, le con­seiller munic­i­pal Win­ston Reyes s’avance dans l’air chaud et humide : « Nous devions tous tra­vailler ce matin. Pour­tant, nous avons tous décidé de venir ici pour affirmer que Puer­to Wilch­es, ce n’est pas que le pét­role ! »

Depuis deux ans, Win­ston et ses cama­rades vivent au rythme de la lutte con­tre le frack­ing. Cette tech­nique, appelée frac­tura­tion hydraulique en français, con­siste à injecter de l’eau mélangée à des pro­duits chim­iques dans le sol pour fis­sur­er la roche et en extraire des hydro­car­bu­res. Inter­dit en Colom­bie, le procédé devait être testé à Puer­to Wilch­es, ville moyenne du départe­ment de San­tander, dans le nord du pays. La munic­i­pal­ité a été choisie pour accueil­lir les deux pre­miers pro­jets pilotes d’exploitation de gise­ments non-con­ven­tion­nels de pét­role de schiste, bap­tisés « Kalé » et « Platero » et gérés par Ecopetrol, le géant nation­al de l’énergie.

Affich­es anti-frack­ing à Puer­to Wilch­es. « Ni ici, ni nulle part, ni main­tenant, ni jamais – Car l’eau vaut plus que le pét­role », clame celle de gauche. © William Gazeau / Vert

Les autorités envi­ron­nemen­tales ont beau avoir don­né leur feu vert fin mars, les habitant·es con­tin­u­ent de s’opposer aux pro­jets. Avant le début de la réu­nion, Diana Areva­lo Moreno, t‑shirt aux couleurs du col­lec­tif Afrow­ilch­es sur les épaules, plac­arde des affich­es aux murs du local. L’une clame que « l’eau a plus de valeur que le pét­role », une autre explique que « le frack­ing aug­mente le risque de trem­ble­ment de terre ».

Eau contaminée, poissons empoisonnés

« Née et élevée » à Puer­to Wilch­es, la mil­i­tante de 37 ans con­nait sur le bout des doigts les risques envi­ron­nemen­taux liés au frack­ing. « Un puits a besoin de 20 mil­lions de litres d’eau pour fonc­tion­ner. Et ils veu­lent faire ça alors que la moitié de la ville n’a pas accès à l’eau courante ? », s’interroge cette mère de deux enfants, dont la mai­son ne dis­po­sait pas de douche avant févri­er dernier. L’exploitation de puits con­ven­tion­nels sur le ter­ri­toire de la com­mune a déjà dégradé la qual­ité de l’eau : « Nous avons retrou­vé du xylène, du ben­zène et du toluène dans l’eau de la ville. Avec le frack­ing, ce sera encore pire ».

Bercé par les eaux du rio Mag­dale­na, Puer­to Wilch­es s’étend dans un paysage de marécages, où les afflu­ents du fleuve s’unissent pour for­mer de petits lacs appelés cien­agas. Alvaro Por­tilla Tor­res, pêcheur, habite sur les berges de la cien­aga de Pare­des, située une quin­zaine de kilo­mètres au nord du lieu prévu pour la mise en œuvre du pro­jet Kalé. Pour l’homme de 56 ans, le frack­ing remet en cause l’existence de sa com­mu­nauté : « Il n’y a pas d’alternative économique à la pêche. Si les pois­sons dis­parais­sent, les pêcheurs dis­paraitront avec eux. »

Des pêcheurs d’El Llan­i­to, au sud de Puer­to Wilch­es, vendent la pêche du matin à même leurs embar­ca­tions. © William Gazeau / Vert

Les craintes d’Alvaro se matéri­alisent à une trentaine de kilo­mètres au sud, dans le vil­lage d’El Llan­i­to, au bord de la cien­aga San Sil­vestre. Ecopetrol y déverse les eaux résidu­elles d’exploitation des puits de pét­role alen­tours. Sous l’écrasant soleil de la mi-journée, les pêcheurs comme Yuli Vasquez vendent la pêche du matin à même l’embarcation. Des bocachicos, mais pas de crabe, ni de dorade, comme au temps de ses grands-par­ents. « Il y a de moins en moins de pois­sons, déplore la leader com­mu­nau­taire. Des clients nous accusent même de leur ven­dre des pois­sons empoi­son­nés, comme si nous étions respon­s­ables de la pol­lu­tion. »

Or noir et pauvreté

Front pio­nnier de l’or noir en Colom­bie, la région du Mag­dale­na medio a vu s’ériger son pre­mier puits de pét­role en 1918. Aujourd’hui, cette immense zone à cheval sur huit départe­ments en compte plus de 4 000, surtout con­cen­trés autour de Bar­ran­caber­me­ja, la cap­i­tale du départe­ment de San­tander, à cinquante kilo­mètres au sud de Puer­to Wilch­es. En plein cœur de la ville, le Cristo Petrolero (« Christ pétroli­er »), dont la struc­ture rap­pelle celle d’une tour de for­age, trône devant la raf­finer­ie de la ville. À l’extérieur, les flammes des chem­inées flot­tent sur l’horizon tan­dis que des kilo­mètres de pipelines lon­gent les routes.

A Bar­ran­caber­me­ja, le « Christ pétroli­er » trône fière­ment devant la raf­finer­ie de la ville. © William Gazeau / Vert

Ecopetrol promet que les béné­fices tirés des nou­veaux puits financeront le développe­ment du ter­ri­toire. À Puer­to Wilch­es, 40 années d’extraction pétrolière con­ven­tion­nelle ont eu rai­son de la naïveté des habitant·es. Les maisons aux façades délabrées du cen­tre cèdent pro­gres­sive­ment la place à des baraques de briques, de bois et de tôle. La ville de 35 000 âmes « ne dis­pose ni d’un hôpi­tal de qual­ité, ni de routes con­ven­ables », regrette Diana.

« Ils vien­nent piller le sous-sol et ne lais­sent que la pol­lu­tion », enrage Juan José Pacheco, un autre mil­i­tant anti-frack­ing présent à la réu­nion. Le San­tander est le qua­trième départe­ment le plus riche du pays, mais les div­i­den­des pétroliers ne prof­i­tent pas à tout le monde. Le taux de pau­vreté moné­taire extrême, établi à 161 099 pesos men­su­els, soit env­i­ron 36 euros, dépasse 13 % de la pop­u­la­tion. Ce taux effleure même les 21 % dans le départe­ment voisin de Boli­var.

Menaces, assassinats et exils

La pau­vreté n’est pas le seul fléau dans le sil­lage de l’extractivisme. À Puer­to Wilch­es, les atteintes aux droits humains se mul­ti­plient con­tre les lead­ers soci­aux et envi­ron­nemen­taux. Depuis le début de l’année, 21 per­son­nes ont été assas­s­inées. Yuvelis Natalia Morales, leader du col­lec­tif Aguaw­il, s’est exilée en France après que deux hommes armés sont venus la men­ac­er à son domi­cile. « Yuvelis n’a rien fait de plus que de dire “non au frack­ingdans une réu­nion publique », se lamente Diana, les yeux rem­plis de tristesse en pen­sant à sa cama­rade de 21 ans.

Mal­gré les intim­i­da­tions, Diana Areva­lo Moreno est bien décidée à con­tin­uer la lutte. © William Gazeau / Vert

La présence de groupes armés comme le Clan del Gol­fo, mil­ice para­mil­i­taire recon­ver­tie en car­tel de drogues, est source de nom­breuses vio­lences. Leur influ­ence s’immisce dans l’économie légale, en par­ti­c­uli­er le lucratif secteur pétroli­er, selon Oscar Sam­payo, activiste de la Cor­po­ra­cion Region­al Yarigu­ies, une ONG qui veut met­tre en lumière les liens entre l’industrie extrac­tive et les vio­la­tions des droits humains : « la fron­tière entre économie illé­gale et légale est per­méable, notam­ment dans des proces­sus de blanchi­ment d’argent. L’argent illé­gal peut se retrou­ver dans les chaines d’approvisionnement de l’industrie pétrolière. »

Mal­gré les risques, Diana ne compte pas baiss­er les bras. La promesse du nou­veau prési­dent Gus­ta­vo Petro d’interdire le frack­ing lui donne de l’espoir. Une loi dans ce sens a été présen­tée devant le par­lement le 10 août. En réponse, Ecopetrol a sus­pendu ses deux pro­jets pilotes pour 90 jours en atten­dant une réponse claire des autorités. Une déci­sion célébrée comme une vic­toire — certes pro­vi­soire – à Puer­to Wilch­es.

À Puer­to Wilch­es, de nom­breuses fresques rap­pel­lent l’opposition des habitant·es aux pro­jets d’exploitation de pét­role de schiste, ain­si que leur volon­té de préserv­er la qual­ité de l’eau sur le ter­ri­toire. © William Gazeau / Vert