« No al fracking en Puerto Wilches ! » Repris par la cinquantaine de participant·es présent·es le 8 octobre à l’assemblée, le slogan résonne sous le toit de tôle du centre syndical de Puerto Wilches. Porté par la clameur, le conseiller municipal Winston Reyes s’avance dans l’air chaud et humide : « Nous devions tous travailler ce matin. Pourtant, nous avons tous décidé de venir ici pour affirmer que Puerto Wilches, ce n’est pas que le pétrole ! »
Depuis deux ans, Winston et ses camarades vivent au rythme de la lutte contre le fracking. Cette technique, appelée fracturation hydraulique en français, consiste à injecter de l’eau mélangée à des produits chimiques dans le sol pour fissurer la roche et en extraire des hydrocarbures. Interdit en Colombie, le procédé devait être testé à Puerto Wilches, ville moyenne du département de Santander, dans le nord du pays. La municipalité a été choisie pour accueillir les deux premiers projets pilotes d’exploitation de gisements non-conventionnels de pétrole de schiste, baptisés « Kalé » et « Platero » et gérés par Ecopetrol, le géant national de l’énergie.
Les autorités environnementales ont beau avoir donné leur feu vert fin mars, les habitant·es continuent de s’opposer aux projets. Avant le début de la réunion, Diana Arevalo Moreno, t‑shirt aux couleurs du collectif Afrowilches sur les épaules, placarde des affiches aux murs du local. L’une clame que « l’eau a plus de valeur que le pétrole », une autre explique que « le fracking augmente le risque de tremblement de terre ».
Eau contaminée, poissons empoisonnés
« Née et élevée » à Puerto Wilches, la militante de 37 ans connait sur le bout des doigts les risques environnementaux liés au fracking. « Un puits a besoin de 20 millions de litres d’eau pour fonctionner. Et ils veulent faire ça alors que la moitié de la ville n’a pas accès à l’eau courante ? », s’interroge cette mère de deux enfants, dont la maison ne disposait pas de douche avant février dernier. L’exploitation de puits conventionnels sur le territoire de la commune a déjà dégradé la qualité de l’eau : « Nous avons retrouvé du xylène, du benzène et du toluène dans l’eau de la ville. Avec le fracking, ce sera encore pire ».
Bercé par les eaux du rio Magdalena, Puerto Wilches s’étend dans un paysage de marécages, où les affluents du fleuve s’unissent pour former de petits lacs appelés cienagas. Alvaro Portilla Torres, pêcheur, habite sur les berges de la cienaga de Paredes, située une quinzaine de kilomètres au nord du lieu prévu pour la mise en œuvre du projet Kalé. Pour l’homme de 56 ans, le fracking remet en cause l’existence de sa communauté : « Il n’y a pas d’alternative économique à la pêche. Si les poissons disparaissent, les pêcheurs disparaitront avec eux. »
Les craintes d’Alvaro se matérialisent à une trentaine de kilomètres au sud, dans le village d’El Llanito, au bord de la cienaga San Silvestre. Ecopetrol y déverse les eaux résiduelles d’exploitation des puits de pétrole alentours. Sous l’écrasant soleil de la mi-journée, les pêcheurs comme Yuli Vasquez vendent la pêche du matin à même l’embarcation. Des bocachicos, mais pas de crabe, ni de dorade, comme au temps de ses grands-parents. « Il y a de moins en moins de poissons, déplore la leader communautaire. Des clients nous accusent même de leur vendre des poissons empoisonnés, comme si nous étions responsables de la pollution. »
Or noir et pauvreté
Front pionnier de l’or noir en Colombie, la région du Magdalena medio a vu s’ériger son premier puits de pétrole en 1918. Aujourd’hui, cette immense zone à cheval sur huit départements en compte plus de 4 000, surtout concentrés autour de Barrancabermeja, la capitale du département de Santander, à cinquante kilomètres au sud de Puerto Wilches. En plein cœur de la ville, le Cristo Petrolero (« Christ pétrolier »), dont la structure rappelle celle d’une tour de forage, trône devant la raffinerie de la ville. À l’extérieur, les flammes des cheminées flottent sur l’horizon tandis que des kilomètres de pipelines longent les routes.
Ecopetrol promet que les bénéfices tirés des nouveaux puits financeront le développement du territoire. À Puerto Wilches, 40 années d’extraction pétrolière conventionnelle ont eu raison de la naïveté des habitant·es. Les maisons aux façades délabrées du centre cèdent progressivement la place à des baraques de briques, de bois et de tôle. La ville de 35 000 âmes « ne dispose ni d’un hôpital de qualité, ni de routes convenables », regrette Diana.
« Ils viennent piller le sous-sol et ne laissent que la pollution », enrage Juan José Pacheco, un autre militant anti-fracking présent à la réunion. Le Santander est le quatrième département le plus riche du pays, mais les dividendes pétroliers ne profitent pas à tout le monde. Le taux de pauvreté monétaire extrême, établi à 161 099 pesos mensuels, soit environ 36 euros, dépasse 13 % de la population. Ce taux effleure même les 21 % dans le département voisin de Bolivar.
Menaces, assassinats et exils
La pauvreté n’est pas le seul fléau dans le sillage de l’extractivisme. À Puerto Wilches, les atteintes aux droits humains se multiplient contre les leaders sociaux et environnementaux. Depuis le début de l’année, 21 personnes ont été assassinées. Yuvelis Natalia Morales, leader du collectif Aguawil, s’est exilée en France après que deux hommes armés sont venus la menacer à son domicile. « Yuvelis n’a rien fait de plus que de dire “non au fracking” dans une réunion publique », se lamente Diana, les yeux remplis de tristesse en pensant à sa camarade de 21 ans.
La présence de groupes armés comme le Clan del Golfo, milice paramilitaire reconvertie en cartel de drogues, est source de nombreuses violences. Leur influence s’immisce dans l’économie légale, en particulier le lucratif secteur pétrolier, selon Oscar Sampayo, activiste de la Corporacion Regional Yariguies, une ONG qui veut mettre en lumière les liens entre l’industrie extractive et les violations des droits humains : « la frontière entre économie illégale et légale est perméable, notamment dans des processus de blanchiment d’argent. L’argent illégal peut se retrouver dans les chaines d’approvisionnement de l’industrie pétrolière. »
Malgré les risques, Diana ne compte pas baisser les bras. La promesse du nouveau président Gustavo Petro d’interdire le fracking lui donne de l’espoir. Une loi dans ce sens a été présentée devant le parlement le 10 août. En réponse, Ecopetrol a suspendu ses deux projets pilotes pour 90 jours en attendant une réponse claire des autorités. Une décision célébrée comme une victoire — certes provisoire – à Puerto Wilches.