Le grand entretien

Edwy Plenel quitte la direction de Mediapart : «Notre réussite, c’est d’avoir initié le journalisme d’impact»

Mediaparti. En un demi-siècle de carrière, du quotidien Rouge à Mediapart en passant par le Monde, Edwy Plenel a contribué à transformer le paysage médiatique. Alors qu’il passe le relais à l’occasion du 16ème anniversaire du média qu’il a cofondé, il se confie à Vert sur sa vision du journalisme, son combat contre l’ascension des autoritarismes, ses réussites et ses défaites.
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Loup Espargilière. Ce jeudi, après 16 ans de bons et loyaux services, tu laisses la présidence de Mediapart, mais tu ne prends pas ta retraite pour autant. C’est quoi la suite ?

Edwy Plenel. Je passe à la fois le témoin de la direc­tion de la pub­li­ca­tion — la respon­s­abil­ité juridique du con­tenu du jour­nal -, et la direc­tion de l’en­tre­prise… Et je vais con­tin­uer à être présent dans Medi­a­part pour y faire mon pre­mier méti­er, qui n’est pas celui de patron de presse, mais de jour­nal­iste.

Tu ne prévois pas de lancer un nouveau média ou de faire un dernier braquage avant de raccrocher ?

Non, Medi­a­part suf­fit à mon bon­heur.

Mediapart — je le sais pour y avoir travaillé -, c’est un journalisme qui ne plaît pas toujours aux cibles de ses enquêtes, à tel point que vous avez connu quelque 300 procès en 16 ans. À chaque fois, en tant que directeur de la publication, tu étais invité à te rendre au tribunal. Que vas-tu faire de tes après-midi, maintenant ?

Même si j’ar­rête, je con­tin­ue à être celui qui a été pour­suivi par des procé­dures passées. Comme c’est sou­vent très long, ça dure déjà deux, trois ans avant d’être jugé en pre­mière instance, puis après en appel. Donc il va m’ar­riv­er encore d’aller au tri­bunal. Après, je serai assez con­tent d’arrêter, même si ça plai­sait bien aux mag­is­trats que je sois assidu, puisque j’é­tais le seul directeur de pub­li­ca­tion à faire ça.

Quelle est ta plus grande fierté à Mediapart ?

Je pense qu’on réus­sit cette trans­mis­sion parce qu’on a con­stru­it un col­lec­tif d’in­di­vid­u­al­ités, qui m’a peut-être trans­for­mé, m’a ren­du — je le dis comme je le ressens — meilleur que je ne l’étais prob­a­ble­ment.

Est-ce qu’il y a eu un fait saillant — par exemple l’affaire Bettencourt ou l’affaire Cahuzac -, où tu t’es dit : «là, on est en train de faire quelque chose d’inédit ou de marquant»?

Sur les enquêtes, je me le suis dit sou­vent, puisque Bet­ten­court, c’é­tait inédit. Cahuzac, c’é­tait inédit. Sarkozy-Kad­hafi, c’é­tait inédit. MeToo, on a été les pre­miers.

Edwy Plenel en mars 2024. © Nico­las Serve / Vert

C’est dif­fi­cile de pren­dre un seul exem­ple, parce que je crois que la réus­site de Medi­a­part, c’est vrai­ment d’avoir ini­tié quelque chose qui n’ex­is­tait pas à ce point, qui est un jour­nal­isme d’im­pact : il ne s’agit pas sim­ple­ment de faire une enquête qui rebon­dit sur une enquête judi­ci­aire qui est déjà en place… Mais de créer cet agen­da nous-mêmes, avant les autorités publiques, avant la jus­tice ; de dénich­er quelque chose qui n’é­tait pas au grand jour.

Et ça, avec par­fois des suc­cès en ter­mes d’im­pact sur la société — comme avec la créa­tion du Par­quet nation­al financier après l’affaire Cahuzac, et par­fois des décep­tions, puisque ça ne débouche pas tou­jours.

Aujourd’hui, Mediapart compte 220 000 abonnés, une série télé est tirée de l’enquête sur la mafia du CO2, un documentaire Netflix porte sur l’affaire Woerth-Bettencourt… Mediapart est-il en voie de mainstreamisation ?

Non. Dis­ons que les affaires de Medi­a­part inspirent du légendaire… Et c’est une bonne chose. Sou­vent, j’ai trou­vé que la crise du jour­nal­isme en France se tradui­sait par l’ab­sence de l’héroï­sa­tion du tra­vail des jour­nal­istes dans l’imaginaire du ciné­ma, et des séries télévisées aujourd’hui. Dans le monde anglo-sax­on, notam­ment aux États-Unis, le jour­nal­iste est sou­vent un héros de la démoc­ra­tie, quitte à ce que ce soit un héros mal­heureux. Et là, ça com­mence à venir en France.

J’ai tou­jours dit que dans la pop­u­lar­ité de Medi­a­part, il y avait un côté Robin des Bois. C’est le jour­nal qui va pren­dre les secrets indû­ment gardés par les rich­es pour les ren­dre au peu­ple. Et ce roman­tisme, c’est une bonne chose qu’il ren­tre dans la cul­ture pop­u­laire, qu’il soit large­ment partagé, car c’est une édu­ca­tion à la démoc­ra­tie, à son idéal.

Est-ce que Mediapart est en train de devenir un média dominant, qui tutoie aujourd’hui les médias à la plus grande force de frappe ?

En ter­mes d’abon­nements numériques, Medi­a­part est le troisième quo­ti­di­en nation­al d’in­for­ma­tion générale en France, der­rière le Figaro, créé au 19ème siè­cle, et Le Monde, qui date de 1944.

Medi­a­part est à la fois dedans et dehors. On est au cœur : nous sommes présents sur l’ac­tu­al­ité inter­na­tionale, sur l’écologie, on a dévelop­pé le mul­ti­mé­dia, les pod­casts, les émis­sions, des films, du data-jour­nal­isme, etc.

En même temps, on est rad­i­cale­ment à part : on est une entre­prise de presse totale­ment prof­itable sur 13 années con­séc­u­tives, avec comme seule recette l’abon­nement. Nous n’avons aucune béquille, aucun arti­fice, pas de sub­ven­tion, pas d’ar­gent des plate­formes, pas de mécènes privés intéressés, pas de pub­lic­ité.

© Nico­las Serve / Vert

Il y a un demi-siècle ou presque, tu écrivais pour Rouge, le journal de la Ligue Communiste Révolutionnaire. Outre l’arrivée d’Internet, quels sont les changements les plus marquants que tu as observés dans le monde du journalisme ces cinquante dernières années ?

La révo­lu­tion numérique est une évi­dence. Comme toute révo­lu­tion, elle s’ac­com­pa­gne de con­tre-révo­lu­tions. Pour repren­dre la for­mule du pio­nnier de la pen­sée écologique Élisée Reclus, dans son dernier livre, L’homme et la terre, il avait employé un néol­o­gisme : il y a le pro­grès et le «régrès».

Le change­ment, pour moi, de ces 20 dernières années, c’est la dégra­da­tion de notre pro­fes­sion, de ses con­di­tions économiques, la prise de con­trôle par des intérêts extérieurs.

«L’opinion devient un cheval de Troie con­tre l’information»

Dans l’ensem­ble des médias privés, à part les nou­veaux entrants comme nous, on voit la dégra­da­tion des con­di­tions de tra­vail, la pré­car­ité ; qui entraîne la dégra­da­tion du débat pub­lic, parce que tous ces intérêts privés, ce n’est pas l’in­for­ma­tion qui les intéresse : c’est le blabla des opin­ions.

L’opin­ion devient un cheval de Troie con­tre l’in­for­ma­tion. La lib­erté de dire étouffe le droit de savoir. C’est ce que nous mon­trent les chaînes xéno­phobes, racistes, por­tant atteinte à la dig­nité humaine que sont les chaînes d’ex­trême droite qui ont aujour­d’hui pignon sur rue en France.

Tout ça per­cute ou aggrave cer­tains tra­vers de la cul­ture française du jour­nal­isme. J’ai croisé depuis tou­jours ce que j’ap­pelais le jour­nal­isme de gou­verne­ment, un jour­nal­isme qui regarde en haut et qui se sent d’abord l’al­lié des pou­voirs. Aujourd’hui, il est très présent, dans la façon dont il cherche sa légitim­ité du côté de l’ac­tion­naire ou du côté de l’É­tat.

À l’in­verse, quelle est la leçon de Medi­a­part ? Si tu ne luttes pas, il ne se passe rien. Et si tu luttes, il se passe par­fois des choses. On est dans ce moment de tran­si­tion, de grande inquié­tude démoc­ra­tique.

«En démoc­ra­tie, il ne peut pas y avoir de médias de masse qui soient des médias d’opin­ion»

Quand j’ai com­mencé dans ce méti­er, c’é­tait banal d’être à l’ex­trême gauche dans l’après-68. Pour le meilleur et pour le pire : tout n’é­tait pas génial là-dedans, il y avait aus­si des illu­sions. C’é­tait un monde — même si dans mon itinéraire per­son­nel, avec le jour­nal­isme que j’ai pra­tiqué, je me suis sou­vent bat­tu con­tre des pou­voirs, j’ai eu des adver­sités — un temps où tout était jeune et à la lim­ite, tout était facile. Il y avait le risque de devenir des séna­teurs, tran­quille.

Aujourd’hui, pour votre généra­tion… bien sûr que c’est dif­fi­cile, mais c’est autrement exci­tant : on retrou­ve un idéal du jour­nal­iste comme fan­tassin des idéaux démoc­ra­tiques, uni­ver­sal­istes, human­istes. C’est mieux que de sim­ple­ment faire car­rière ou avoir un gagne-pain.

Que peut-on faire collectivement contre «l’ogre» Vincent Bolloré, qui croque le monde des médias avec l’assentiment du gouvernement ?

Si on veut aller lire un jour­nal papi­er, on doit aller l’a­cheter ; Europe 1 ou CNews, on n’a rien à faire, on tombe dessus. Une radio ou une télévi­sion, c’est un média de masse à qui l’autorité de régu­la­tion accorde une fréquence qui est un bien pub­lic.

En démoc­ra­tie, il ne peut pas y avoir de médias de masse qui soient des médias d’opin­ion. Encore moins quand ces opin­ions vio­lent le bloc de con­sti­tu­tion­nal­ité, au respect desquels les médias s’en­ga­gent quand ils sig­nent leur con­ven­tion avec l’Arcom. Donc, pour moi, c’est tout sim­ple : il faut leur retir­er le canal de dif­fu­sion.

La démoc­ra­tie, ce n’est pas mon opin­ion con­tre la tienne, mon préjugé con­tre le tien, ma croy­ance con­tre la tienne, ma com­mu­nauté con­tre la tienne, mon iden­tité con­tre la tienne. Ça, c’est la guerre de tous con­tre tous. Un écosys­tème démoc­ra­tique, c’est celui où on fait en sorte qu’au cœur du débat pub­lic, il y ait un rap­port à la vérité, un rap­port à des con­nais­sances, un rap­port à des faits.

© Nico­las Serve / Vert

L’Ar­com n’a pas pris ses respon­s­abil­ités. Il ne suf­fit pas de sanc­tion­ner des man­que­ments par des amendes — mon­sieur Bol­loré est mil­liar­daire. Il faut dire : «Vous dif­fusez des opin­ions qui sont illégitimes, parce que por­tant atteinte à la dig­nité humaine et aux principes d’é­gal­ité. Donc, vous pou­vez faire votre fanzine dans votre coin, mais vous ne pou­vez pas avoir un porte-voix pub­lic sur une fréquence qui est un bien pub­lic».

Si tu laiss­es dif­fuser un média de masse qui propage de fauss­es nou­velles, qui attise les haines, des men­songes, des logiques iden­ti­taires, de dia­boli­sa­tion de l’autre, voire de com­par­er les migrants à des punais­es de lit comme cela a pu être fait [par Pas­cal Praud sur CNews, ce qui lui a valu un rap­pel à l’ordre de l’Arcom cette semaine, NDLR], tu ouvres la voie à quelque chose qui peut être ter­ri­ble. Ça s’appelle la Radio des Mille Collines : pen­dant le géno­cide au Rwan­da, c’était une machette dans une main, un tran­sis­tor dans l’autre. Évidem­ment, je ne dis pas que CNews est Radio Mille Collines, mais cette radio a été créée au nom de la lib­erté d’expression.

Que penses-tu de l’éclosion de tous ces médias indépendants depuis une quinzaine d’années, qui forment un écosystème très vivace, mais aussi très fragile ?

Il est très frag­ile parce que les pou­voirs publics n’ont pas pris des dis­po­si­tions qu’ils devraient pren­dre. Toutes les propo­si­tions sont sur le site du Fonds pour une presse libre [le fonds de dota­tion qui a sanc­tu­ar­isé le cap­i­tal de Medi­a­part et sub­ven­tionne des médias indépen­dants, NDLR] et ont été dévelop­pées lors des États généraux de la presse indépen­dante.

«Aujourd’hui, toutes les inno­va­tions vrai­ment intéres­santes vien­nent des médias indépen­dants»

Par exem­ple, il est inad­mis­si­ble que les aides publiques ail­lent à des mil­liar­daires. Elles devraient être fléchées sur ces nou­veaux entrants pour les aider à avoir le temps de s’in­staller, puisque la sous-cap­i­tal­i­sa­tion est le pre­mier prob­lème.

Aujour­d’hui, toutes les inno­va­tions vrai­ment intéres­santes par rap­port à notre pro­fes­sion — la rela­tion au pub­lic, les vidéos, les pod­casts, le jour­nal­isme de ter­rain, les inves­ti­ga­tions par­tic­i­pa­tives et col­lab­o­ra­tives, les médias très investis sur les ques­tions écologiques, la révo­lu­tion pro­fonde sur les vio­lences sex­istes et sex­uelles… tout cela est dans ce bouil­lon­nement. Pas dans les médias tra­di­tion­nels.

Depuis des années, tu te bats pour éviter ce que tu appelles «la catastrophe» : l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. Est-ce que, finalement, la catastrophe n’est pas déjà là, avec une victoire idéologique et culturelle de l’extrême droite, dont on trouve les idées partout sur les ondes et dans la bouche de beaucoup de dirigeants, y compris de la droite républicaine, qu’elle soit LR ou macroniste ?

Tu as entière­ment rai­son, je l’ai écrit : bien sûr qu’elle est déjà là. En 2023, j’ai fait un livre là-dessus, L’ap­pel à la vig­i­lance, sor­ti trente ans après un appel qui avait été lancé en 1993 pour alert­er sur la banal­i­sa­tion des idées d’ex­trême droite.

La vraie ques­tion n’est pas l’ex­trême droite : elle a son agen­da mil­i­tant et il y aura tou­jours une petite famille intel­lectuelle, mil­i­tante, poli­tique, plus ou moins grou­pus­cu­laire, pour défendre ce qui est le fond de l’ex­trême droite, quelles que soient ses éti­quettes, partout dans le monde, qui est l’iné­gal­ité naturelle. L’idée qu’il y a des orig­ines, des civil­i­sa­tions, des cul­tures, des croy­ances, des apparences, des sex­es, des gen­res qui sont supérieurs à d’autres, naturelle­ment. La promesse démoc­ra­tique — et ça englobe toutes les familles démoc­ra­tiques — c’est l’é­gal­ité naturelle.

«L’extrême droite n’arrive jamais naturelle­ment»

Ce n’est pas un hasard si notre adver­saire est con­tre les droits des femmes ou des LGBT, con­tre une écolo­gie réelle­ment sociale et démoc­ra­tique ; ce n’est pas un hasard si son ali­bi, c’est l’i­den­tité, pour détru­ire cette idée d’une égal­ité com­mune.

Cette extrême droite exis­tera tou­jours. Pour moi, la respon­s­abil­ité, c’est à ceux qui lui font la courte échelle. L’ex­trême droite n’ar­rive jamais naturelle­ment. L’hu­man­ité n’est pas naturelle­ment raciste, xéno­phobe, aveu­gle aux autres et à son prochain. Donc la vraie ques­tion, ce sont les forces poli­tiques, les forces économiques, les forces dom­i­nantes qui font la courte échelle, par courte vue ou par intérêt.

Le monde de pré­da­tion économique, avide de richess­es et d’ar­gent qui nous domine plus que jamais, il sait que ce qu’il fait est inten­able. Partout, des Gilets jaunes à Maï­dan en Ukraine, les peu­ples com­pren­nent ça et dis­ent : «Ce n’est plus pos­si­ble». Et du coup, pour dur­er, ce monde-là désigne des boucs émis­saires, des enne­mis.

Chez nous, la banal­ité, c’est évidem­ment l’im­mi­gré, c’est l’é­tranger. Voilà, c’est là. La dia­boli­sa­tion de toute la par­tie de notre peu­ple qui est liée à l’Afrique, qui est liée au monde arabe, les musul­mans.

«Il n’y a pas eu de coup d’Etat pour que le fas­cisme ital­ien ou Hitler arrive au pou­voir»

En France, François Hol­lande a été élu prési­dent con­tre Nico­las Sarkozy, qui avait don­né la main à l’ex­trême droite, bran­dis­sant déjà la préférence nationale. François Hol­lande a fait l’in­verse de sa promesse. Il a lui-même, en pani­quant sous l’ef­fet des atten­tats de 2015, joué avec la déchéance de nation­al­ité et don­né la main à un Pre­mier min­istre qui dévalait la pente du côté de l’ex­trême droite, Manuel Valls.

© Nico­las Serve / Vert

Là-dessus est arrivé mon­sieur Macron, avec une promesse de rec­ti­fi­er le tir, d’a­pais­er. Et il a fait à nou­veau tout l’in­verse, jusqu’à lui-même faire des inter­views à Valeurs actuelles et jusqu’à franchir la ligne de la préférence nationale.

Comme en Ital­ie dans les années 1920 ou en Alle­magne au début des années 1930, on l’ou­blie, mais il n’y a pas eu de coup d’É­tat pour que le fas­cisme ital­ien arrive au pou­voir. Il n’y a pas eu de coup d’É­tat pour que Hitler arrive au pou­voir. Il y a eu l’ef­fort des forces poli­tiques qui, soit se sont divisées, entre-déchirées pour ce qui est de la gauche, soit ont pen­sé qu’ils allaient pou­voir utilis­er ces forces destruc­tri­ces de tout idéal démoc­ra­tique au ser­vice de leur intérêt.

Est-ce que tu penses qu’on est dans un moment qui ressemble aux années 1930 ?

L’his­toire ne se répète pas… Bien sûr qu’il y a des simil­i­tudes, des réso­nances, mais je pense qu’on est dans notre moment. Pen­sons ce moment, cette cat­a­stro­phe spé­ci­fique.

On est dans un monde autrement inter­dépen­dant que celui des années 30. La répéti­tion générale de ce qui nous arrive aujour­d’hui, elle s’est jouée en Syrie. C’est là que Pou­tine sort de son aire géo­graphique, géopoli­tique et donne la main à l’un des pires régimes de la planète. Là-dessus, une bonne par­tie de l’Eu­rope se bar­ri­cade face aux pop­u­la­tions qui frap­pent à sa porte, alors qu’il y a des révo­lu­tions démoc­ra­tiques arabes.

Dans ce même moment, nous lais­sons pen­dant, depuis 1948 et surtout depuis 1967, une injus­tice com­mise à l’é­gard du peu­ple pales­tinien, au nom de notre pro­pre faute qui légitime en effet l’ex­is­tence de l’É­tat d’Is­raël, d’une part parce qu’il y avait un foy­er juif en Pales­tine et avec un mou­ve­ment nation­al juif — le sion­isme -, mais aus­si parce qu’on s’est dit qu’il était légitime que les Juifs du monde puis­sent avoir un lieu où ils soient en sécu­rité.

La sit­u­a­tion d’in­jus­tice faite au peu­ple pales­tinien ne peut pas con­duire à la sécu­rité d’Is­raël, tant qu’il n’y a pas autour d’Is­raël un État pales­tinien nor­mal. Et on crée du ressen­ti­ment.

Dans les années 30, il y avait eu les cat­a­stro­phes de la Pre­mière Guerre mon­di­ale, qui était un affron­te­ment d’im­péri­al­ismes et de nation­al­ismes. Après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, il y a la con­science du crime con­tre l’humanité, le géno­cide et la destruc­tion des Juifs d’Eu­rope. Que l’humanité peut se détru­ire elle-même. Jusqu’à la prise de con­science de la bombe atom­ique, d’une arme qui peut détru­ire le vivant.

«Nous sommes dans un moment peut-être plus grave que les années 30, parce que nous savons»

Là-dessus, qu’est-ce qui se passe ? Il se passe un sur­saut qui est celui du droit inter­na­tion­al. La créa­tion des Nations unies, la créa­tion de la Cour inter­na­tionale de jus­tice, la Charte des Nations unies, la Déc­la­ra­tion uni­verselle des droits de l’homme.

C’est ça le socle nou­veau que nous avons. Et, aujour­d’hui, c’est cela qui est en péril. Pou­tine et Netanya­hou ont le même but de guerre : la fin du droit inter­na­tion­al, une logique de force, une logique de puis­sance.

Nous sommes dans un moment peut-être plus grave que les années 30, parce que nous savons. Ceux des années 30 pou­vaient avoir l’al­i­bi de ne pas croire à l’avène­ment du nazisme. Aujour­d’hui, on sait. Et on en a vu quelques répéti­tions.

En 2027, faudra-t-il voter Gérald Darmanin pour faire barrage à Marine Le Pen ?

Non, je ne pense pas… La ques­tion du bar­rage est prob­lé­ma­tique, main­tenant. J’ai claire­ment, à deux repris­es, appelé à vot­er Macron au sec­ond tour de la prési­den­tielle. Et là, on est devant une vraie inter­ro­ga­tion. C’est ce pou­voir-là qui lui a don­né autant de par­lemen­taires, y com­pris très con­crète­ment aux lég­isla­tives, en refu­sant le front répub­li­cain avec les can­di­dats de gauche, en l’oc­cur­rence de la Nupes. Ils jouent avec le feu.

Je ne sais pas ce que je ferai en 2027. À l’heure qu’il est, je pense qu’il faut con­stru­ire une alter­na­tive. Et de ce point de vue, il y a pour moi un vrai prob­lème qui est posé aux gauch­es français­es, qui est leur divi­sion, leur cul­ture de chapelle élec­torale — ça se voit aux européennes au moment où l’on par­le. Elles ne con­stru­isent pas une digue qui donne con­fi­ance.

Aujour­d’hui, l’union est bien mal en peine, alors qu’elle est bien plus présente dans la société, dans les organ­i­sa­tions syn­di­cales, dans les asso­ci­a­tions, dans les ONG, dans les mou­ve­ments soci­aux, dans les mou­ve­ments de jeunesse, dans les sur­gisse­ments de la société.

À Vert, il y a un slogan qu’on aime tellement qu’on l’a mis sur un poster : «il est trop tard pour être pessimiste», qu’en penses-tu ?

C’est très bien vu. Je pour­rais t’en ajouter un, d’un auteur que j’aime bien, Vic­tor Serge, un lib­er­taire qui a accom­pa­g­né les oppo­si­tions de gauche au stal­in­isme et les espérances révo­lu­tion­naires face à la cat­a­stro­phe de la Pre­mière Guerre mon­di­ale. Il dis­ait : «de défaite en défaite, jusqu’à la vic­toire finale». Ça me va bien.

Fin 2023, tu as publié «Se tenir droit», qui compile 12 portraits de figures qui t’ont accompagné pendant plusieurs décennies, dont Charles Péguy, Émile Zola, Léon Trotsky, ou Rosa Luxemburg. Dans ce livre, tu plaides pour une politique sensible. De quoi s’agit-il ?

En tant qu’espèce, on a un très gros cerveau qui nous per­met d’in­ven­ter des choses for­mi­da­bles, mais aus­si des choses ter­ri­bles. Notre espèce peut être géniale et totale­ment folle. C’est la con­science de ça.

Une poli­tique sen­si­ble, c’est une poli­tique de l’at­ten­tion, de la pré­cau­tion. Je cite sou­vent cette phrase du roman posthume d’Albert Camus, Le pre­mier homme, qui dit qu’«un homme, ça s’empêche».

© Nico­las Serve / Vert

Cette phrase est intéres­sante sur le car­ac­tère, au fond, tox­ique de notre monde aujour­d’hui. L’his­toire des abus de pou­voir sur les corps, ce sont des rela­tions tox­iques entre indi­vidus ; l’abus de pou­voir sur des sociétés peut don­ner des pou­voirs poli­tiques tox­iques ; et, évidem­ment, le monde économique de pré­da­tion et d’ac­cu­mu­la­tion est tox­ique pour le vivant et destruc­teur. Cette phrase, ça veut dire que vivre, con­stru­ire, avancer ensem­ble, c’est faire atten­tion à l’autre, donc c’est s’empêcher.

Tu n’es pas impressionné par les winners qui ne dorment que quatre heures par nuit ?

Non, je trou­ve ça très dan­gereux. Le som­meil est, au con­traire, une garantie de vital­ité.

Pourquoi cette chemise bleue, que tu ne quittes jamais ?

C’est venu avec Medi­a­part. J’ai dû jouer les bat­teurs d’estrade, et j’ai même accep­té d’aller dans des lieux de perdi­tion télévi­suelle. Au bout d’un moment, je me suis bâti mon uni­forme, quoi. Le noir et un bleu un peu fort, comme ça.

Ce bleu qui rappelle la droite, est-ce que c’est pour sortir de l’assignation au rouge ?

Il est de droite, ce bleu ? Ah, ils essaient de récupér­er ma couleur ? C’est scan­daleux ! En vérité, je me suis fait mon uni­forme. Très jeune, je me suis fait pouss­er la mous­tache. Je me suis con­stru­it une sorte de per­son­nage. Mais je ne ran­donne pas en chemise bleue, je ne cours pas en chemise bleue… il y a plein de choses que je ne fais pas en chemise bleue (rires) !

On parle plus volontiers des réussites, mais quel est le plus bel échec de ta carrière ? Celui qui t’a fait le plus grandir ?

Il m’est arrivé de faire quelques sor­ties de route — plus que des échecs -, comme quelqu’un qui con­duit trop en n’ayant pas assez dor­mi. Je l’ai dit à pro­pos d’un grand reportage que j’avais fait pour Le Monde, où j’ai racon­té un voy­age, avec un doc­u­ment qui s’est révélé faux sur un soi-dis­ant scan­dale à Pana­ma [Edwy Plenel avait avancé que le régime du général Nor­ie­ga aurait financé le Par­ti social­iste, ce qu’avait finale­ment démen­ti le Monde, NDLR]… Le bon mot, c’est «défaite».

J’ai été vain­cu au Monde [dont il fut directeur de la rédac­tion de 1996 à 2004, NDLR], où j’ai passé 25 ans. Le hasard, non pas de l’am­bi­tion, mais d’une bataille pour l’indépen­dance du Monde — j’é­tais vice-prési­dent de sa société des rédac­teurs -, m’a amené à me retrou­ver en respon­s­abil­ité, à ini­ti­er une nou­velle for­mule et à faire toute une dynamique qui a très bien marché à par­tir de 1995. Et donc, à me retrou­ver à la tête de la rédac­tion de cette grande machiner­ie, qui était un jour­nal insti­tu­tion­nel, avec beau­coup d’ap­pétit, beau­coup de pou­voirs tout autour de cette insti­tu­tion.

© Nico­las Serve / Vert

Et, au bout du compte, un atten­tat ter­ror­iste, qui est ce livre, La face cachée du monde [une enquête des jour­nal­istes Pierre Péan et Philippe Cohen parue en 2003, NDLR]. Tout ça a explosé en vol et m’a obligé à repren­dre ma lib­erté.

On en revient à cette vieille for­mule : «ce qui ne me tue pas me rend plus fort». Tu trébuch­es, tu peux te tromper, tu peux te four­voy­er… Tu as per­du, mais tu apprends. Sans l’avoir voulu — je n’avais pas de revanche à pren­dre — ce sont ces 25 ans d’his­toire, avec leur joie et leur tristesse au Monde qui m’ont per­mis, au fond, avec les autres cofon­da­teurs, de réus­sir Medi­a­part, dont j’aime dire que c’est l’ac­com­plisse­ment de ma vie. Parce que j’y ai investi et partagé, et puis ça a gran­di indépen­dam­ment de moi.