Delphine Deryng est chercheuse invitée à l’Université de Humboldt, à Berlin. Experte des impacts du changement climatique et de l’adaptation des systèmes alimentaires, elle est l’une des autrices du deuxième volet du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Auprès de Vert, elle décrypte les impacts de la crise climatique sur l’agriculture et les solutions d’adaptation mises en avant dans cet incontournable opus scientifique.
Quelles sont les principales conclusions du rapport concernant les impacts du climat sur l’agriculture ?
Nous avons aujourd’hui des preuves que les effets du changement climatique sur les productions agricoles, forestières et aquatiques se font déjà sentir. Depuis les années 60, la production agricole a connu une forte croissance. Mais nous savons désormais que cette croissance a été ralentie, jusqu’à 34 % pour le continent africain, en raison des bouleversements du climat.
L’augmentation des températures, les vagues de chaleur conséquentes, les périodes de sécheresse prolongée et les précipitations intenses qui créent des « flash floods » – des inondations soudaines engendrées par des pluies torrentielles – impactent le secteur agricole dans son ensemble. Comme les saisons changent, il y a un décalage des températures au printemps dans les régions tempérées. On assiste aussi au développement de nuisances comme les insectes qui détruisent les récoltes. Dans les régions côtières, l’augmentation du niveau de la mer entraîne la perte de terres, inondées ou rendues vulnérables. Dans les mers, les poissons migrent vers des régions plus froides.
L’augmentation du dioxyde de carbone [CO2] dans l’atmosphère a aussi des effets sur la qualité nutritive des plantes. Les graines sont composées de carbone et d’azote. Le CO2 stimule la photosynthèse des plantes, qui créent plus de biomasse [grandissent plus vite, NDLR]. Or, la stimulation de carbone par le CO2, si elle n’est pas compensée par l’azote dans les sols, crée un déséquilibre. Elle dilue la teneur en nutriments (zinc, fer, etc.) et en protéines des graines. Donc les produits sont de moins bonne qualité d’un point de vue nutritif.
« Le rapport démontre le lien entre tous les impacts et la manière dont ils créent un terreau favorable à l’insécurité alimentaire. »
Le rapport montre aussi les nombreux effets indirects sur les abeilles et la pollinisation, qui est un processus essentiel de l’agriculture. Surtout, il démontre le lien entre tous ces impacts et la manière dont ils créent un terreau favorable à l’insécurité alimentaire. La baisse des productions impacte les prix des aliments et le pouvoir d’achat des ménages, dont l’accès aux produits de base n’est plus garanti. Par ailleurs, là où la mécanisation est moins développée, l’effet de l’augmentation des températures peut réduire la productivité de la main d’œuvre dans les champs.
Enfin, l’augmentation de la concentration en CO2 des mers entraîne une acidification des océans qui réduisent l’aspect nutritionnel des produits de la mer. Par rapport au bétail, les augmentations de température créent un stress pour les animaux et un risque de mortalité supplémentaire pour le bétail.
Quelles sont les conséquences en Europe ?
En Europe, les extrêmes de températures peuvent réduire la productivité quand ceux-ci surgissent à la période de floraison. Cela peut bloquer certains processus biologiques : la graine de la plante ne va parfois pas se développer. Ces dernières années, des vagues de chaleur ont aussi réduit la production. Mais en Europe, on a une capacité plus forte de résilience, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il n’y aura pas de risques dans le futur.
Quelles sont les zones les plus vulnérables et comment cela se manifeste-t-il ?
Les effets négatifs sont assez généralisés en Afrique. Les pays d’Afrique de l’Ouest sont particulièrement vulnérables pour la production de sorgho et de mil. Et si les températures moyennes dépassent 2°C, la production de maïs pourrait également être réduite de 40%. En Afrique du Nord, la production d’oliviers est très impactée, tout comme celle du café en Afrique de l’Est. Il y a aussi des conséquences visibles en Amérique centrale, en Amérique latine et en Asie, sur les rizières.
Le problème est que le PIB [produit intérieur brut, NDLR] de ces pays provient essentiellement de l’agriculture, donc les impacts sur l’agriculture affectent directement l’économie du pays. Il y a moins de mécanisation et les agriculteurs sont plus vulnérables aux aléas climatiques – températures et précipitations.
Le rapport alerte au sujet des « maladaptations », c’est-à-dire des mauvaises solutions d’adaptation à la crise climatique. Y a-t-il des exemples dans le domaine agricole ?
L’agriculture est très vulnérable au changement climatique et contribue aux émissions de gaz à effet de serre. Donc les pratiques qui accentuent les émissions constituent de mauvaises solutions. L’utilisation intensive d’engrais, par exemple, produit des dioxydes d’azote [qui sont de puissants gaz à effet de serre, NDLR].
Ensuite, l’irrigation peut être une mesure adaptative. Mais si les ressources en eau sont limitées, cela peut créer des tensions avec d’autres secteurs. En Inde, les systèmes sont très développés, mais les nappes phréatiques sont exploitées à un niveau tel qu’il y a un grand risque que le pays vienne complètement à bout de ses ressources en eau. C’est aussi un risque majeur dans les pays méditerranéens, en Espagne particulièrement. L’irrigation est donc une mesure d’adaptation à court terme pour contrebalancer les sécheresses, mais elle dépend des contextes et ne constitue, bien souvent, pas une solution de long terme.
« Quand on décide de préserver les écosystèmes de forêts, on ne prend pas forcément en compte la voix des peuples autochtones. »
Par ailleurs, certaines mesures ne prennent pas en compte les intérêts des populations. Il peut y avoir un rapport de force entre ceux qui ont un pouvoir économique et décisionnel dans les communautés et les populations les plus vulnérables qui peuvent être marginalisées. Quand on décide de préserver les écosystèmes de forêts, on ne prend pas forcément en compte la voix des peuples autochtones. C’est la même chose pour les petits producteurs : si de nouvelles techniques ou semences plus résistantes apparaissent, mais qu’elles sont trop chères, cela exclut les paysans les plus vulnérables. Il faut des politiques qui les rendent accessibles à tous.
Comment notre agriculture peut-elle être s’adapter aux effets du bouleversement climatique ?
Nous avons identifié 14 bonnes pratiques pour le secteur alimentaire en matière d’irrigation, de cultures d’espèces adaptées aux augmentations de température, etc. Certaines mesures sont facilement mises en place : elles sont nommées « adaptations autonomes », car elles ne nécessitent aucune dépense particulière. C’est le cas par exemple du décalage des dates de semences.
Les meilleures mesures d’adaptation sont celles qui réduisent les risques de chocs en intégrant un maximum de diversité, que ce soit à l’échelle des cultures (polycultures) ou dans les revenus même des paysans, dont une partie peut provenir de domaines autres qu’agricole.
« La transition peut représenter une perte économique immédiate mais, à long terme, elle renforce les écosystèmes, préserve la biodiversité, contribue à la qualité des eaux et au renforcement de la qualité des sols. »
Les solutions les plus intéressantes sont celles basées sur l’agroécologie qui utilise les bénéfices que peut apporter la nature à la production agricole. Par exemple, la conservation et l’ajout d’arbres, la combinaison de cultures avec des légumes qui renforcent la teneur en azote des sols et les fertilisent. Les pratiques basées sur l’agroforesterie utilisent les arbres. Au niveau du paysage, elles créent un écosystème moins chaud et plus humide qui minimise les risques de sécheresse et de vagues de chaleur, avec des bénéfices durables. D’un point de vue économique, les effets positifs ne sont pas immédiats donc il faut accompagner et subventionner les producteurs. La transition peut représenter une perte économique immédiate, mais à long terme, elle renforce les écosystèmes, préserve la biodiversité, contribue à la qualité des eaux et au renforcement de la qualité des sols.
Le rapport a également mis en avant des mesures d’adaptation liées au système économique et institutionnel : des assurances pour minimiser les coûts pour les producteurs et le déploiement de services d’information en temps réel par SMS ou par radio sur les risques de sécheresse, d’insectes, d’épidémies, pour aider les producteurs à mieux se préparer. Par exemple, planifier un système d’irrigation en cas de sécheresse.
Nous avons voulu montrer les défis que posent l’atténuation des émissions des systèmes couplée au maintien de la production nécessaire pour nourrir la planète et à la prise en compte la qualité de cette production. Nous avons mis en évidence qu’il faut faire transitionner les systèmes parce qu’actuellement ils détruisent la biodiversité et ont un impact sur la pollinisation qui est clé pour l’agriculture. Il faut aussi avoir conscience que cette transition doit s’accompagner d’une réduction de la demande en aliments et en sources de protéines animales. Produire de la viande demande beaucoup plus de ressources en eau et en terres, car les bêtes doivent être nourries, alors que cette nourriture pourrait être ingérée directement par nous, humains. Les régimes alimentaires constituent une partie du rapport du groupe 3 qui sortira début avril.
À lire aussi
-
En quoi consiste l’adaptation au changement climatique ?
L’adaptation à la crise climatique est au cœur du deuxième volume du dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), paru ce lundi. De quoi parle-t-on ? -
La France n’anticipe pas assez les risques climatiques
Le second volet du sixième rapport du Giec l’indique clairement : il est moins coûteux de mener des politiques d’adaptation aux risques climatiques que de ne rien faire. Mais que fait la France pour être à la hauteur des enjeux ?