Reportage

Aux États-Unis, le site nucléaire de la catastrophe de Three Mile Island redémarre pour alimenter l’intelligence artificielle de Microsoft

PennsylvanIA. Donald Trump a annoncé un immense plan d’investissements dans des data centers dédiés à l’intelligence artificielle. Des infrastructures gourmandes en électricité que les géants du numérique comptent alimenter grâce au nucléaire. À Three Mile Island, site nucléaire sinistré depuis un grave accident en 1979, les habitant·es sont revolté·es.
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Face à la centrale nucléaire de Three Mile Island (TMI), en Pennsylvanie (États-Unis), se sont dressés pendant des années d’élégants cerisiers de Yoshino. Un cadeau du Japon, dont les ingénieur·es ont porté assistance aux Américain·es à la suite de l’accident nucléaire du 28 mars 1979. Le pire de l’histoire des États-Unis, trente ans avant Fukushima. Ce jour-là, à 3h56 du matin, un incident d’exploitation a entraîné un manque de refroidissement par le circuit d’eau des générateurs de vapeur, et la fusion partielle du cœur du réacteur numéro 2. Des radiations non contrôlées ont été rejetées hors de l’enceinte de confinement, dans les villes avoisinantes. Avec des conséquences encore mal évaluées aujourd’hui.

En ce mois de janvier 2025, les cerisiers ont disparu. Ils ont été retirés, de même qu’une plaque commémorative qui se trouvait là. «Il faut parfois revenir sur le passé pour sauver l’avenir», aime à dire Eric Epstein, habitant de la ville voisine de Harrisburg, engagé depuis près de 45 ans pour faire la lumière sur les conséquences de l’accident nucléaire, avec son association TMI Alert. Après des années de fonctionnement partiel – l’une des cuves a été détruite lors de l’accident -, le site de Three Mile Island avait été définitivement fermé en 2019, faute de rentabilité économique.

Dans le Capitole de l’État de Pennsylvanie, Eric Epstein regarde les panneaux d’une exposition sur l’incident nucléaire de Three Mile Islands. Avec une couverture médiatique très importante, l’évènement s’est même introduit dans la culture populaire. Dernier exemple en date, «Meltdown», une série documentaire Netflix. © Regard Brut/Vert

Mais, en septembre 2024, une annonce a pris de court Eric et les habitant·es du comté du Dauphin : le géant Microsoft a signé un contrat avec l’entreprise américaine Constellation pour redémarrer le réacteur numéro 1 de TMI. Un contrat exclusif d’une durée de 20 ans. «Tout cela ne finira donc jamais. C’est un accident sans fin», s’attriste Eric Epstein, debout sur la rive enneigée du fleuve Susquehanna, au milieu duquel la centrale occupe tout un îlot. L’association TMI Alert a initié un recours en justice contre cette reprise, toujours en cours.

2025, année d’investissements majeurs dans les data centers

Sollicitée par Vert, la compagnie Constellation promet que le Crane clean energy center – le nom du futur réacteur rénové – «répondra aux normes élevées en matière de santé, de sécurité et de gestion de l’environnement exigées par la NRC [la commission de réglementation nucléaire des États-Unis, NDLR], y compris la gestion sûre du combustible usé sur le site.»

L’énergie produite alimentera les centres de données informatiques (ou data centers) de Microsoft et de ses partenaires. «Ce mariage entre Microsoft et une centrale nucléaire zombie profitera aux installations gérées par la société Amazon à Chicago, en Virginie et dans l’Ohio», explique Eric Epstein. En 2025, le groupe Microsoft prévoit d’investir 80 milliards de dollars (77 milliards d’euros) supplémentaires dans ses infrastructures dédiées à l’intelligence artificielle. «Les data centers supplémentaires que nous allons construire devraient représenter une charge supplémentaire de 10% en besoin d’électricité»a expliqué Bill Gates, le président-directeur général de Microsoft, en juin 2024.

Cette dynamique dépasse ce seul géant du numérique. Au lendemain de son investiture, le 21 janvier, Donald Trump a annoncé le lancement du plan Stargate : 500 milliards de dollars (482 milliards d’euros) investis conjointement par les entreprises OpenAI, SoftBank et Oracle pour construire sur le sol américain des centres de données dédiés à leur outils d’IA.

Le président Trump a promis un appui politique, notamment pour accélérer la production électrique nécessaire à ces nouveaux centres. Dans un rapport paru fin 2024, le cabinet Deloitte estime qu’au vu de leur expansion actuelle, les data centers dédiés à l’IA vont tripler leur consommation électrique d’ici 2030. Et la multiplier par dix d’ici 2050. Un scénario qui ravit les investisseurs. Pas Eric Epstein, qui désespère : «pourquoi ne pas utiliser ces ressources financières pour nettoyer les dégâts faits il y a 43 ans ?»

Déchets radioactifs

L’accord entre Constellation et Microsoft repose en grande partie sur des fonds publics. Constellation en a d’abord bénéficié pour le nettoyage de la centrale, encore loin d’être achevé. Pour la gestion de ses déchets radioactifs, aussi. «80 000 tonnes de déchets hautement radioactifs sont dispersés sur 72 sites, parmi lesquels cinq sites sont en Pennsylvanie», décrit Eric Epstein. Dont une grande partie sur l’îlot de TMI : «le ministère de l’énergie verse à Constellation des millions de dollars chaque année pour qu’elle y conserve ici ces déchets», souligne Eric Epstein. Interrogée sur son plan de stockage des déchets présents et futurs, Constellation renvoie la balle au ministère de l’énergie.

En outre, Constellation a fixé un prix de vente à Microsoft de «125 dollars le mégawatt», selon Eric Epstein, quand des analystes boursiers évoquent un deal à 115 dollars le mégawatt. Malgré notre demande, Constellation ne nous a pas répondu sur le prix de vente exact. L’entreprise précise seulement : «le Crane clean energy center apportera au réseau 835 mégawatts d’énergie sans émission de gaz à effet de serre, grâce à un accord d’achat d’électricité avec Microsoft, qui utilisera l’énergie de la centrale rénovée pour alimenter ses centres de données». Cette fourchette entre 115 et 125 dollars reste, quoi qu’il en soit, très au-dessus du prix de gros de l’électricité américaine début 2025, autour de 40 dollars le mégawatt«Ce coût artificiellement gonflé est compensé par 200 à 300 millions de dollars de subventions publiques annuelles reçues par Microsoft», dénonce Eric Epstein.

«Tout le monde courait dans les rues»

Sur place, l’annonce de la relance du nucléaire ravive la mémoire de l’accident de 1979. «Cette réouverture est inimaginable pour moi, tellement déprimante», dit Paula Kinney, ancienne assistante médicale devenue activiste anti-nucléaire. Dans les années 1970, Paula a élevé ses trois enfants à Middletown, commune située juste en face de l’îlot de TMI. Elle se souvient : «Depuis la fenêtre de ma cuisine, je voyais les tours. À l’époque, cela ne signifiait rien pour moi. Je savais juste que c’était un lieu qui produisait de l’énergie».

En 1979, Paula Kinney a dû évacuer sa maison pour quelques jours à la suite de l’accident. © Regard Brut/Vert

Le mercredi 28 mars 1979, au petit matin, l’incident d’exploitation survient dans le réacteur numéro deux et les alarmes déclenchées par la diffusion de radiations se succèdent à la centrale. «Je recevais des appels de mon beau-frère et d’une ancienne voisine. Tous me disaient : partez, quittez la ville !», se rappelle Paula. Mais, sur place, les autorités locales «nous disaient que tout allait bien, que les médias exagéraient. Et je les croyais. Alors, je rassurais mes proches.»

48 heures plus tard, le gouverneur de Pensylvannie d’alors, le Républicain Richard Lewis Thornburgh, ordonne finalement l’évacuation dans un rayon de cinq kilomètres. Les femmes et les enfants en priorité. «Tout le monde courait dans les rues. C’était chaotique et confus. Les consignes étaient contradictoires. On nous disait : si vous vivez dans une maison en brique, ouvrez vos fenêtres. Puis, l’instant d’après : fermez vos fenêtres», raconte Paula. À la hâte, elle embarque dans sa voiture son mari, ses enfants et son chien : «J’essayais de ne montrer aucun signe de panique. Mais c’était traumatisant pour les enfants. Je leur ai dit qu’on allait seulement passer quelques jours chez Papi et Mamie.»

«David contre Goliath»

Après plusieurs jours, une fois le feu vert des autorités reçu, Paula et sa famille rentrent à la maison. La mère de famille commence à s’informer en se rendant dans des réunions publiques. Depuis l’opération d’évacuation, les habitant·es veulent savoir si l’environnement est vraiment sain, le site sécurisé et leur santé protégée. Paula se rend compte que «les gens posaient les mêmes questions, mais obtenaient à chaque fois une réponse différente des autorités. Cela m’a fait l’effet d’un coup de tonnerre. J’ai réalisé que les gens qui dirigeaient la centrale et la NRC, censés nous protéger, nous mentaient… Ou bien ne savaient pas ce qu’ils faisaient».

Autour d’elle, pourtant, les interrogations des riverain·es quant aux conséquences sur leur santé se multiplient. «Nous avions, dans notre rue, beaucoup de cancers», assure Paula, dont le mari souffre d’une inflammation chronique de la thyroïde. La désormais retraitée, qui a depuis déménagé à contrecœur pour préserver sa famille, rapporte que «l’endocrinologue a dit à mon mari qu’après l’accident, les cancers de la thyroïde et les problèmes thyroïdiens avaient plus que quadruplé.»

45 ans plus tard, l’opacité demeure sur les véritables conséquences sanitaires et environnementales de l’accident. Des études sont encore en cours, notamment à l’université d’État de Pennsylvanie, qui a déjà établi en 2017 une corrélation entre les cancers de la thyroïde et les radiations subies par les riverain·es de la centrale. Obtenir des réponses claires face à l’industrie nucléaire, «c’est David contre Goliath», résume Paula.

«La majorité des gens d’ici s’en fiche»

Aujourd’hui, rares sont les habitant·es à prendre le relais de cette mobilisation citoyenne. Dans sa maison située à Goldsboro, commune voisine de la centrale, Evan, 44 ans, à la tête d’un commerce dans le coin, salue la nouvelle de la relance. «Cela amènera quelques emplois dans la région», espère-t-il. Cet ancien diplômé d’histoire, fils de riverain·es de l’accident, l’assure : «la majorité des gens de Goldsboro s’en fiche».

Evan n’est pas un partisan de Donald Trump. Les déclarations du président à l’aube de son second mandat «l’effraient». Mais il en a la conviction : l’énergie nucléaire est «la clé», avec l’énergie solaire, «pour résoudre la crise climatique».

La maison d’Evan, 44 ans, est à moins de deux kilomètres de Three Mile Island, sur la rive ouest de la rivière Susquehanna. © Regard Brut/Vert

«Construire une autre centrale à charbon, au gaz naturel ou une raffinerie de pétrole en aval de notre rivière, cela aurait été beaucoup plus effrayant que de rouvrir Three Mile Island ! Les chances qu’un accident se reproduise ici sont très faibles», insiste-t-il. «Si nous, Américains, l’un des plus grands pollueurs au monde, croyions au nucléaire autant qu’au charbon, nous pourrions changer le monde de façon spectaculaire. Même si cela reste difficile, parce que le nucléaire fait peur.»

«Comment peut-on faire comme si de rien n’était ?»

Le soutien à l’industrie nucléaire va au-delà de la division entre Républicains et Démocrates. La relance de TMI est soutenue par l’actuel gouverneur démocrate de Pennsylvanie, Josh Shapiro. «Mon administration est enthousiaste vis-à-vis du potentiel de ce projet, et la Pennsylvanie se réjouit de pouvoir réintégrer cette solide infrastructure dans son parc de production d’énergie», écrit-il dans un courrier transmis le 20 septembre 2024 à PJM, le plus grand gestionnaire privé du réseau électrique des États-Unis, présent dans 13 États.

Aujourd’hui, «on ne se bat plus seulement contre TMI : on se bat contre Microsoft. Et vous avez le président des États-Unis, le gouverneur de Pennsylvanie, le corps législatif et des syndicats qui s’alignent contre nous. Avec beaucoup d’argent», décrit Eric Epstein. «Mais on va continuer de se battre. Parce qu’en se battant, on créé un débat public.»

Bien qu’elle soit fatiguée de lutter, de par son grand âge, Paula conserve le mantra qui l’a guidée pendant plus de 45 ans : «Comment abandonner, quand on sait ce qui se passe ? Comment peut-on faire comme si de rien n’était ?»

Quatre femmes contre l’industrie nucléaire

Après l’accident, révoltée par le manque d’informations claires délivrées par les autorités, Paula s’est liée d’amitié avec trois autres femmes qui partagent le même ressenti : Joyce Corradi, Linda Braasch et Beth Drazba. Toutes fréquentent la même église ; leurs enfants jouent au foot et au baseball ensemble. «Nous ne pouvions plus nous contenter d’être d’heureuses ménagères qui préparent des biscuits, dit Paula. Nous nous devions de faire quelque chose. Ces gens faisaient passer leurs profits avant nos vies, nos enfants, nos familles, nos voisins !» Les quatre femmes ont baptisé leur groupe Concerned women and mothers (Femmes et mères inquiètes). Au fil des années, toutes les quatre sont intervenues dans des meetings pour exiger une meilleure information des habitant·es aux abords de Three Miles Island ; remettre en cause la méthodologie des études qui minimisent les impacts sur la santé de l’accident ; et engager une série de procédures judiciaires. Leur objectif, toujours d’actualité : obtenir des diagnostics fiables et plus poussés sur les retombées sanitaires. Un film documentaire sorti en 2023, Radioactive : The Women of Three Mile Island, retrace leur combat.

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